– Soyez remercié, monseigneur, pour la grâce insigne que vous nous avez faite en ce jour, malgré nos égarements. Les persécutions dont nous avions été l'objet, la douleur d'avoir quitté nos foyers, la crainte de ne plus rencontrer de main fraternelle pour nous secourir, nous avaient jetés dans l'incertitude et le désarroi. Mais vous avez su le comprendre et nous épargner.
Il lui sourit avec une incroyable gentillesse. Pour Abigaël, il désarmait toujours. En le considérant, Angélique se sentit presque jalouse. Il s'inclinait devant la jeune fille.
– Vous êtes charitable, damoiselle, de prendre à votre compte des erreurs que vous n'avez pas approuvées. Je sais, mesdames, que vous avez essayé de détourner vos époux d'un projet criminel et que vous deviniez voué à l'échec. Quoi qu'on en dise, c'est vous qui avez l'apanage de la lucidité. Sachez en user à bon escient et montrez-vous énergiques, car ici vous vous trouvez sur une terre avec laquelle on ne peut mentir.
Le conseil fut apprécié à sa valeur. Le comte leur souhaita un bon repos et elles se retirèrent. Mme Carrère se précipita à leur suite pour leur chuchoter dans l'ombre une nouvelle qu'elle n'était pas très sûre d'avoir bien comprise : Monseigneur le Rescator et dame Angélique étaient mariés ou bien allaient se marier ou bien venaient de se marier... Enfin, il y avait, des noces dans l'air.
– Je ne sais si vos conseils préparent d'heureux lendemains à leurs époux, dit Angélique d'un air songeur.
– Certes pas. Et j'en suis ravi. C'est ma vengeance exceptionnelle. Les livrer aux poignes énergiques de leurs femmes n'est-ce pas plus terrible, en fin de compte qu'à celles du bourreau ?
– Vous êtes incorrigible, dit-elle en riant.
Il la saisit par la taille à deux mains, l'enleva en l'air et la fit tournoyer.
– Riez... Riez... ma petite mère abbesse... Vous avez un si beau rire !
Angélique poussa un cri. Entre ses mains elle n'avait pas plus de poids qu'un fétu de paille.
– Vous êtes fou !...
Reposée à terre, la tête lui tournait et elle ne pouvait faire autre chose, en effet, que de rire. Les enfants étaient ravis. Ils n'avaient jamais eu droit à tant de spectacles surtout à l'heure du coucher. Ce pays leur plaisait de plus en plus. Jamais ils ne s'en iraient.
– Maman, cria Honorine, est-ce que c'est de nouveau la guerre ?
– La guerre ! Non ! Dieu nous en garde. Pourquoi demandes-tu cela ?
– Tu as tiré avec le gros pistolet.
– C'était pour m'amuser.
– Mais c'est amusant la guerre, dit Honorine d'un air déçu.
– Comment, s'exclama sa mère, tu es contente lorsque tu entends tout ce bruit, que tu vois les gens blessés, morts ?
– Oui, je suis contente, affirma Honorine.
Angélique la regardait avec l'étonnement de toutes les mères qui découvrent l'univers secret de leur enfant.
– Mais... Je croyais que tu étais triste quand tu avais vu Cosse-de-Châtaigne...
L'enfant parut se souvenir de quelque chose. Son visage s'assombrit. Elle soupira.
– Oh ! oui, c'est un peu ennuyeux pour Cosse-de-Châtaigne qu'il soit mort...
Son sourire revint aussitôt.
– Mais c'est amusant quand tout le monde crie et court et tombe. Tout le monde a l'air fâché... La fumée sent bon. Le fusil fait clic ! clac ! clic ! clac ! Tu te disputes avec M. Manigault et il devient tout rouge... et toi tu me cherches partout et tu me serres dans tes bras... Tu m'aimes fort quand c'est la guerre... Tu te mets devant moi pour que les soldats ne me frappent pas. C'est parce que tu ne veux pas qu'on me prenne ma vie. Elle est encore trop petite ; toi, ta vie est déjà longue...
Angélique était partagée entre l'inquiétude et la fierté.
– Je ne sais si c'est vanité maternelle de ma part, mais il me semble qu'elle a des raisonnements extraordinaires pour son âge.
– Quand je serai grande, continua Honorine profitant de ce qu'on l'écoutait enfin avec attention, je ferai toujours la guerre. J'aurai un cheval et un sabre et j'aurai deux pistolets... Comme toi dit-elle en s'adressant à Joffrey de Peyrac, mais les miens ils auront les crosses en or et je tirerai mieux que... mieux que toi encore, conclut-elle avec un regard de défi vers sa mère.
