– Passez outre, messieurs, leur cria Crowley, et courez sus pour délivrer M. de Peyrac. Je garde le passage et vous éviterai d'être pris à revers.
Le groupe passa en trombe. Angélique remonta à cheval et se joignit à eux. Un peu plus loin ils furent encore arrêtés mais les Indiens sous l'élan furieux des Blancs se dispersèrent. Ceux qui s'élancèrent, le tomahawk levé, furent arrêtés, la face trouée, sous les coups de pistolets à bout portant.
Le groupe progressa encore. Avec soulagement, Angélique vit qu'il parvenait à l'emplacement où son mari continuait à se défendre. À leur tour, ils durent mettre pied à terre et s'abriter. Mais leur présence gênait fort les assaillants. Pris entre le feu du comte de Peyrac sur la hauteur, celui des Protestants et des coureurs de bois, et celui de Crowley, ils commencèrent, malgré leur nombre, à donner des signes d'inquiétude.
– Je t'ouvre le chemin, dit Manigault à Le Gall et tu fonces jusqu'à Gouldsboro donner l'alarme et ramener du renfort.
Le marin sauta sur son cheval et profitant d'un moment où le sentier était dégagé par un feu nourri, il s'élança ventre à terre. Une flèche siffla à ses oreilles, lui enlevant son bonnet.
– Passé, dit Manigault. Ils ne peuvent le pour suivre. Maintenant il ne s'agit plus que de patienter jusqu'à ce que M. D'Urville et ses hommes arrivent.
Les Cayugas commençaient à comprendre ce qui les menaçait. Armés seulement de flèches et de tomahawks, ils ne pouvaient affronter les armes à feu de tous les Blancs réunis. Leur guet-apens n'avait pas réussi. Il leur fallait battre en retraite. Ils commencèrent à se retirer en rampant vers la forêt afin de se rassembler près du ruisseau. De là ils rejoindraient la rivière où les attendaient leurs canoës. L'approche des renforts venus de Gouldsboro transforma leur retraite en débandade. Ils se heurtèrent alors aux indigènes du village qu'Angélique avait alertés et qui les criblèrent de flèches. Les survivants durent renoncer à atteindre le ruisseau et n'eurent d'autre ressource que de s'égayer droit devant eux à travers la forêt. On ne se préoccupa pas de savoir ce qu'ils deviendraient. Angélique s'était précipitée vers le tertre, sans souci d'enjamber les longs corps cuivrés abattus comme de grands oiseaux au plumage royal. Son mari n'apparaissait pas. Elle le découvrit penché sur le cheval blessé. Il venait de lui donner le coup de grâce.
– Vous êtes vivant ! dit-elle. Oh ! J'ai eu terriblement peur. Vous galopiez à leur rencontre. Tout à coup vous vous êtes arrêté. Pourquoi ?
– Je les ai reconnus à l'odeur. Ils s'enduisent le corps d'une graisse dont le vent m'a porté le relent. Je suis monté sur cette éminence afin de voir si ma retraite n'était pas coupée. C'est alors qu'ils ont abattu mon cheval. Pauvre Soliman ! Mais comment vous trouvez-vous ici, imprudente, et comment êtes-vous au courant de cette escarmouche ?
– J'étais là-bas sur la colline. Je vous ai vu en difficulté et j'ai pu courir jusqu'à Fort-Champlain pour chercher du secours. Ils sont venus.
– Que faisiez-vous sur la colline, demanda-t-il ?
– Je voulais me rendre à Gouldsboro et me suis trompée de sentier.
Joffrey de Peyrac croisa ses bras sur sa poitrine.
– Quand donc, fit-il d'une voix contenue, accepterez-vous de respecter mes ordres et la discipline que j'impose ? J'avais donné l'interdiction de sortir des camps. C'était de la dernière imprudence.
– Ne vous êtes-vous pas vous-même engagé de la même façon ?
– C'est exact et j'ai failli le payer fort cher. Et j'ai perdu un cheval. Pour quelle raison étiez-vous sortie du camp ?
Elle avoua sans fard :
– Je n'en pouvais plus de ne pas vous voir. Je venais au-devant de vous.
Joffrey de Peyrac se détendit. Il eut un petit sourire.
– Moi aussi, dit-il.
Il lui prit le menton et approcha son visage noir de poudre du visage aussi maculé d'Angélique.
– Nous sommes un peu fous tous les deux, murmura-t-il avec douceur. Ne trouvez-vous pas ?
*****
– Êtes-vous blessé, Peyrac ? criait la voix de M. d'Urville.
Le comte escalada les rochers et descendit vers les gens rassemblés.
