Les parents, les grands-parents se regardèrent.
À La Rochelle la question aurait été depuis longtemps débattue, les prénoms arrêtés non sans discussions ferventes. On se tourna vers Manigault mais celui-ci était à bout. Il évoqua ses ancêtres dont les portraits garnissaient jadis les murs de sa demeure et ne put retrouver le nom d'un seul. Sa mémoire sombrait sous la plus incommensurable envie de dormir que peut éprouver un père qui a passé la nuit à attendre la mort de sa fille. Il avoua son impuissance, rendit les armes.
– Choisissez vous-mêmes, mes enfants. Aussi bien, là où nous sommes qu'importent les usages, auxquels nous attachions tant de prix. À votre tour, maintenant...
Jenny et son mari protestèrent. Eux non plus, n'y avaient pas songé, se reposant sur l'autorité paternelle. Leur responsabilité les écrasait. On ne pouvait choisir au hasard le nom d'un enfant aussi merveilleux.
– Dame Angélique, inspirez-nous, décida tout à coup Jenny... Oui... Je veux que ce soit vous qui le nommiez. Cela lui portera bonheur. C'est vous qui nous avez conduits jusqu'ici ; c'est vous qui nous avez guidés... Cette nuit, lorsque je vous ai fait appeler, je sentais que rien ne pouvait m'arriver de mal si vous étiez à mes côtés. Donnez-lui son nom, dame Angélique... Donnez-lui un nom qui vous soit cher... et que vous serez heureuse de voir porté par un petit garçon... plein de vie...
Elle s'interrompit et Angélique se demanda ce que savait Jenny pour la regarder ainsi avec des yeux pleins de larmes et de tendresse. C'était une jeune femme au cœur délicat. Le mariage et les épreuves avaient transformé son adolescence étourdie. Elle vouait à Angélique une affection sans bornes et une grande admiration.
– Vous m'embarrassez, Jenny.
– Je vous en prie.
Angélique reporta son regard sur le bébé qu'elle tenait au creux de ses bras. Il était blond et rond. Il aurait peut-être les yeux bleus. Il ressemblerait à Jérémie... Et à un autre enfant si blond, si rose qu'elle avait tenu elle aussi contre son cœur. Elle caressa doucement le petit crâne velouté.
– Nommez-le Charles-Henri, dit-elle, vous avez raison, Jenny. Cela me réjouira qu'il s'appelle ainsi.
Elle se pencha pour remettre l'enfant entre les bras de la jeune femme et parvint à sourire.
– S'il lui ressemble vous serez une mère heureuse, Jenny, dit-elle tout bas, car c'était, en vérité, le plus beau des petits garçons.
Elle l'embrassa et sortit sur le seuil de la cabane.
Le soleil la frappa en plein visage et elle eut l'impression qu'il y avait une foule immense devant elle d'où montait une grande rumeur. Angélique vacilla et porta la main à ses yeux. Elle s'apercevait qu'elle était épuisée.
Une poigne solide la soutint.
– Venez, dit la voix impérative de son mari.
Elle fit quelques pas. Son étourdissement se dissipait. Il n'y avait pas de foule mais seulement le groupe compact des Protestants auxquels se mêlaient les hommes d'équipage du Gouldsboro, les coureurs de bois, Crowley, M. d'Urville, quelques Indiens et même les soldats espagnols dans leurs armures noires.
La nouvelle prodigieuse de la naissance d'un enfant blanc avait fait accourir toute la contrée.
– Écoutez-moi...
Le comte de Peyrac s'adressait à eux.
– Vous êtes tous venus, hommes de race blanche, pour contempler cette merveille chaque fois renouvelée : la naissance d'un enfant parmi nous. Promesse de vie qui chaque fois écarte les souvenirs de mort. À cause de ce frêle enfant, vous vous sentez unis et vous oubliez de vous haïr. C'est pourquoi l'heure me semble propice de m'adresser à vous tous, qui portez sur vos épaules le sort du peuple parmi lequel cet enfant nouveau-né doit grandir... À vous qui venez de La Rochelle, à vous qui venez d'Écosse ou d'Allemagne ou d'Angleterre ou d'Espagne, à vous commerçants ou nobles, chasseurs ou soldats... Le temps des querelles doit se clore. Nous ne devons jamais oublier que nous avons un lien commun. Nous sommes tous des bannis... Tous nous avons été rejetés par nos frères. Les uns à cause de leur foi, les autres pour leur impiété, les uns pour leur richesse, les autres pour leur pauvreté. Réjouissons-nous, il n'est pas donné à tous d'avoir l'honneur d'édifier un Nouveau Monde... J'étais jadis seigneur de Toulouse et d'Aquitaine. Mes domaines étaient multiples, ma fortune immense. La jalousie du roi de France qui redoutait la puissance féodale des provinces, a fait de moi un errant, un homme sans nom, sans pays, sans droits, Accusé sous mille prétextes, condamné à mort, j'ai dû m'enfuir. J'avais tout perdu, domaines, châteaux, puissance, et j'étais séparé à jamais des miens. De la femme que j'aimais et que j'avais épousée et qui m'avait donné des fils...