Elle réfléchit.
– Le sang est rouge. C'est une belle couleur.
– Mais c'est horrible, ce qu'elle dit, murmura Angélique.
Le comte souriait en les regardant avec un plaisir toujours surpris de les découvrir différentes. La tendresse, le sentiment maternel qui la désarmaient devant sa fille l'illuminaient d'une jeune naïveté. Elle n'avait jamais été, elle n'avait jamais pu être l'impérieuse rivale de la Montespan, la révoltée courant les chemins creux à la tête de ses troupes et qui levait avec une froide assurance son bras armé du lourd pistolet.
Elle leva les yeux sur lui comme pour lui demander son avis dans une situation qui la dépassait, puis chercha à se rassurer.
– Elle aime la guerre... Après tout c'est un sentiment noble. Mes ancêtres ne la désavoueraient pas.
Tel était son oubli des mauvais jours qu'elle ne s'avisa pas qu'une autre hérédité que la sienne avait pu mettre en sa fille ces goûts exaltants et inquiétants. Le Rescator y songea mais ne dit mot.
Il retira de son doigt une bague d'or ouvragé que surmontait un gros diamant et la tendit à Honorine. L'enfant s'en empara avec avidité.
– C'est pour moi ?
– Oui, damoiselle.
Angélique s'interposa.
– C'est un bijou d'une grande valeur. Elle ne peut en faire un jouet.
– La sauvagerie de la nature qui nous entoure peut nous faire reconsidérer la valeur des choses. Une galette de maïs, un bon feu ont plus de prix qu'une bague pour laquelle on damnerait son âme à Versailles.
Honorine tournait et retournait la bague. Elle la posa sur son front, puis l'enfila sur son pouce, la serra enfin entre ses deux mains.
– Pourquoi fais-tu cela pour moi ? interrogea-t-elle soudain avec passion, c'est parce que tu m'aimes ?
– Oui, damoiselle.
– Pourquoi m'aimes-tu ? Pourquoi ?
– Parce que je suis votre père.
Le visage d'Honorine à cette révélation se transfigura. Elle demeura muette. Sa frimousse ronde refléta toutes les nuances de la surprise la plus émerveillée, de la joie la plus intense, d'un soulagement inexprimable, d'une affection sans bornes. La tête levée, elle considérait avec admiration la noire silhouette de condottière debout à son chevet et la face brune, marquée de cicatrices lui apparut comme la plus séduisante qu'elle eût jamais contemplée.
Elle se tourna subitement vers Angélique.
– Tu vois, je te l'avais bien dit que je le trouverais de l'autre côté de la mer !...
– Ne pensez-vous pas qu'il vous faudrait maintenant dormir ? lui demanda-t-il sans se départir de la considération qu'il lui marquait.
– Oui, mon père !
Avec une docilité surprenante, elle se glissa sous la couverture, la main serrée tenant la bague et s'endormit presque aussitôt avec une expression de béatitude.
– Seigneur, dit Angélique éperdue, comment avez-vous deviné que l'enfant se cherchait un père ?
Les rêves des petits cœurs féminins m'ont toujours intéressé et, dans la mesure de mes pouvoirs, il me plaît de les satisfaire.
Angélique prit la lampe à huile dans un creuset de bois et l'écarta afin de laisser l'obscurité abriter le sommeil de Laurier et d'Honorine.
Dans la pièce voisine les deux femmes couchaient les autres enfants. Joffrey de Peyrac s'approcha de la cheminée.
Angélique le rejoignit et jeta une bûche dans le feu.
– Que vous êtes bon, dit-elle.
– Que vous êtes belle !
Elle lui adressa un sourire reconnaissant, mais se détourna avec un soupir.
– J'aimerais que vous me regardiez parfois comme vous regardez Abigaël. Avec amitié, confiance, sympathie. On dirait que vous craignez de moi je ne sais quelle traîtrise.
– Vous m'avez fait souffrir, madame.
Angélique ébaucha un geste de protestation.
– Êtes-vous capable de souffrir pour une femme ? fit-elle sceptique.
Elle s'assit au bord de l'âtre. Il attira un escabeau et s'assit également, près d'elle, regardant la flamme. Elle avait envie de lui ôter ses bottes, de lui demander s'il avait faim ou soif, de le servir. Elle n'osait pas. Elle ne savait plus ce qui pouvait plaire à cet époux étranger qu'elle sentait parfois proche, parfois éloigné, dressé contre elle.
