Considéré d'abord avec suspicion, il avait acquis la confiance des colonies anglaises par sa parfaite honnêteté commerciale, inattendue de la part d'un homme dont la prestance et l'esprit le faisaient cataloguer aussitôt, parmi ces Nordiques adeptes de la Réforme, comme un dangereux aventurier.

Il s'était fait néanmoins des amis solides. Et, durant les années où il s'occupait de plongées dans la mer des Caraïbes, il venait fréquemment relâcher à Boston où régnait pourtant un tout autre climat, aussi bien physique que moral. Ce contraste l'attirait. Aucune œuvre durable, estimait-il, ne pouvait s'édifier d'ici longtemps aux Caraïbes. Les fortunes y naissaient sur un coup de dés, sur des spéculations et risquaient chaque jour de s'effondrer, minées par les coups de main des flibustiers ou des pirates, les uns se confondant souvent avec les autres. Payer tribut à chacun coûtait fort cher. La fièvre de l'or espagnol entretenait les guerres. À côté du charme de l'aventure dans le décor merveilleux des îles, le jeu lassait vite par sa stérilité.

Un conflit avec les autorités espagnoles le fit renoncer au projet de confier son fils aux Jésuites de Caracas.

Harvard, dans le Nord, créé par les puritains, quelque trente années auparavant, avait la réputation d'avoir des professeurs les plus qualifiés. À son grand étonnement, Peyrac y découvrit un désir profond de tolérance « sans distinction de races, ni de religions », disaient les statuts de la charte que les colonies d'Angleterre essayaient de se donner. Ce fut un quaker aux cheveux blancs, professeur d'arithmétique à ladite université. Edmund Andros, qui lui conseilla le premier de se rendre dans le Maine.

– C'est un pays qui vous ressemble. Invincible, excentrique, trop doué pour ne pas être méconnu. Vous en ferez votre pays d'élection, j'en suis certain. Ses richesses sont immenses mais se cachent sous une apparence déconcertante. C'est le seul endroit à mon sens où les lois habituelles de l'univers ne semblent pouvoir s'appliquer exactement et où on ne se sent pas lié par une foule de petites règles mesquines et obligatoires. Et, pourtant, vous vous apercevrez vite que cette bizarrerie appartient à un ordre supérieur des choses et non à un défi anarchique. Vous y serez royalement seul et libre longtemps. Car peu de gouvernements sont tentés de s'y installer. Le pays fait peur. Sa réputation est désastreuse. Des gens dociles et mous, les timides, les délicats, les êtres artificieux ou égoïstes, les esprits trop simples ou trop entiers, y sont brisés sans recours. Ce pays exige de vrais hommes avec une pointe d'originalité. C'est forcé : le pays est lui-même original, ne serait-ce que par ses brouillards aux mille couleurs.

Il l'avait présenté au vieux Massawa. L'un des fils de celui-ci comptait parmi les élèves de l'Université.

Des projets de colonisation sur la côte, Joffrey de Peyrac était passé à ceux de s'assurer l'arrière-pays. Nul territoire ne peut prospérer s'il ne s'assure pas ses richesses souterraines. La nécessité monétaire laissait les colonies sous la dépendance des grands peuples lointains, à quatre mille lieues de là, royaume d'Angleterre ou de France. Nicolas Perrot lui avait parlé des gisements de plomb argentifère aux sources du Mississippi.

*****

Parvenu à ce point de sa méditation, Joffrey de Peyrac redressa la tête. Son regard qui, depuis quelques minutes, songeur, suivait sans le voir le jeu tourmenté des vagues d'un bleu d'encre à ses pieds, reprit possession du monde qui l'entourait, et un nom vint à ses lèvres : Angélique. Aussitôt son cœur s'allégea, l'inquiétude se dissipa comme un brouillard capricieux et la confiance lui revint.

Il répéta à plusieurs reprises : Angélique ! Angélique ! et s'absorba dans l'étude de ce phénomène curieux. Chaque fois qu'il prononçait son nom, l'horizon lui paraissait s'éclairer, l'ingérence des rois de France ou d'Angleterre devenait improbable, et les obstacles les plus inquiétants s'écartaient d'une chiquenaude.

Il se mit à rire sans arrière-pensée. Elle était là et le monde en était illuminé. Elle était là et tout lui devenait meilleur. Elle l'aimait et plus rien n'était à craindre. Il revoyait la tendre clarté

de ses yeux lorsqu'elle lui avait dit d'un élan : « Vous êtes capable de toutes les grandeurs... »

De cette phrase il s'était trouvé heureux comme un jeune chevalier auquel la dame choisie a jeté le gant dans un tournoi.