Il s'interrompit, promena un regard attentif sur les êtres haillonneux et disparates qui l'écoutaient en retenant leur souffle et ses prunelles s'égayèrent.
– Aujourd'hui, je me réjouis de ces épreuves. Il me reste la vie et le sentiment inappréciable d'être utile en ce monde. De plus un sort heureux – que vous appellerez Providence, messieurs, ajouta-t-il avec un grand salut vers les Protestants – m'a rendu la femme que j'aimais.
Il éleva la main qui tenait celle d'Angélique.
– La voici... Voici celle que j'ai épousée, il y a quinze ans, dans la cathédrale de Toulouse, parmi les fastes et les honneurs... Voici la comtesse de Peyrac de Morens d'Isritru, ma femme.
Angélique était presque aussi stupéfaite que les assistants, de cette annonce impromptue. Elle jeta à son mari un regard éperdu auquel il répondit par un sourire complice. Et ce fut comme si elle le revoyait dans la cathédrale de Toulouse, lorsqu'il cherchait en vain à rassurer la petite épousée terrifiée.
Il gardait ce sens théâtral des chaudes civilisations méridionales. Très à l'aise, enchanté de son effet, il la fit s'avancer parmi la pauvre assemblée la présentant comme il l'eût fait aux plus grandes personnalités d'une ville.
– Voici ma femme... La comtesse de Peyrac.
Le joyeux gentilhomme normand fut le premier à se ressaisir, envoya en l'air son chapeau.
– Vive la comtesse de Peyrac !
Ce fut le signal d'une ovation qui, peu à peu, devint délirante. Ils passèrent parmi les applaudissements et les sourires amicaux. La main d'Angélique frémissait dans celle du comte de Peyrac, comme autrefois, mais elle souriait. Et elle se sentait mille fois plus heureuse que s'il l'avait conduite parmi la gloire, sur un chemin de roses.
Chapitre 8
Tout au long de la journée, maître Gabriel Berne essaya d'approcher d'Angélique pour lui parler. Elle s'en aperçut et fit en sorte de l'éviter. Comme, le soir, elle se trouvait seule près de la source, elle se retourna et le vit s'avancer. Elle en fut contrariée. Il s'était comporté de telle façon au cours de ce voyage qu'elle avait fini par douter de sa raison et qu'il lui inspirait un peu de crainte. On ne savait à quelles extrémités pouvait le porter son dépit. Mais il s'exprima avec calme et ses premiers mots firent tomber les préventions d'Angélique.
– Je vous cherchais, madame, pour vous exprimer mes regrets. L'ignorance dans laquelle vous m'avez tenu des liens qui vous unissaient à M. de Peyrac fut la cause de mes erreurs. Car malgré...
Il hésita et continua avec effort.
– ... Mon amour pour vous, jamais je n'aurais tenté de rompre un lien sacré. Or, ma douleur de vous voir attirée par un autre se doublait de celle de vous croire méprisable... Je sais maintenant qu'il n'en était rien. J'en suis heureux.
Il prononça ces mots avec un nouveau soupir et baissa la tête. La rancœur d'Angélique s'évanouit. Elle n'oubliait pas qu'il avait failli tuer son mari et lui avait causé un tort grave, mais il n'était pas sans excuse. Et aujourd'hui elle était heureuse alors que lui souffrait.
– Merci, maître Berne, moi-même j'ai eu mes torts. J'ai manqué de franchise envers vous, me trouvant dans l'impossibilité de vous expliquer le drame dans lequel je me débattais. Après une séparation de quinze ans au cours de laquelle je m'étais considérée veuve, le hasard me remettait en face de celui qui avait été mon époux et... nous ne nous reconnaissions pas. Le grand seigneur dont je gardais le souvenir était devenu un aventurier des mers, et moi-même... j'ai été votre servante, maître Berne, et vous savez dans quelles tristes conditions vous m'avez recueillie. C'est vous qui avez été chercher mon enfant dans la forêt et qui m'avez arrachée à la prison. Cela ne peut s'effacer. Mon époux a pris ombrage de l'affection que je vous portais à vous et à votre famille. Des querelles nous ont opposés. Aujourd'hui, elles sont oubliées, et nous pouvons avouer notre amour.