– Soyez remerciés, messieurs, de votre intervention, dit-il aux Protestants. L'incursion de ces bandits n'aurait pu se réduire qu'à une simple escarmouche, si je n'avais eu la sottise de m'aventurer sans escorte hors du camp. Que ceci nous serve de leçon à tous. Ces incursions des tribus hostiles ne représentent pas un danger grave, si, prévenus à temps nous savons rester groupés et organiser nos défenses. J'espère qu'aucun d'entre vous n'est blessé ?
– Non, mais de justesse, répondit Le Gall en contemplant son bonnet qu'il avait ramassé.
Manigault ne savait pas quelle contenance prendre. Les événements allaient trop vite pour lui.
– Ne nous remerciez donc pas, fit-il avec humeur, tout ce que nous faisons est tellement illogique.
– Croyez-vous, répondit Peyrac en le fixant bien dans les yeux. Je trouve au contraire que tout ce qui vient de se dérouler est dans la logique du Dawn East. Avant-hier vous vouliez ma mort. Hier, je voulais vous pendre. Mais, au soir, je vous ai armés afin que vous puissiez vous défendre et, ce matin, vous m'avez sauvé la vie. Quoi de plus logique ?
Il plongea le poing dans sa bourse de cuir et montra sur sa paume ouverte deux petites boules brillantes.
– Voyez, dit-il, il ne me restait plus que deux balles.
*****
Dans l'après-midi tout le camp Champlain se rendit à une convocation qui leur avait été faite pour accueillir le grand Sachem Massawa à Gouldsboro. Les hommes armés marchaient au flanc de la colonne, escortant les femmes et les enfants. En passant vers le lieu où le matin s'était déroulé le bref combat contre les Cayugas, ils firent halte. Le sang séché était devenu noir. Des oiseaux tournoyaient au-dessus des cadavres abandonnés.
Tableau de mort qui démentait la vie frémissante des arbres remués par une douce brise et le chant de la mer proche.
Ils restèrent silencieux un long moment.
– Telle sera notre vie, dit enfin Berne, répondant à leurs pensées.
Ils n'étaient pas tristes, ni même effrayés. Telle serait leur vie. Le comte de Peyrac les attendait devant le fort. Il vint au-devant d'eux et, comme au jour du débarquement, il les fit se grouper sur la plage. Il paraissait soucieux. Après avoir salué courtoisement les dames, il parut réfléchir, les yeux tournés vers la baie.
– Messieurs, l'incident de ce matin m'a amené à faire réflexion sur votre sort. Les dangers qui vous entourent m'ont paru grands. Je vais vous rembarquer et vous conduire aux Iles d'Amérique.
Manigault sursauta comme piqué par une guêpe.
– Jamais, rugit-il.
– Merci, monsieur, dit le comte en s'inclinant, vous venez de me donner la réponse que j'attendais de vous. Et je dédie une pensée reconnaissante aux braves Cayugas dont l'incursion sur vos terres vous a soudain fait prendre conscience de l'importance que vous y attachiez déjà. Vous restez.
Manigault comprit qu'il était une fois de plus tombé dans le piège tendu et hésita à se fâcher.
– Eh bien ! oui, nous restons grommela-t-il. Croyez-vous que nous allons nous plier à tous vos caprices. Nous restons et ce n'est pas le travail qui manque. La jeune femme du boulanger intervint avec timidité.
– J'ai pensé à une chose, monseigneur. Qu'on me donne une belle farine et qu'on m'aide à construire un four dans la terre ou avec des cailloux et je pourrai brasser du pain tant qu'il en faudra car j'aidais mon homme dans son commerce. Et mes petits aussi savent façonner des brioches et des pains au lait.
– Et moi, s'écria Bertille, je pourrai aider mon père à couler le papier. Il m'a appris ses secrets de fabrication car je suis sa seule héritière.
– Du papier ! Du papier ! s'écria Mercelot comme s'il pleurait, tu es folle, ma pauvre enfant. A-ton besoin de papier dans ce désert ?
– C'est ce qui vous trompe, dit le comte. Après le cheval, le papier est la plus belle conquête de l'homme, qui ne peut vivre sans papier. Il s'ignore s'il ne peut exprimer sa pensée en lui donnant une forme moins périssable que la parole. La feuille de vélin est le reflet où il aime à se contempler, comme la femme dans son miroir... À propos, j'oubliais, mesdames, que je vous avais réservé d'indispensables accessoires sans lesquels vous ne pourriez entreprendre une existence nouvelle... Manuello, Giovanni !...
Les matelots hélés s'approchèrent portant un coffre qu'ils avaient débarqué avec précaution de la chaloupe. Ouvert, il révéla, entre des couches d'herbes sèches protectrices, des miroirs de toutes formes et de toutes tailles.
