Sur la dunette, Le Gall, qui – se glissant à l'abri du brouillard de l'aube – avait frappé Jason, s'était emparé du porte-voix de ce dernier. C'était au navigateur-pilote que Manigault avait confié le commandement de la manœuvre, le Breton étant le plus qualifié dans le métier de la mer.
Bréage tenait la barre. Dans l'ensemble, ces Rochelais, ayant tous plus ou moins navigué, n'étaient pas dépaysés dans leurs nouvelles tâches, et malgré l'importance d'un navire comme le Gouldsboro, avec l'aide des vingt matelots qui s'étaient ralliés à eux, ils devaient pouvoir parvenir à le maîtriser et à le conduire, à condition de ne pas prendre de repos... et à condition que...
*****
Le Rescator se détourna et fit face aux Protestants. Il continuait de sourire.
– Beau travail, messieurs. Je reconnais que l'affaire a été menée rondement. Vous avez su profiter de ce que mes hommes harassés par une nuit de lutte à sauver le bateau, leurs vies et les vôtres, se reposaient ne laissant que quelques veilleurs, pour réaliser vos projets de piraterie...
Le sanguin Manigault rougit sous l'insulte.
– Piraterie ! Vous inversez les rôles, il me semble.
– Hé ! Comment alors nommer l'acte qui consiste à s'emparer par la force du bien d'autrui, en l'occurrence mon navire ?
– Un navire que vous avez volé à d'autres. Vous vivez de rapines...
– Vous êtes bien catégoriques dans vos jugements, messieurs de la religion. Rendez-vous à Boston. Vous y apprendrez que le Gouldsboro a été construit sur mes plans et qu'il fut payé en bons écus sonnants et trébuchants.
– Alors ce sont ces écus qui sont de source suspecte, j'en fais pari.
– Qui peut se vanter de l'origine intègre de l'or qu'il y a dans sa bourse ? Vous-même, monsieur Manigault, la fortune que vous ont léguée vos pieux ancêtres, corsaires ou commerçants de La Rochelle, n'a-t-elle pas été arrosée des larmes et des sueurs des milliers d'esclaves noirs que vous avez achetés sur les côtes de Guinée pour les revendre en Amérique ?
Appuyé à la balustrade, et toujours souriant, il conversait comme il l'eût fait dans un salon et non sous la menace d'armes prêtes à l'abattre.
– Quel rapport ? dit Manigault stupéfait. Je n'ai pas inventé l'esclavage. Il faut d'ailleurs bien des esclaves pour l'Amérique. J'en fournis.
Le Rescator éclata d'un rire si brusque et si insultant qu'Angélique se boucha les oreilles. Elle voulut se précipiter, persuadée que le claquement du pistolet de Manigault répondrait à une telle provocation. Mais rien ne se passa. Les Protestants étaient comme fascinés par le personnage. Angélique sentit, matériellement, le courant qui émanait de lui. Il les retenait par un pouvoir invisible, il parvenait à supprimer autour d'eux le sentiment du lieu et du moment qu'ils vivaient.
– La conscience inaltérable des justes, fit-il en reprenant son souffle. Quel doute effleurera jamais sur le bien-fondé de ses actes celui qui est sûr d'avoir reçu la vérité. Mais laissons cela, fit-il avec un geste de grand seigneur désinvolte et méprisant. C'est la bonne conscience qui fait la pureté d'une action. Cependant, si la piraterie n'a pas guidé votre geste, quel mobile invoquez-vous pour justifier votre désir de me dépouiller de tous mes biens et même de ma vie ?
– Vous aviez fait projet de ne pas nous conduire au but de notre voyage, Saint-Domingue.
Le Rescator demeura silencieux. Son regard noir, extrêmement brillant, ne quittait pas le visage de l'armateur. Ils s'affrontaient. La victoire serait à celui qui arriverait à faire baisser les yeux de l'autre.
– Ainsi vous ne niez pas, continua Manigault triomphant. Heureusement, nous avons percé à jour vos intentions. Vous vouliez nous vendre.
– Peuh ! le commerce d'esclaves n'est-il pas un bon et honnête moyen de gagner de l'argent. Mais vous vous trompez. Je n'ai jamais eu l'intention de vous vendre. Cela ne m'intéresse pas. J'ignore ce que vous possédez à Saint-Domingue, mais ce que je possède, moi, dépasse toute la richesse de cette petite île et ce n'est pas ce que j'aurais pu tirer de vos ternes carcasses de Réformés qui pourrait y ajouter beaucoup et me décider à m'encombrer de vous et de vos familles. Je paierais bien plutôt pour être débarrassé de vous, ajouta-t-il, avec un sourire suave. Vous exagérez votre valeur marchande, monsieur Manigault, malgré votre expérience de maquignon de chair humaine.
