– Vous conversiez avec votre ami Berne, dit la voix de Joffrey de Peyrac derrière elle. Il insistait sur le mot « ami ».
Angélique n'ignora pas l'allusion.
– Il n'est plus tout à fait mon ami depuis qu'il vous a menacé.
– Mais n'importe quelle femme éprouve quelque mélancolie à détourner d'elle un amoureux passionné.
– Oh ! que vous êtes sot, fit Angélique en riant. Je ne sais jamais si je dois croire à votre jalousie tant elle me paraît sans objet. J'essayais de convaincre maître Berne qu'il y a une femme digne de lui qui l'aime et l'attend depuis des années. Malheureusement, il est de ces hommes qui ont passé à côté du bonheur, parce qu'ils ne pouvaient s'empêcher de considérer la femme comme un piège dangereux et traître.
– Votre rencontre a-t-elle beaucoup contribué à le faire changer d'avis ? dit Joffrey de Peyrac avec ironie. Je ne pense pas, si j'en crois l'état de rage démente dans lequel vous l'aviez réduit.
– Vous exagérez toujours, dit Angélique en feignant l'humeur.
– Un pistolet braqué sur moi suffit pour me convaincre de l'extrémité à laquelle vous portez ceux qui ont eu le malheur de s'éprendre de vous.
Il la prit dans ses bras.
– Fuyante maîtresse ! je remercie le ciel que vous soyez ma femme. Je peux au moins vous enchaîner avec le droit pour moi. Ainsi, vous lui avez remis Abigaël ?...
– Oui. Elle saura se l'attacher. Elle est très belle.
– Je l'ai remarqué.
Angélique ressentit un pincement au cœur.
– Je sais en effet que vous l'avez remarqué... dès le premier soir sur le Gouldsboro.
– Jalouse, enfin ?... dit le comte avec satisfaction.
– Vous avez pour elle des égards que vous n'avez pas pour moi. Vous lui faites confiance en tout, alors que vous vous méfiez de moi, je ne sais pas pourquoi ?
– Je ne le sais que trop, hélas ! Vous me rendez faible et je ne suis pas sûr de vous.
– Quand donc le serez-vous ? fit-elle attristée.
– Il reste encore un doute à écarter.
– Lequel ?
– Je m'expliquerai en temps voulu. Ne prenez pas cet air abattu, ma triomphante. Ce n'est pas parce qu'un homme que vous avez beaucoup torturé, vous approche avec prudence, qu'il vous faut crier au désastre. Pour ma part, je m'accommode assez bien des tempêtes et des sirènes à la périlleuse séduction. Mais je comprends qu'une Abigaël puisse être un délicieux refuge. J'ai vu dès ce premier soir qu'elle était amoureuse de ce Berne. C'était elle qui avait besoin d'être réconfortée. Elle le croyait sur le point de décéder et souffrait mille morts. Mais il ne voyait que vous, à son chevet. Spectacle qui, pour moi aussi, manquait d'attrait. Disons que ce qui nous a rapprochés, elle et moi, c'est un malheur commun. Elle avait l'air d'une vierge martyre, d'une flamme pure qui se consumait, et malgré sa douleur elle était la seule parmi tous ces justes exécrables à me regarder avec reconnaissance.
– J'aime beaucoup Abigaël, dit Angélique d'un ton tranchant, mais je ne peux supporter que vous parliez d'elle avec cette tendresse.
– Vous n'avez pas sa grandeur d'âme ?
– Certes non, quand il s'agit de vous.
Ils marchaient en lisière de la forêt et se rapprochaient du chemin qui longeait la côte. Des chevaux hennirent derrière un bosquet de bouleaux.
– Quand partirons-nous pour l'expédition que vous projetez dans l'arrière-pays ? demanda Angélique.
– Dois-je comprendre que vous avez hâte de quitter vos amis ?
– J'ai hâte d'être seule avec vous, dit-elle en lui dédiant ce regard d'amoureuse qui le bouleversait.
Il baisa ses paupières doucement.
– Je m'en voudrais presque de vous taquiner, si vous ne méritiez pas quelque punition pour les tourments que vous m'avez causés. Nous partirons dans deux semaines. Il me faut prendre des dispositions pour que les nouveaux colons puissent affronter l'hiver. Il est terrible. Nos Rochelais vont avoir à se colleter avec la nature et les êtres. Les Indiens ne sont pas des esclaves apeurés comme dans les îles des Caraïbes et, quand la mer se fâche ici, elle ne badine pas. Ils vont avoir du mal, ils vont souffrir.
– On dirait que vous vous félicitez de leurs difficultés.
