Celui-ci continuait d'afficher une impassibilité de mise. Il paraissait n'attacher son attention à rien spécialement. Mais sa peau glabre et plissée frémissait imperceptiblement. Il offrait une image un peu pétrifiée, mais aussi celle d'un être aux aguets. L'une de ses mains était plongée négligemment dans un coffre, contenant des perles et des pierres brillantes, que lui avait offert le comte de Peyrac, tandis que l'autre caressait une hachette à simple manche de merisier, mais dont le tranchant était formé par une splendide jaspe du Mexique, tandis qu'une grosse émeraude terminait le manche. C'était moins un objet de guerre qu'un bijou symbolique.
Par moments, une rapide contraction bridait davantage ses yeux obliques, lorsqu'ils se posaient à la dérobée sur son coursier blanc, tandis qu'à d'autres le coup d'œil, comme un trait de rasoir, passait sur l'un ou l'autre des assistants, faisant tressaillir aussi bien le peu réceptif avocat Carrère qu'un homme aguerri comme Berne.
Angélique éprouva le même indéfinissable choc et sa gêne subsista, alors même que le chef détournait son visage, apparemment détaché et camouflé par une expression d'ennui condescendant.
Deux Indiens, couverts d'ornements, se tenaient derrière lui. Nicolas Perrot les présenta lorsqu'il s'avança pour traduire les paroles du Sachem. S'adressant aux Protestants il y ajoutait des explications.
– Le grand chef Massawa est venu par voie de terre des environs de New Amsterdam, c'est-àdire New York. Massawa n'a jamais voulu mettre les pieds sur un navire, encore qu'il voyage volontiers des mois en pirogue. Ici se trouve l'extrême limite de sa juridiction et il est rare qu'il s'y rende, mais la rencontre avec le comte de Peyrac, à son retour d'Europe, avait été prévue de longue date... Il est bon que vous y participiez si vous devez demeurer ici... Les deux autres que vous voyez là sont des chefs locaux, les chefs Kakou et Mulofwa, commandant les Abénakis, pêcheurs et chasseurs des côtes, et des Mohicans, cultivateurs et guerriers de l'arrière-pays.
Le grand Sachem se mit à parler, après avoir salué le ciel et le soleil. Sa voix adoptait le ton d'une litanie monocorde qui, parfois, semblait exprimer une sourde menace.
– ... Ce n'est point la coutume qu'un aussi grand chef que moi, Massawa, dont les terres s'étendent du lointain Sud, où pousse le tabac et où j'ai combattu contre mon gré le fourbe Espagnol qui nous promettait l'appui de ses colons, mais qui voulait nous transformer en esclaves ou en errants... jusqu'aux confins du grand Nord dont seul le brouillard forme la mouvante frontière de mon règne, je veux parler du pays où nous sommes, où mon vassal Abénakis-Kakou, grand pêcheur et chasseur de phoques, ici présent, de même que mon autre vassal non moins vaillant, le puissant guerrier et chasseur de rennes, élans et ours, chef des Mohicans... Ce n'est pas donc à moi, grand chef de puissants et redoutables chefs de venir devant un Visage Pâle, si renommé soit-il, pour délibérer de la paix ou de la guerre parmi nous...
Ce monologue était coupé de pauses pendant lesquelles le Sachem semblait s'endormir, tandis que le Canadien traduisait ses paroles.
– ... Mais je n'oublierai pas que j'ai partagé ma puissance avec ce seigneur venu de l'autre côté de la mer, car il n'a jamais fait usage de ses armes contre mes frères rouges... Je lui ai donné pouvoir de faire prospérer mes terres selon l'art des Visages Pâles, alors que je garde celui de gouverner mes frères selon nos traditions... Ainsi l'espoir est né en mon cœur fatigué de tant de combats et de déceptions... J'accueillerai donc ses amis en son nom, parce qu'il ne m'a pas encore trompé.
*****
La palabre dura longtemps. Angélique voyait que son mari y apportait une attention extrême, se gardant de nul mouvement d'impatience. Elle crut comprendre que le Sachem s'inquiétait du comportement des nouveaux venus vis-à-vis des indigènes de la zone côtière lorsque lui-même ou son allié, serait absent.
– Ne vont-ils pas oublier les promesses que tu m'as faites et se laisser entraîner par la faim de broyer et d'écraser tous les autres humains autour d'eux, cette faim insatiable qui habite le cœur des Visages Pâles ?... Quand tu seras au loin ?...