– Ah ! en voilà assez, s'écria Manigault furieux. Nous sommes trop bons de vous écouter. Vos insolences ne vous sauveront pas. Nous défendons nos existences dont vous disposiez. Le mal que vous nous avez fait...
– Quel mal ?...
Dressé et dur, le comte de Peyrac, les bras croisés sur sa poitrine, les toisait les uns après les autres et sous cet œil fulgurant ils demeuraient muets.
– Le mal que je vous ai fait est-il plus grand que celui que vous voulaient des dragons du Roi, galopant sabre au clair derrière vous ? Vous avez la mémoire très courte, messieurs, à moins qu'elle ne soit ingrate...
Puis, riant de nouveau :
– Oh ! ne me regardez pas avec ces prunelles égarées, comme si je ne comprenais pas ce que vous éprouvez. Mais je comprends, oh ! je comprends ! Le mal réel que je vous ai fait, je le connais. Je vous ai mis en face d'êtres qui ne vous ressemblent pas, qui représentent pour vous le Mal et qui vous ont fait du bien. L'homme a toujours peur de ce qu'il ne comprend pas. Ces Maures infidèles, ennemis du Christ, que j'ai à mon bord, ces Méditerranéens paillards, ces hommes de mer rudes et impies, ont pourtant partagé avec vous de bon gré les rations de biscuits qui leur étaient réservées, ils ont cédé à vos enfants les provisions fraîches qui les protègent du scorbut. J'ai encore dans mes cales deux hommes qui ont été blessés devant La Rochelle. Mais vous ne pourriez leur accorder votre amitié parce qu'ils sont « mauvais » d'après vous. Tout au plus en feriez-vous des complices, comme lorsque vous traitez avec des Arabes trafiquants d'esclaves qui viennent sur les côtes vous revendre les Noirs, razziés par eux dans les hautes terres de l'Afrique que je connais fort bien mais non vous. Passons.
– Avez-vous fini de me jeter mes esclaves à la tête ? éclata l'armateur. On dirait, ma parole, que vous m'accusez de commettre des crimes. Les sauvages païens, ne vaut-il pas mieux les arracher à leurs idoles et leurs vices pour leur faire connaître le vrai Dieu et l'honneur du travail ?
Joffrey de Peyrac fut surpris. Il saisit son menton d'une main et parut réfléchir en hochant la tête.
– Je reconnais que votre point de vue est défendable, bien qu'il faille une cervelle profondément... religieuse pour l'avoir conçu. Mais il me répugne. Peut-être parce que, autrefois, j'ai, moi aussi, porté des chaînes.
Il releva ses manchettes de dentelle et tendit ses poignets bruns sur lesquels survivaient les traces blanchâtres de profondes cicatrices.
Était-ce une erreur de sa part ? Les Protestants qui l'écoutaient déconcertés, sursautèrent et leurs traits retrouvèrent une dure expression de mépris.
– Oui, insista le Rescator, comme s'il jouissait de leur découverte horrifiée, moi-même et mon équipage sur ce navire, nous avons presque tous porté des chaînes. C'est pourquoi nous n'aimons pas les marchands d'esclaves, comme vous.
– Forçat ! jeta Manigault. Et vous voudriez encore que nous vous fassions confiance à vous et vos compagnons de galère.
– Voguer aux bancs du Roi est-il un titre d'infamie en notre siècle, monsieur ? J'ai eu à mes côtés au bagne de Marseille des hommes dont le seul crime était d'appartenir à la religion calviniste, à la R. P. R. comme on dit dans le royaume de France que vous avez fui.
– C'était différent. Ils souffraient pour leur foi.
– Vous appartient-il de juger sans savoir pour quelle autre passion j'ai souffert, moi aussi, les injustes sentences ?
Mercelot s'esclaffa, sarcastique.
– Bientôt, vous nous ferez croire, monseigneur, que le bagne de Marseille et les bancs du Roi sont peuplés d'innocents, et non d'assassins, de bandits et de voleurs de grands chemins, comme il se doit.
– Qui sait ? Ce serait assez dans les normes du vieux monde décadent. Hélas, « il est un mal que j'ai vu sous le soleil comme une erreur provenant de celui qui gouverne : la folie occupe des postes très élevés et les riches sont assis dans l'abaissement. J'ai vu des esclaves sur des chevaux et des princes marchant à terre comme des esclaves. » Je cite les Écritures, messieurs.