– Un peu. Je ne suis pas un saint, ma chérie, à l'âme attendrie et indulgente et je n'ai pas encore tout à fait oublié le méchant tour qu'ils m'ont joué. Mais la seule chose qui m'importe, à la vérité, c'est qu'ils réussissent l'œuvre que je leur confie et ils réussiront, je leur fais confiance. Leur esprit d'entreprise ne pourra renoncer aux perspectives entrevues.
– Leur avez-vous fait des conditions très dures ?
– Assez. Ils se sont incliné. Ce sont, après tout, gens de bon sens. Ils savent que leur part est belle alors qu'ils auraient pu se balancer au bout d'une corde.
– Pourquoi ? demanda Angélique tout à coup, pourquoi ne les avez-vous pas pendus aussitôt, dès leur défaite ? Comme vous l'avez fait pour vos mutins espagnols.
Joffrey de Peyrac hocha la tête avant de répondre. Elle trouvait étonnante la façon dont, tout en continuant à réfléchir et à deviser, il ne cessait de guetter autour de lui, d'un œil pénétrant, aiguisé, voyant au loin, à travers les arbres, semblait-il. Ainsi surveillait-il la mer, sur la dunette du Gouldsboro « l'homme-qui-écoute-l'Univers... ».
Il répondit au bout d'un long moment.
– Pourquoi ne les ai-je pas pendus aussitôt ? Il faut croire que je ne suis pas un impulsif, ma mie. Tout acte grave, et c'en est un que de priver de sang-froid une créature humaine de sa vie, demande à être réfléchi dans ses conséquences. Débarrasser le monde de ma racaille espagnole, tout en satisfaisant le code de justice des marins ne posait pas de problème. L'exécution ne réclamait aucun délai. Pour vos Rochelais c'était autre chose. Tous mes projets condamnés. En effet, impossible de m'éloigner vers l'intérieur sans laisser une communauté de colons sur le rivage comme je l'avais prévu. Il me fallait ce débouché, ce port, même embryonnaire. De plus, je trouvais stupide d'avoir amené jusque-là tous ces émigrants, pour devoir renoncer au départ prévu vers les sources du Mississippi. Leurs chefs pendus, je me retrouvais encombré de femmes et d'enfants hagards, obligé à un autre voyage vers l'Europe pour trouver d'autres colons qui sans doute ne les vaudraient pas. Car je rendais justice, comme vous m'en avez prié, à leurs qualités de courage et d'ingéniosité. Bref, il y avait là bien des objections qui pesaient d'un poids certain sur la balance et que ne compensaient pas la nécessité de faire un exemple et une très légitime rancœur.
Angélique l'écoutait en mordant sa lèvre inférieure.
– Et moi qui croyais que vous les aviez épargnés parce que je vous l'avais demandé !...
Il éclata de rire.
– Attendez-donc que je parvienne au bout de mes discours avant de prendre cet air déçu et mortifié. Ah ! que vous restez femme malgré votre sagesse toute neuve.
Il se mit à l'embrasser sur la bouche et ne la lâcha que lorsqu'elle eut cessé de lui résister et répondu à son baiser.
– Laissez-moi donc ajouter qu'une arrière-pensée me faisait craindre les réactions de dame Angélique devant un acte de justice normal, mais irréparable. Alors, j'hésitais... j'attendais.
– Quoi donc ?
– Que le sort décide... que les plateaux de la balance s'inclinent d'eux-mêmes d'une part ou de l'autre. Que vous veniez peut-être ?
Angélique à nouveau voulut s'échapper de ses bras.
– Quand je pense, s'écria-t-elle indignée, que je tremblais, que je défaillais à votre porte. Je croyais que vous alliez me tuer pour cette démarche. Et vous l'attendiez !...
Les yeux du comte étaient pleins d'étincelles rieuses. Il aimait la voir déraisonnable et un peu enfantine dans sa colère.
– J'hésitais, c'est vrai. J'avais la conviction que c'était vous qui décideriez de leur sort. Pourquoi cette indignation ?
– Je ne sais pas... j'ai l'impression que vous m'avez encore mystifiée.
– Nulle comédie, mon ange, de ma part. J'ai seulement laissé au sort le temps de se prononcer... Vous auriez pu ne pas venir me demander leur grâce.
– Et vous les auriez pendus ?
– Je le crois, j'avais remis ma décision jusqu'à l'aube.
Le visage du comte était devenu grave.
Il l'attirait plus près de lui, la contraignait à poser sa joue sur la sienne et elle sentait avec un frémissement, les sillons durcis de ses cicatrices, la chaleur de sa peau tannée.
– Mais tu es venue... Et maintenant tout est bien.
La nuit s'élevait de la mer et rejoignait l'ombre stagnant sous les arbres. Un Indien parut dans le sentier, tenant en bride deux montures. Joffrey de Peyrac se mit en selle.