« De quelle absence veut-il parler ? » se demanda Angélique. La brûlure du regard du grand Sachem l'atteignait parfois et, pourtant, aucun observateur attentif n'aurait pu dire qu'il avait posé les yeux sur cette femme.
« Il faut absolument que je le trouve sympathique sinon nous sommes tous perdus, se dit-elle encore, s'il sent ma crainte ou mes soupçons, je m'en ferai un ennemi. »
Mais quand Nicolas Perrot eut traduit la phrase où il parlait de la faim d'écraser les autres qui habitait le cœur des Visages Pâles, elle trouva le chemin de cette race inconnue, comme l'avait fait, avant elle, son mari.
« C'est lui qui a peur et qui s'interroge. C'est un homme fier qui est allé, les mains chargées d'offrandes, au-devant des hommes bardés de fer et de feu qui débarquaient sur ses rivages... Et on l'a contraint de haïr et de combattre... »
Aux pieds de Massawa, l'adolescent aux grands yeux noirs qu'elle avait remarqué à l'arrivée se leva enfin et, prenant la petite hachette de jaspe que lui tendait le Sachem, l'enfonça d'un coup sec dans le sable rouge.
Ce fut le signal d'une autre cérémonie. Tout le monde se leva et se porta jusqu'au bord de la mer. Massawa se versa plusieurs fois l'eau glacée sur la tête, puis se servant d'un faisceau de paille de maïs comme d'un goupillon trempé dans une calebasse remplie d'eau de mer, aspergea largement autour de lui, ses administrés aussi bien que ses anciens et nouveaux amis en répétant le salut indien :
– « Na pou tou daman asurtati... » Ensuite tous s'assirent au bord de la plage pour partager le festin.
Chapitre 5
Joffrey de Peyrac pensait au vieux sachem Massawa. La journée qui s'achevait lui avait apporté, à côté de grandes satisfactions, des inquiétudes sérieuses. Le lien qui retenait encore Massawa sur le chemin de la révolte contre les Européens, lui avait paru ce jour-là particulièrement fragile, et il en était d'autant plus anxieux qu'il comprenait les mille raisons qu'avait le grand chef de se livrer à une guerre acharnée qui ne serait autre que la solution du désespoir. Massawa ne pourrait jamais comprendre que les Blancs avec lesquels il faisait alliance n'étaient pas libres et que, désavoués par des gouvernements lointains, ils se trouvaient acculés à des actes de traîtrise envers lui.
Ici, heureusement, dans le Dawn East, à l'écart, presque ignoré, le gentilhomme français pouvait encore agir à sa guise. Massawa connaissait la valeur de sa parole. Ce n'était pas sans intention qu'il avait remis la hache de guerre à son petit adopté espagnol, un enfant dont les parents avaient été massacrés par l'une de ses tribus, et qu'il avait recueilli et élevé pour lui enseigner « la vie heureuse ». En le chargeant d'enterrer la hache symbolique dans le sable, il réaffirmait sa volonté d'espérer.
Il venait de s'éloigner, comblé de cadeaux. Au brouhaha de la journée succédait un calme pesant. Les humains disparus, l'alentour retrouvait la solennité des paysages vierges. Le comte de Peyrac marchait seul sur la grève. D'un pas prompt, il escaladait les roches rouges que le soir violaçait et s'arrêtait parfois, laissant son regard errer sur la baie et ses promontoires.
Les îles s'endormaient dans les brumes ressemblant à de multiples nuages sur un firmament de couleur lilas. Sur la hauteur, le fort de rondins se confondait avec la forêt. Dans la baie, le navire à l'ancre s'effaçait. Le bruit du ressac paraissait s'amplifier en harmonies sonores. La mer, maîtresse impérieuse d'une côte qu'elle modelait chaque saison à l'image de ses caprices, réaffirmait ses droits. Bientôt, ce serait l'hiver, le spectacle des tempêtes lyriques et démentielles de là terre américaine : ouragan, froid noir, bandes de loups affamés. Joffrey de Peyrac serait loin, affrontant le même hiver parmi les forêts et les lacs de l'arrière-pays. Le Gouldsboro serait loin. Il en donnerait le commandement à Erikson et, dès les derniers jours de l'automne, le navire ferait voile vers l'Europe emportant des fourrures, seule marchandise négociable à exporter encore de la contrée inexploitée. Le comte s'interrogeait. Et le trésor des Incas, récupéré par ses plongeurs sur les galions espagnols dans les mers des Caraïbes ? Erikson serait-il capable de le négocier ? Ou bien fallait-il l'enterrer dans les sables, à la lisière de la forêt, en vue d'un autre voyage ? Ou bien en remettre la libre disposition aux Protestants qui en tireraient profit, pièce à pièce, contre l'échange de marchandises apportées par d'éventuels navires venant mouiller dans la baie. Mais là se présentait le danger des indésirables. De préférence à l'or, vaudrait-il mieux les accueillir avec du plomb ? Il n'y avait guère que des pirates sans aveu pour venir jeter l'ancre dans les parages. On distribuerait des mousquets à tous les Rochelais et d'Urville, dans son fort, entre deux coups de bière d'érable ou de maïs, assurerait la défense des colons avec ses canons. Quelques hommes d'équipage resteraient aux ordres du gentilhomme normand, tandis que le Gouldsboro ramènerait vers le Vieux Monde les Méditerranéens, les Maures, et tâcherait d'y recruter des nordiques de préférence, et d'autres colons. Il conseillerait à Erikson d'aller dans son pays d'origine – on n'avait jamais très bien su lequel – mais certainement nordique et de choisir de préférence des Réformés afin que ceux-ci puissent s'intégrer plus facilement dans la nouvelle communauté.