Il levait le doigt dans une attitude péremptoire et quasi prophétique et, à ce moment, Angélique comprit.
Il jouait la comédie. Pas un instant, pendant ce dialogue ahurissant, il n'avait cherché à s'expliquer avec ses adversaires, à les « convertir » à son point de vue dans le fallacieux espoir de les amener à reconnaître leurs torts. Angélique elle-même savait que c'était inutile et c'est pourquoi elle suivait avec une telle anxiété ces paroles échangées et qui lui semblaient presque incongrues en un semblable moment. Brusquement elle découvrait son jeu. Sachant les Protestants fort portés aux discussions scolastiques, il les avait lancés dans un débat de conscience, employant des arguments spécieux et posant des questions bizarres, afin de capter leur attention.
« Il cherche à gagner du temps, se dit-elle. Mais que peut-il espérer ? attendre ? Les membres fidèles de l'équipage sont enfermés dans l'intérieur du navire et tous ceux qui cherchent à sortir sont abattus sans pitié. »
Un coup de mousquet claquant du fond de la « grand'rue » vint confirmer sa pensée et elle sursauta douloureusement.
Berne, que le vif sentiment qui le torturait vis-à-vis d'Angélique rendait plus intuitif, eut-il en la regardant le pressentiment de ce qu'elle pensait ?
– Amis, s'écria-t-il, méfiez-vous ! Cet homme démoniaque cherche à endormir notre méfiance. Il espère que ses compagnons vont venir le secourir et tente, par ses paroles, de faire traîner notre verdict.
Ils se rapprochèrent du Rescator et l'encadrèrent étroitement. Mais aucun n'osa porter la main sur lui pour l'arrêter et lui lier les poignets.
– N'essayez pas de nous tromper encore, menaça Manigault. Vous n'avez rien à espérer. Ceux des nôtres que vous aviez engagés dans votre équipage, nous ont fourni un plan détaillé du navire, et maître Berne lui-même – souvenez-vous – que vous aviez mis aux fers, a pu repérer que son cachot prenait l'air par le puits où se déroule la chaîne de l'ancre. Par ce puits, dont nous nous sommes assuré l'orifice, nous avons accès à la soute aux poudres et à la Sainte Barbe. Nous nous battrons s'il le faut, dans les cales, mais c'est nous qui, déjà, avons la réserve de munitions.
– Félicitations !
Il demeurait très grand seigneur et son ironie, à peine voilée, les exaspérait et les inquiétait.
– Je reconnais que, pour l'instant, vous êtes les plus forts. Je souligne « pour l'instant » car j'ai tout de même cinquante hommes à moi sous mes pieds.
II frappa de sa botte le plancher.
– Croyez-vous que le premier moment de surprise passé, ils vont attendre bien sagement, pendant des jours et des jours, que vous leur ouvriez la cage ?
– S'ils savent qu'ils n'ont plus de capitaine à servir ou à redouter, dit Gabriel Berne d'un ton lourd, il se peut que la plupart se joignent à nous. Les autres, ceux qui resteront éternellement fidèles... tant pis pour eux !
Angélique le haït pour cette unique phrase. Gabriel Berne voulait la mort de Joffrey de Peyrac.
Celui-ci ne paraissait pas impressionné.
– Car, messieurs, n'oubliez pas que, pour vous rendre d'ici aux Iles d'Amérique, il ne vous faut pas moins de deux semaines de difficile navigation.
– Nous ne sommes pas assez imprudents pour essayer de nous y rendre sans escale, dit Manigault que le ton doctoral de son adversaire exaspérait et qui ne pouvait se retenir de lui fournir des explications. Nous nous dirigeons vers la côte et nous serons dans deux jours à Saco ou à Boston...
– Si le courant de Floride vous le permet.
– Le courant de Floride ?
À cet instant les yeux d'Angélique revinrent vers le gaillard d'avant et elle cessa de suivre la conversation, attirée par un phénomène inquiétant. Le brouillard lui avait semblé s'épaissir de ce côté du navire, maintenant, il n'y avait plus de doute. Ce n'était pas du brouillard, c'était de la fumée. On ne pouvait distinguer d'où partaient les épaisses volutes qui, en s'étalant, voilaient le désordre du pont démantelé. Soudain, elle poussa un cri. Le bras tendu, elle désignait la porte de l'entrepont derrière laquelle gîtaient les femmes et les enfants et dont les interstices laissaient filtrer lentement la fumée blanche. Des lattes du plancher fermant le pont, les mêmes fumerolles menaçantes s'élevaient, se tordaient. C'était là-dessous, à l'intérieur qu'avait dû éclater le foyer d'incendie.
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