– Vous m'accompagnez, madame.
– Où allons-nous ?
– Jusqu'à mon fief. Il est sans grâce. Un donjon de bois au-dessus de la baie. Mais on peut y aimer tranquillement. Ce soir, ma femme m'appartient.
Chapitre 9
– Où m'emmenez-vous ? avait demandé Angélique tandis que leurs montures les emportaient tous deux le long du rivage nocturne.
Et il avait répondu.
– Je possède un petit château pour y aimer tranquillement... au bord de la Garonne.
Alors elle s'était rappelé la douce nuit dans la lointaine Aquitaine, où il l'avait entraînée, à l'écart de Toulouse, pour lui faire connaître l'amour. Ici, le vent sauvage de la nuit les frappait de plein fouet, et quand ils arrivèrent aux abords d'une rustique construction, le tumulte de la mer était tel qu'ils ne pouvaient échanger trois paroles. Pourtant, à l'intérieur de ce fort de bois, qu'il avait érigé sur les rives du Nouveau Continent, le gentilhomme français s'était ménagé un luxueux asile. On y oubliait la précarité d'une existence encore mal ancrée parmi une nature indomptée. Il y avait entassé des trésors, des objets d'art, des instruments précieux, que des Indiens, choisis par lui, gardaient durant ses absences avec le respect superstitieux des primitifs pour ce qui ne s'explique pas. Les murs de la pièce principale, au sommet du donjon, étaient garnis d'armes qui toutes, sabres, mousquets et pistolets prêts à servir, représentaient des spécimens magnifiques d'armurerie espagnole, française ou turque. Leur étincelante panoplie aurait eu quelque chose d'inquiétant sans la lueur colorée et comme magique de deux lustres en verrerie de Venise dans lesquels brûlaient des mèches allumées. L'huile grésillante répandait une odeur tiède qui se mêlait à celle des mets préparés sur la table et où abondaient, autour d'une pièce de gibier rôti, les fruits et légumes de la contrée.
Des épis de maïs grillés mettaient leurs taches d'or aux deux extrémités. Joffrey de Peyrac fit verser dans les coupes un vin pourpre, un autre transparent comme de l'opale, puis les serviteurs retirés, jeta un regard attentif sur l'ordonnance de la table préparée pour ce simple souper.
Angélique, debout près de la fenêtre, ne le quittait pas des yeux.
« Il sera toujours un grand seigneur », se dit-elle. Et elle reconnut en lui cette qualité noble qu'elle avait aimée en Philippe, celle de résister à la contrainte de la nature qui irrésistiblement cherche à ramener l'homme à une condition servile, à lui faire oublier ses conquêtes : raffinement, courtoisie, faste. Comme Philippe savait opposer aux fatigues de la guerre son armure orfévrée et ses manchettes de dentelle, Joffrey de Peyrac avait affronté divers destins avec une constante élégance.
Il avait fallu la coalition la plus basse des humains et sa volonté de leur échapper, pour lui faire accepter d'être, pendant un certain temps, une épave en haillons traînant ses plaies. Angélique ne savait pas tout de son combat, mais elle le devinait en le voyant droit, raide, sous la clarté étrange des lampes qui accusait les cicatrices de son visage. Sa démarche aisée, il la devait à d'incroyables souffrances et sa voix à jamais déformée en témoignait. Pourtant il paraissait d'acier, prêt à porter sur ses épaules une nouvelle existence de luttes, d'espoirs, de triomphe, de déception, qui sait ?...
Le cœur d'Angélique se fondit de tendresse. Il cessait de lui faire peur quand elle songeait à ce qu'il avait enduré et, comme toutes les femmes, elle aurait voulu pouvoir le prendre sur son cœur, le soigner et panser ses blessures. N'était-elle pas sa femme ? Mais alors, le sort les avait séparés.
Maintenant il n'avait plus guère besoin d'elle. Il avait traversé une partie de sa vie sans avoir besoin d'elle et semblait s'en trouver fort bien.
– Mon domaine vous plaît-il ?
Angélique se tourna vers l'étroite meurtrière d'où montait le mugissement des flots. Ce n'est pas sur la baie, mais sur la mer échevelée que regardait le fort construit spécialement par Joffrey de Peyrac pour y résider quand il venait à Gouldsboro. Le choix de cette position avouait un secret tourment, peut-être une amertume. L'homme qui recherche la nature la plus sauvage pour y rêver, le fait souvent pour contempler l'image de son cœur. À quelle femme rêvait Joffrey de Peyrac lorsqu'il se réfugiait dans ce fortin en nid d'aigle, battu par les flots ? Était-ce à elle, Angélique ?...
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