– Vous étiez fait pour vivre seul et libre, dit-elle douloureusement. Un jour, je le sais maintenant, vous m'auriez quittée, vous auriez quitté Toulouse pour courir une autre aventure. Votre curiosité du monde était inlassable.
– Vous m'auriez quitté la première, ma chérie. Le monde pervers qui nous entourait n'aurait pas admis votre fidélité, à vous, l'une des plus belles femmes du royaume. On vous aurait encouragée de mille façons à essayer sur d'autres votre pouvoir, votre séduction.
– Notre amour n'était-il pas assez fort pour triompher ?
– On ne lui aurait pas laissé le temps de s'édifier.
– C'est vrai, murmura-t-elle. Être époux, c'est une longue tâche.
Les mains jointes sur ses genoux, elle perdait son regard dans le jeu des flammes, mais elle était consciente jusqu'au bout des ongles, de sa présence, du miracle de cette présence qui lui faisait revivre des lointaines veillées du Languedoc où ils devisaient, proches l'un de l'autre. Elle posait sa tête sur ses genoux, charmée de ses paroles qui lui ouvraient toujours des horizons inconnus, levant sur lui des yeux sages et passionnés, jusqu'à l'heure où il glissait insensiblement des paroles sérieuses au badinage et du badinage à l'amour. Combien rares étaient ces heures exquises...
Elle avait rêvé tant de fois de son impossible retour !... Même au temps où elle le croyait mort, quand elle était trop triste, elle se composait de merveilleuses retrouvailles. Le roi Louis pardonnant, Joffrey de Peyrac retrouvant son rang, ses terres, sa richesse, elle-même vivant à ses côtés, comblée, amoureuse. Très vite la réalité dissipait les fantasmagories. Pouvait-on imaginer l'indépendant comte de Peyrac, réclamant son pardon pour la seule faute d'avoir attiré la jalousie de son souverain ? Joffrey de Peyrac asservi, faisant sa cour à Versailles ? Non, impensable, jamais le Roi ne l'aurait laissé retrouver sa puissance, jamais Joffrey de Peyrac ne se serait incliné. Son goût de créer, d'agir, était trop vif. Il n'aurait cessé d'attirer d'autres animosités et d'autres soupçons. Elle eut un petit sourire las.
– Devons-nous alors nous réjouir d'une cruelle séparation qui au moins nous a évité de pousser notre amour jusqu'à la haine, comme tant d'autres ?
Il avança la main et la glissa doucement sur sa nuque.
– Vous êtes triste ce soir. Vous n'en pouvez plus de fatigue, indomptable !
Sa caresse et sa voix la ressuscitèrent.
– Non, je me sens prête à bâtir encore quelques cabanes, à remonter en selle, s'il le faut, pour vous suivre. Mais une crainte me hante. Vous voulez partir et ne pas m'emmener.
– Entendons-nous bien, dame chérie. Je crains que vous ne vous fassiez illusion. Je suis riche mais mon royaume est vierge. Mes palais ne sont que des forts de rondins. Je ne peux vous offrir ni robes somptueuses ni bijoux, combien seraient-ils inutiles dans ce désert ! Ni sécurité, ni confort, ni gloire, rien de ce qui plaît aux femmes.
– Il n'y a que l'amour qui leur plaît.
– On dit cela.
– Ne vous ai-je pas prouvé que je ne craignais pas la vie rude et les dangers ?... Des parures, des bijoux, la gloire... J'ai eu tout cela à satiété. J'en ai goûté l'ivresse comme l'amertume. Dans la solitude du cœur, tout a un goût de cendre. Il m'importe seulement que vous m'aimiez – vous – que vous ne me repoussiez plus.
– Je commence à vous croire.
Il prit sa main, la considéra.
Dans la sienne longue et dure, cette main fragile frémissait, prisonnière. Il pensa qu'elle avait été parée de bijoux, baisée par un roi, qu'elle avait serré des armes avec une froide résolution, qu'elle avait frappé, tué. Elle reposait comme un oiseau las au creux de sa paume. À son doigt, il avait jadis, glissé un anneau d'or. Cette réminiscence le fit tressaillir, mais Angélique ne pouvait suivre sa pensée.
Elle sursauta quand elle l'entendit demander à brûle-pourpoint.
– Pourquoi vous êtes-vous révoltée contre le roi de France ?
Il sentit aussitôt la main de sa femme se retirer.
Aborder le passé, sa vie personnelle lui était sensible comme d'effleurer une blessure. Pourtant il voulait savoir.
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