Vanité ? Non. Mais la renaissance d'un sentiment qui s'éteignait en lui, faute d'aliment et d'un objet qui en fût digne : la joie d'être aimé d'une femme et de l'aimer. Angélique lui était rendue à l'heure où le guettait le mal des hommes qui ont beaucoup d'expérience sans perdre pour autant leur lucidité : l'amertume. L'on va à travers le monde, et partout la création offre ses merveilles, mais partout et toujours l'on rencontre les mêmes menaces de mort cachées derrière les œuvres de vie, des richesses inexploitées, des talents gaspillés, des destinées injustes, la beauté de la nature dédaignée, la justice bafouée, la science redoutée, des sots, des faibles, des fruits secs, des femmes arides comme le désert. Alors, à certaines heures, l'amertume monte au cœur. Le cynisme se glisse dans les paroles, poison qui les transforme en fruits vénéneux. C'est déjà la mort qui vous touche.

– Moi j'aime la vie, disait Angélique.

Il revoyait son pâle visage ardent, ses yeux admirables et croyait sentir sous ses doigts la douceur de sa chevelure.

– Que tu es belle !... Que tu es belle, mon amie ! Ta bouche est une source scellée. Une source de délices.

Angélique incarnait toutes les femmes. Il n'avait pu ni la comparer à d'autres ni s'en lasser.

Sous quelque aspect qu'il l'eût connue, elle avait toujours trouvé le moyen de piquer sa curiosité et d'exalter ses sens.

Lorsque à Candie, il croyait ne plus l'aimer pour ses trahisons, il avait suffi qu'il l'aperçût pour être aussitôt bouleversé de désir et de tendresse. Il croyait s'en être détaché au point de l'abandonner sans regrets à d'autres et la seule pensée qu'un Berne avait cherché à l'embrasser le jetait dans une fureur jalouse.

Il voulait la mépriser et découvrait soudain qu'elle était la première femme dont le caractère lui inspirait une réelle admiration. Il croyait ne plus la désirer et ne cessait de penser à son corps, à sa bouche, à ses yeux, à sa voix, et de chercher par quelle habileté il pourrait ramener tant dé beauté réticente à la volupté.

Pourquoi cette hargne que lui avaient inspirée les lourds vêtements de La Rochelle, sinon parce qu'ils dissimulaient trop bien des formes dont il brûlait de retrouver la douceur, les secrets.

Sa tentation de l'humilier, de la blesser, c'était fièvre de possession. Elle lui avait fait perdre son habituelle maîtrise. Ses calculs d'homme, son expérience des roueries féminines s'étaient brisés comme verre et ne lui avaient servi de rien. Elle lui avait fait perdre la tête, voilà !

Et pour cela il lui tirait son chapeau et la saluait bien bas, avec d'autant plus de considération qu'elle ne semblait pas s'apercevoir de sa victoire.

Par là encore, elle le tenait.

Sa réserve n'était pas facile à vaincre.

Elle n'était pas de ces femmes bavardes qui jettent à tous vents les confidences de leurs émois les plus intimes. On la croyait spontanée, entière, mais l'adversité avait développé sa fierté native. Moins par dédain que par pudeur, elle renonçait à se livrer, sachant combien il est vain de chercher refuge dans le cœur des autres.

Elle baissait ses longs cils, ne disait rien. Elle fuyait en elle-même. Vers quel jardin secret ? Vers quels souvenirs ? Ou quelle douleur ?

Angélique avait mis en échec son don de lire la pensée que de nombreux devins lui avaient reconnu et qu'il avait même développé et travaillé avec les Sages de l'Orient. Était-ce parce qu'il l'aimait trop ? Ou parce que sa pensée à elle, d'une rare force, brouillait les ondes divinatoires ?

C'était une des raisons pour lesquelles il avait attendu avec impatience le verdict de Massawa. Massawa, clairvoyant comme les êtres qui vivent au contact de la nature, riche d'une longue existence qui avait aiguisé ses antennes intuitives, ne se tromperait pas. Peyrac s'était arrangé pour faire placer Angélique au premier rang parmi les Protestants, sur la plage. Massawa ne semblait rien voir mais le comte savait par expérience qu'il remarquait tout.

Longtemps après la cérémonie ils avaient devisé, parlant de choses et d'autres : des Espagnols du Sud, des quakers de Boston, du roi d'Angleterre, de la grande profusion des élans dans la région et des divinités de la mer qu'il n'est pas facile de se ménager.

– Sauras-tu t'allier les divinités de la terre comme celles de la mer, mon ami ? As-tu raison d'abandonner ceux qui ont accepté ta domination pour rencontrer d'autres esprits jaloux et inconnus ?