Et les Espagnols de Juan Fernandez ? S'ils persistaient à ne pas vouloir retrouver leurs plateaux brûlés de Castille, ne pouvant vivre qu'à l'ombrage cruel des forêts du Nouveau Monde, que fallait-il en faire ? Les laisser à d'Urville ? Ils ne seraient pas de trop, dès qu'il s'agirait de porter la mèche au canon et, plus encore, si le ferment des révoltes indiennes se propageait parmi les Abénakis et les Mohicans. Mais la cohabitation pacifique avec Don Juan Fernandez, ce malade, et ses hommes, susceptibles comme des Arabes, sombres comme des juges de l'Inquisition, se révélait pleine d'embûches. D'Urville et le chef Kakou lui avaient déjà présenté leurs doléances à ce sujet. Que serait-ce si Don Juan se mêlait d'aller affronter le pasteur Beaucaire, un hérétique !...
Il décida de les emmener avec lui. Des militaires aguerris, rompus aux aléas et au danger des expéditions, parlant plusieurs dialectes indiens, semblaient désignés pour assumer la protection de la caravane. Mais les Espagnols étaient tellement haïs que leur présence pourrait inspirer la méfiance et nuire aux projets du comte. Cependant, là où il se rendait, on le connaissait déjà et on savait de quelle protection il jouissait auprès du Grand Massawa. Alors on accepterait les Espagnols. Ils seraient les premiers à mourir, sans doute. Une petite flèche soufflée par une sarbacane, d'entre les arbres...
Pourquoi ne voulaient-ils pas retourner en Europe ? En ces épaves qui étaient venues se mettre sous sa protection, Joffrey de Peyrac avait l'image d'une décadence qui allait atteindre la plus grande nation du monde civilisé. L'Espagne, dont il se sentait proche par ses origines languedociennes et des goûts de même race : la mine, les métaux nobles, l'aventure de la mer, la conquête, glissait dans un gouffre où son hégémonie allait s'effondrer. Responsable du massacre de trente millions d'Indiens des deux Amériques, comment résister au déséquilibre provoqué par le crime massif ? L'Espagne allait disparaître avec les races sacrifiées. Le vieux Massawa serait bien vengé !
Qui la remplacerait au Nouveau Monde ? Quel serait le peuple désigné pour rassembler les forces dispersées, remettre de l'ordre dans ces richesses gaspillées par des pillards avides et recueillir la lourde succession des massacres ? L'avenir se précisait déjà. La chance semblait offerte non pas aux fils d'une seule nation conquérante, mais au contraire aux représentants de divers pays qu'unissait le même but : faire prospérer la terre nouvelle et prospérer avec elle. L'État de Massawa était déjà le plus peuplé de Blancs d'Amérique, mais les Espagnols n'y étaient pas représentés. Il y avait surtout des Anglais, et des Hollandais qui venaient de perdre New Amsterdam mais s'accommodaient de sa nouvelle dénomination : New York. Il y avait aussi des Suédois, des Allemands, des Norvégiens et de nombreux et actifs Finlandais, partis sans crainte des confins de l'Europe pour un pays qui leur rendait des conditions de climat analogues à celles de leur pays d'origine. Peyrac était l'un des rares Français à avoir songé à s'installer dans ce no man's land, au nord de l'État. L'influence anglaise, et même de Boston, s'y manifestait peu.
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