Il la torturerait, mais il la contraindrait à lui répondre. Il y avait des points obscurs qu'il lui fallait éclaircir à tout prix, quitte à souffrir encore.
Il vit danser une petite lueur d'effroi dans les yeux d'Angélique. Sa résolution d'exiger toute la vérité devait se lire sur son visage.
– Pourquoi ? répéta-t-il presque durement.
– Comment savez-vous cela ?
Il eut un geste qui balayait des explications oiseuses.
– Je sais. Parlez !
Elle dut faire un grand effort.
– Le Roi voulait que je devienne sa maîtresse. Il n'a pas accepté mes refus. Pour parvenir à ses fins, il n'a reculé devant rien, me faisant garder par des soudards dans mon propre château, menaçant de me faire arrêter et enfermer dans un couvent si au bout d'un certain temps de réflexion je ne me rendais pas à sa passion.
– Et vous n'avez jamais consenti ?...
– Jamais.
– Pourquoi ?
Les yeux d'Angélique se foncèrent et prirent la couleur de l'océan.
– Le demandez-vous ? Quand donc admettrez-vous que je vous aimais et que votre perte m'avait réduite au désespoir ? Me donner au Roi ! Pouvais-je vous trahir, vous qu'il avait condamné injustement ? En vous prenant à moi, il m'avait tout pris. Tous les plaisirs, tous les honneurs de la cour ne pouvaient combler votre absence. Ah ! comme je vous ai appelé, mon cher amour.
Elle revivait ce vide cruel, cette détresse d'un amour perdu qui parfois dormait au fond de son cœur, mais qu'un rien éveillait jusqu'à la douleur. Alors, avec passion, elle jeta ses bras autour de lui, appuya son front contre ses genoux. Ses doutes et les questions de son mari lui faisaient mal, mais il était là. Cela seul comptait.
Au bout d'un instant, il la força à relever la tête.
– Cependant, vous avez été bien près de consentir ?
– Oui, dit-elle, j'étais femme, faible devant un roi tout-puissant... J'étais sans défense. Il pouvait ruiner ma vie une seconde fois. Il l'a fait... C'est en vain que je me suis alliée à de grands seigneurs poitevins qui pour d'autres causes se dressaient contre lui. Le temps n'est plus à la force des provinces. Il nous a brisés, vaincus... Les soudards ont ravagé mes terres, brûlé mon château... Une nuit ils ont égorgé mes serviteurs, mon fils dernier-né... Ils m'ont...
Elle se tut. Elle hésitait. Elle aurait voulu se taire, laisser ignorer sa honte. Mais à cause d'Honorine, l'enfant bâtarde dont la présence ne pouvait qu'éveiller l'amertume d'un époux trahi, il lui fallait parler.
– Honorine est née de cette nuit-là, dit-elle d'une voix blanche. Je veux que vous le sachiez à cause de ce geste que vous avez eu tout à l'heure envers elle. Comprenez-vous, Joffrey ?... Quand je la regarde il n'y a pas pour moi, ainsi que vous l'imaginez, le souvenir d'un homme que j'aurais aimé, mais seulement l'horreur d'une nuit de crimes et de violences qui m'a hantée des années, et que je voudrais oublier à jamais. Je ne cherche pas à éveiller votre pitié. Ce serait de votre part un sentiment qui me blesserait. Mais je veux écarter les ombres qui planent sur notre amour, me justifier de cette pauvre petite présence qui s'est dressée entre nous et vous rassurer sur la tendresse que je lui porte. Comment pourrais-je ne pas l'aimer ?
« Mes plus grands crimes je les ai commis envers cette enfant. J'ai voulu la tuer dans mon sein. À peine née, je l'ai abandonnée, sans un regard... Le destin me l'a rendue. J'ai mis des années à l'aimer, à lui sourire. La haine de sa mère a présidé à sa venue au monde. C'est cela mon remords. On ne doit pas haïr l'innocence. Vous l'avez compris puisque vous l'avez recueillie, l'enfant sans père. Vous avez compris qu'elle n'entachait pas la valeur du sentiment qui me liait à vous et que rien, non rien, je le jure, n'a jamais pu remplacer, égaler la passion, la ferveur amoureuse que vous m'aviez inspirées.