Le visage de Berne se crispa. Il n'était pas guéri de sa passion. Il lui jeta un regard de détresse et elle le sentit ému. Il avait beaucoup changé depuis La Rochelle. Son embonpoint de marchand sédentaire avait fait place à une carrure vigoureuse où l'on reconnaissait des ascendances paysannes. Elle pensa que des épaules pareilles n'étaient pas faites pour se courber sur des comptes dans la pénombre d'un magasin, mais bien pour supporter le poids d'un nouveau monde. Gabriel Berne avait trouvé son destin. Il ne le savait pas encore. Il souffrait.
– Mon cœur saigne, dit-il d'une voix étouffée. Je ne croyais pas qu'on pouvait perdre ainsi le sang de son cœur sans mourir. Je ne savais pas qu'on pût tant souffrir d'aimer. Il me semble que je comprends aujourd'hui les folies et les crimes que les hommes commettent pour une passion charnelle... Je ne me reconnais plus, je me fais peur... Oui, c'est dur de fléchir, de se voir face à face. J'ai tout perdu. Il ne me reste plus rien.
Jadis elle lui eût dit, sincère, et certaine de le réconforter : « Il vous reste votre foi. » Mais elle sentait que Gabriel Berne traversait ce désert noir et sans espérance qu'elle avait elle-même parcouru. Elle dit seulement :
– Il vous reste Abigaël.
Le Rochelais la regarda avec le plus grand étonnement.
– Abigaël ?
– Oui, Abigaël, votre amie de La Rochelle, votre amie de toujours. Elle vous aime en secret et depuis longtemps. Peut-être vous aimait-elle déjà quand vous vous êtes marié ? Cela fait des années qu'elle vit dans votre ombre et qu'elle souffre d'amour elle aussi. Berne était bouleversé.
– C'est impossible. Nous étions amis d'enfance. Je me suis accoutumé à la voir venir en voisine. Elle a soigné ma femme avec dévouement pendant sa dernière maladie, elle l'a pleurée avec moi... Et depuis je n'ai jamais soupçonné...
– Vous ne vous aperceviez pas de son attachement. Elle est trop pudique et discrète pour vous en faire l'aveu. Épousez-la, maître Berne. C'est l'épouse qu'il vous faut, bonne, pieuse et belle. Vous êtes-vous jamais aperçu qu'elle avait les plus beaux cheveux du monde ? Lorsqu'elle les déroule, ils lui tombent jusqu'aux reins.
Brusquement le marchand se fâcha.
– Pour qui me prenez-vous ? Pour un enfant qui a perdu son jouet et que l'on distrait de son chagrin en lui en donnant un autre. Soit ! Abigaël m'aime. Est-ce à dire que mes sentiments sont variables comme la pluie et le beau temps. Je ne suis pas une girouette. Vous avez une tendance fâcheuse à traiter la vie avec désinvolture. Il est temps que vous oubliiez une indépendance qui, pour ne pas être voulue, ne vous en a pas moins coûté cher et que vous mettiez tout en œuvre pour plier votre personne, par trop brillante et légère, à vos devoirs d'épouse.
– Oui, maître Berne, répondit Angélique, du ton qu'elle prenait à La Rochelle quand il lui donnait un ordre.
Il sursauta, parut se rappeler leur nouvelle condition et balbutia une excuse. Puis il la regarda intensément. À jamais, il fixait l'image de celle qui avait traversé sa vie comme une fulgurante étoile, la femme du destin entrevue un soir de jeunesse dans les bas-fonds de Paris, celle qui, retrouvée plus tard au tournant d'un chemin creux où le guettaient des bandits, avait bouleversé son existence, pour finalement les sauver lui et ses enfants d'un sort misérable. Il comprenait qu'elle avait rempli sa tâche auprès d'eux, que leur chemin bifurquait. Les traits de maître Berne se raffermirent, son visage retrouva son expression sereine, un peu distante.
– Adieu, madame, dit-il, et merci.
Il s'en alla à grands pas et Angélique l'entendit demander à l'entrée du camp où se trouvait Abigaël. Elle demeura pensive. Abigaël allait être heureuse. Du jour où Berne serait son époux, il s'interdirait de penser à Angélique et, d'ailleurs, sa douce amie était celle qu'il lui fallait pour combler ses désirs d'homme tourmenté par une conscience pointilleuse.
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