Joffrey de Peyrac les prit et les offrit aux dames et aux jeunes filles, les saluant l'une après l'autre, comme au premier soir sur le Gouldsboro.
– Le voyage s'achève, mesdames. S'il fut troublé et parfois pénible, je voudrais pourtant que vous n'en gardiez en souvenir que cette bagatelle où vous pourrez contempler vos traits. Ce petit miroir deviendra pour vous un fidèle compagnon, car j'ai omis de vous signaler une des caractéristiques de ce pays. Il rend beau. Je ne sais si ce phénomène est dû à la fraîcheur de ses brouillards, aux effluves magiques et mêlés de la mer et de la forêt, mais les êtres qui l'habitent sont réputés pour la perfection de leurs corps et de leurs visages. Moins que d'autres, vous ne ferez mentir le dicton. Regardez-vous ! Contemplez-vous !
– Je n'ose pas, dit Mme Manigault en tâtant sa coiffe et en essayant de rattraper ses cheveux, il me semble que j'ai une tête à faire peur.
– Mais non, mère. Vous êtes très belle, c'est vrai, s'écrièrent en chœur ses filles, touchées de sa confusion.
– Restons, supplia Bertille, en faisant jouer le miroir à poignée d'argent dans lequel elle venait de s'apercevoir.
Chapitre 4
Le grand sachem Massawa paraissant sur son cheval blanc prit pour une manifestation particulière de bienvenue à son égard le miroitement des glaces que brandissaient des femmes aux visages pâles et à l'accoutrement étrange.
Il en fut hautement satisfait. Il descendit le sentier au pas compté de sa monture, entouré de sa garde de guerriers et des Indiens accourus de toutes parts. De sorte qu'il paraissait s'avancer au milieu d'une gerbe de plumes. Le son rythmé d'un tambour accompagnait cette marche et les bonds souples des danseurs le précédant.
Il mit pied à terre en arrivant au bas de la pente et vint vers le groupe avec une lenteur solennelle et calculée. C'était un vieillard de haute stature au visage de cuivre rouge strié de mille rides. Son crâne rasé, teint en bleu, supportait au sommet un véritable geyser de plumes multicolores et deux longues queues touffues et retombantes d'un pelage rayé gris et noir qui devait appartenir à une espèce locale de chat sauvage.
Son buste nu, ses bras cerclés de bracelets, ses jambes étaient si finement travaillés de tatouages qu'on l'aurait dit revêtu d'une mince résille bleue. Il portait en sautoir, depuis l'épaule jusqu'aux hanches, plusieurs tours de perles grossières, cabochons de verre de toutes couleurs. Il en avait aussi aux bras et aux chevilles avec des plumes. Son pagne sommaire et son grand manteau étaient faits d'un tissu de fibres végétales lustré et simple, mais superbement brodé de noir sur fond blanc. Aux oreilles, il portait de bizarres pendeloques faites de vessies de peaux, gonflées et peintes en rouge. Le comte de Peyrac vint à lui et ils se saluèrent avec des gestes hiératiques du bras et de la main. Après quelques minutes de colloque, le chef reprit sa marche vers les Protestants, mais cette fois il portait précieusement à deux mains un long bâton orné de deux ailes blanches de goéland et qui se terminait par une custode d'or d'où s'échappait un léger filet de fumée. Il s'arrêta devant le pasteur Beaucaire que lui désignait Peyrac.
– Monsieur le pasteur, dit ce dernier, le grand Sachem Massawa vous présente ce que les Indiens nomment le calumet de la paix. Ce n'est qu'une longue pipe bourrée de tabac. Vous devez en tirer quelques bouffées en sa compagnie car goûter à la même pipe est un signe d'amitié.
– C'est que je n'ai jamais fumé, dit le vieil homme avec appréhension.
– Essayez cependant ! Refuser serait considéré comme une déclaration d'hostilité.
Le pasteur porta le calumet à ses lèvres et fit de son mieux pour dissimuler son haut-le-cœur. Le grand Sachem, après avoir soufflé à son tour de longues volutes, la remit à un adolescent élancé, aux grands yeux noirs, qui le suivait partout et il alla s'asseoir auprès du comte sur des tapis que l'on avait amoncelés à l'abri d'un chêne séculaire dont les énormes racines s'allongeaient comme des tentacules, jusqu'à la mer ou presque. Sur une indication que leur communiqua Nicolas Perrot, le pasteur et Manigault durent à leur tour prendre place à la gauche du sachem.
"Angélique et son amour Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et son amour Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et son amour Part 2" друзьям в соцсетях.