Joffrey de Peyrac se leva brusquement. Elle le sentit s'éloigner, se détacher d'elle. Elle avait parlé avec fougue, sans chercher ses mots, sans réfléchir à ce qu'elle disait, tant ce plaidoyer était sincère, le cri de son cœur. Et voici qu'il la regardait, froid, debout devant elle, lui qui tout à l'heure lui murmurait « Dame chérie ». Elle eut peur. L'avait-il entraînée à prononcer des paroles dangereuses qu'il ne lui pardonnerait pas ? Près de lui elle perdait son sang-froid, sa prudence. Cet homme lui serait toujours mystérieux. Tellement plus fort qu'elle !... Avec lui, il était impossible de ruser, de mentir. Bretteur inattaquable dans la vie, il ne se laissait pas atteindre dans le domaine du cœur, sa parade était aussi prompte.
– Et votre mariage avec le marquis du Plessis-Bellière ?
Angélique se redressa, elle aussi. Dans l'état émotionnel où il l'avait jetée, elle ressentait tous les chocs avec acuité. Elle était elle-même, à l'état pur, et peut-être s'en apercevait-il. C'était l'heure de la vérité. Elle lui en voulut de l'avoir traquée jusque-là.
« Non, se dit-elle à cet instant, je ne renierai pas celui-là. Ni lui ni le fils qu'il m'a donné. »
Elle regarda son mari avec défi.
– Je l'aimais.
Et puis, tout de suite, s'apercevant combien ce mot appliqué au sentiment que lui avait inspiré Philippe avait peu de commune mesure avec l'amour qu'elle vouait à son premier époux, elle expliqua avec fébrilité.
– Il était beau, j'avais rêvé de lui dans mon adolescence, et il m'est apparu dans cet océan de détresse, d'abandon. Mais ce n'est pas pour cela que je l'ai épousé. Je l'ai épousé de force, oui je l'ai contraint par un odieux chantage à ce mariage, mais j'étais capable de tout pour rendre à mes fils le rang qui leur était dû. Lui seul, le marquis du Plessis, grand maréchal et ami du Roi, pouvait m'introduire à Versailles et me faire obtenir pour eux des charges et des titres honorables... Maintenant, je sais, je m'aperçois que tout ce que j'ai fait, était dicté par la fièvre de les sauver, de les arracher au sort funeste qui pesait injustement sur eux. Je les ai vus à la Cour en pages, reçus par le Roi. Alors que m'importait de m'être attiré les coups et la haine de Philippe...
Une sorte d'ironie étonnée s'alluma dans les yeux noirs qui l'observaient.
– Le maréchal du Plessis aurait pu vous haïr ?
Elle le regarda comme si elle ne le voyait pas. Dans cette cabane perdue au fond des forêts américaines, elle évoquait intensément les personnages de sa vie passée et parmi eux le plus étonnant, le plus secret, le plus beau, le plus méchant, l'incomparable maréchal du Plessis, marchant sur ses talons rouges, parmi les seigneurs et les dames, cachant sous ses satins son cœur brutal et triste.
– Il m'a haïe jusqu'à l'amour... Pauvre Philippe !
Elle ne pouvait oublier qu'il avait couru vers la mort, sans une plainte, partagé entre son amour pour le Roi et pour elle, et ne pouvant choisir... et « il avait eu la tête emportée par un boulet... »
Non, elle ne le renierait pas. Tant pis si Joffrey ne pouvait comprendre. Elle baissait les paupières sur ses souvenirs, avec ce masque mi-douleur, mi-tendresse qu'il avait appris à lui connaître. Elle fut étonnée, à l'instant où elle attendait un nouvel et sarcastique interrogatoire, de sentir son bras entourer ses épaules. Elle l'avait défié et c'est alors qu'il la prenait dans ses bras, qu'il relevait son visage pour le contempler et que ses yeux s'humanisaient.
– Quelle femme êtes-vous donc ? Ambitieuse, guerrière, intraitable, et pourtant si douce, si faible...
– Vous qui devinez les pensées des autres, pourquoi doutez-vous ?
– Votre cœur m'est obscur... Peut-être parce qu'il a trop de pouvoir sur le mien. Angélique, mon âme, qu'est-ce qui nous sépare encore : l'orgueil, la jalousie, ou un trop grand excès d'amour, une trop grande exigence ?...
Il secoua la tête, comme pour se répondre à lui-même.
– Pourtant je ne renoncerai pas. Pour vous, j'ai toutes les exigences.
– Vous savez tout de moi.
– Pas encore.
– Vous savez mes faiblesses, mes regrets. Privée de votre flamme, j'ai cherché à me réchauffer à un peu de tendresse, d'amitié. Entre homme et femme, cela se baptise du nom d'amour. Plus souvent j'ai payé d'un abandon le droit de vivre. Est-ce cela que vous voulez savoir ?
– Non, autre chose encore. Bientôt je saurai... Quand la caravane de Boston arrivera.
Il la serra plus fort contre lui.