Ils étaient assis, tous deux, sur le promontoire devant le fort, d'où ils découvraient la mer. Le Sachem était venu de loin pour s'entretenir avec celui qu'on appelait L'Homme-qui-écoute-l'Univers. Il fallait lui laisser son temps. Joffrey de Peyrac lui répondait avec calme et respectait ses longs silences.

Enfin le Sachem avait parlé.

– La femme-aux-cheveux-de-lumière, pourquoi se tient-elle parmi les Blancs-aux-âmes-froides ?

Et, après un moment de réflexion :

– Elle ne leur appartient pas. Pourquoi se trouve-t-elle parmi eux ?

Peyrac se taisait. Il attendait et il s'aperçut que son cœur battait avec une anxiété juvénile. Le Sachem tira de longues bouffées de sa pipe. Il parut dormir quelque peu puis l'étincelle de son regard se ranima.

– Cette femme est à toi. Pourquoi la laisses-tu en exil parmi eux ? Pourquoi renies-tu le désir que tu as d'elle ?

Il avait l'air presque scandalisé comme chaque fois qu'il découvrait le comportement insensé des Blancs. C'étaient les seules occasions où son visage impassible exprimait ses sentiments.

– L'esprit des Blancs est opaque et raide comme une peau mal tannée, répondit Joffrey de Peyrac. Je n'ai pas ta vision pénétrante, ô Sachem, et je m'interroge sur cette femme. J'ignore si elle est digne de pénétrer sous mon toit et de partager ma couche.

Le vieil Indien hocha la tête :

– Ta prudence t'honore, mon ami. Elle a d'autant plus de valeur qu'elle est rare. La femme est le seul gibier que le chasseur le plus méfiant considère comme inoffensif. Il faut en avoir reçu beaucoup de blessures pour revenir à la sagesse. Pourtant je te dirai les paroles que ton cœur, déjà saisi par l'amour, espère entendre. Cette femme peut dormir à tes côtés. Elle n'aliénera pas ta force, ni n'obscurcira ton esprit, car elle est elle-même force et lumière. Son cœur est d'or pur, une flamme douce y brûle comme derrière l'écorce de la hutte, celle du foyer où le guerrier lassé vient s'asseoir.

– Grand chef, je ne sais si cette lumière ne t'a pas ébloui, toi aussi, dit le comte de Peyrac en riant, mais tes paroles dépassent mon attente et la douceur que tu lui prêtes n'est-elle pas une ruse dont elle se pare ? Cette femme, te l'avouerai-je, a fait trembler des princes.

– Ai-je dit qu'elle n'avait pas de griffes plus acérées que des poignards pour ses ennemis ?... dit le vieux Massawa d'un air fâché. Mais toi, tu as su la conquérir et tu n'as rien à craindre d'elle : tu es son maître à jamais.

Le vieil Indien eut une sorte de sourire :

– Sa chair est de miel. Savoure-la.

« Merci, vieux Massawa, songeait-il, n'aurais-tu fait que cela : éclairer mon esprit « opaque et raide » qui s'était laissé empoisonner par les doutes, tu aurais bien servi ton peuple. Car tant que je vivrai, j'agirai pour le défendre. Et si elle est à mes côtés, j'aurai toutes les forces pour vivre et pour agir. »

Parce que autrefois il souffrait de l'avoir perdue, il s'était forgé d'elle une image frivole, dure et infidèle. Cantor avait raconté que jamais leur mère ne leur avait parlé de lui. Il commençait à entrevoir que d'autres raisons que l'oubli avaient pu dicter sa conduite. La nuit du Gouldsboro lui avait au moins appris une vérité rassurante : leurs corps étaient faits l'un pour l'autre.

La faim qu'elle avait de lui était plus forte que toutes ses craintes. Bien que la belle bouche patricienne fût demeurée close sous ses baisers, il avait pu surprendre d'autres aveux. Il demeurait le seul homme capable de l'émouvoir, de forcer sa défense. Et, pour lui, elle resterait toujours la seule femme qui – même glacée, tremblante comme elle l'était cette nuit-là – pouvait lui procurer des jouissances amoureuses proches de l'extase. Il avait connu d'habiles maîtresses. Pourtant, avec elles, ce n'était que jeu charmant. Avec Angélique, lorsqu'il la prenait dans ses bras, il lui semblait s'embarquer pour l'île des dieux, la zone de feu, le gouffre obscur où l'on se quitte soi-même, le bref paradis. Le pouvoir que sa chair, douce et dorée, avait sur la sienne, tenait de la magie. Ce pouvoir, il l'avait violemment éprouvé, jadis, lorsqu'il s'étonnait de la fascination que lui inspirait cette jolie créature sans expérience.