– ... C'est une chose tellement surprenante que de vous découvrir différente de ce que j'avais imaginé... O mon étrange femme, la plus belle, l'inoubliable, est-ce bien à moi que vous avez été remise, confiée en ce jour fleuri, dans la cathédrale de Toulouse...
Elle vit son visage penché se transformer et ses traits burinés, sa bouche sensuelle et dure s'émouvoir dans un sourire d'une tristesse infinie.
– J'ai été un bien mauvais gardien, mon pauvre trésor... mon précieux trésor, tant de fois perdu...
– Joffrey... murmura-t-elle.
Elle voulait lui dire quelque chose, lui crier que tout était effacé puisqu'ils s'étaient retrouvés, mais elle prit conscience des coups frappés à la porte et des appels d'un enfant éveillé. Joffrey de Peyrac jura entre les dents.
– Mordious, dit-il, le monde n'est pas encore assez désert pour que nous puissions y converser en paix...
Pourtant il prit le parti de rire et alla tirer la porte. La jeune Rebecca Manigault haletait sur le seuil d'un air effaré, comme si elle avait parcouru des lieux pour parvenir jusque-là.
– Dame Angélique, supplia-t-elle d'une voix hachée par l'émotion, venez... venez vite... Jenny... elle va avoir son enfant...
Chapitre 7
Le bébé de Jenny naquit à l'aube. C'était un garçon.
À tous ceux qui se trouvaient autour de la cabane où la jeune mère l'avait mis au monde, il semblait qu'aucun bébé de la terre ne pouvait être aussi extraordinaire et le fait qu'il fût un garçon apparaissait comme une sorte de miracle.
La veille au soir, Angélique avait conduit Jenny dans la maison de Crowley, et les enfants endormis avaient été transportés ailleurs. Mme Manigault, maîtresse femme dans ses salons de La Rochelle, perdait tout sang-froid devant un événement qu'elle ne pouvait imaginer qu'entouré du décorum d'usage.
– Pourquoi sommes-nous ici, gémissait-elle. Il n'y a ni bassinoire pour chauffer sa couche, ni matrone pour secourir ma pauvre enfant. Quand je pense aux beaux draps de dentelles de mon grand lit... Oh ! Seigneur.
– Les dragons du Roi dorment avec leurs bottes dans vos draps de dentelles, lui rappela rudement Angélique. Vous savez cela comme moi. Réjouissez-vous que cet enfant ne naisse pas au fond d'une prison dans un dénuement plus complet encore, mais en liberté et entouré des siens.
Jenny, tremblante, s'accrocha à elle. Angélique dut demeurer patiemment à son chevet et parvint à la rassurer. Vers le milieu de la nuit, un personnage étrange se présenta. C'était une vieille indienne apportant son expérience de matrone et, dans ses sachets, des plantes médicinales. M. de Peyrac l'avait envoyé quérir au village indien. L'enfant naquit sans heurts avec les premiers rayons du soleil levant. Son cri énergique parut saluer cette aurore miroitante de mille feux, qui tissait autour des maisons en ruine des voiles de brumes d'or somptueux.
Après ces heures d'angoisse, tous, hommes et femmes, qui se pressaient au-dehors dans l'attente d'un drame, explosèrent de joie et beaucoup pleurèrent. C'était donc aussi simple de vivre. Le nouveau-né qui, indifférent aux contingences terrestres, poussait avec vigueur son premier cri leur en donnait la leçon.
Angélique le tenait encore dans les bras, enveloppé de bandelettes à l'indienne par l'impassible matrone au teint de cuivre, lorsque le comte de Peyrac se fit annoncer pour présenter ses hommages à la jeune accouchée.
Il entra, précédé de deux serviteurs qui déposèrent sur le lit des cassettes, l'une contenant des perles, l'autre deux petits draps de toile d'or. Lui-même présenta un écrin où brillait étincelante une bague garnie d'un saphir.
– Vous avez fait à cette terre nouvelle le plus beau présent qu'elle puisse attendre, madame. Là où nous sommes, les objets que je vous apporte ont surtout valeur de symboles. Né dans le dénuement, votre fils le sera aussi sous le signe de la plus grande richesse. J'en accepte l'augure pour lui et pour ses parents.
– Monsieur, comment croire ?... balbutia le jeune père qui se tenait là, à bout d'émotion, cette pierre est splendide...
– Gardez-la en souvenir d'un jour solennel. Je suis certain que votre femme la portera avec plaisir, même si sa satisfaction ne peut encore s'accompagner de celle d'éblouir toute une ville, cela viendra... Comment se nomme ce bel enfant ?
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