Non il ne rêvait pas d'elle. Il tirait des plans pour aller chercher de l'or aux sources du Mississippi, ou pour savoir quelle sorte de colons, il pourrait installer sur ses terres à construire un port.

Elle répondit.

– La petite Garonne était plus douce que cet océan coléreux. Ce n'était qu'un mince filet d'argent sous la lune... Il y avait une brise parfumée, et non pas ce vent terrible qui essaye de s'insinuer pour souffler les lampes.

– La petite épousée des bords de la Garonne était plus anodine aussi que celle que j'emmène ce soir dans mon repaire au bout du monde.

– Et son époux moins redoutable que celui qu'elle retrouve aujourd'hui.

Ils rirent en s'affrontant du regard. Angélique rabattit le volet de bois et le fracas des éléments s'estompa. Il régna alors dans la pièce une intimité mystérieuse.

– C'est étrange, murmura Angélique, il me semble que tout m'est rendu au centuple. J'ai cru quitter pour toujours le pays de mon enfance, la terre de mes aïeux. Puis-je dire que les arbres qui nous entourent me rappellent la forêt de Nieul ? Oui, mais grandie, tellement plus belle encore, profonde, opulente. J'ai l'impression qu'il en est ainsi de tout. Tout est démesuré, magnifié, exalté : la vie, l'avenir... notre amour.

Elle prononça ce dernier mot plus bas encore... presque timidement, et il ne parut pas l'entendre.

Pourtant, au bout d'un moment il prolongea sa pensée.

– Je me souviens aussi que ma petite résidence en Garonne était garnie de jolis bibelots, mais je gage qu'aujourd'hui ce décor convient mieux à votre humeur guerrière.

Il avait surpris son coup d'œil admiratif sur les armes. Elle faillit répondre promptement qu'il y avait d'autres choses plus féminines qui l'intéressaient, mais elle vit une lueur taquine dans ses yeux et se retint. Il demanda :

– Dois-je comprendre que, semblable à vos pareilles, vous êtes quand même attirée par les gourmandises préparées à votre intention ? Encore que celles-ci ne valent pas celles de la Cour.

Angélique secoua la tête.

– J'ai faim d'autre chose.

– De quoi donc ?

Elle sentit avec bonheur son bras entourer ses épaules.

– Je n'ose espérer, chuchota-t-il, que vous vous soyez intéressée aux fourrures de ce grand lit. Elles sont pourtant fort précieuses et je les ai choisies en songeant combien vous seriez belle parmi elles.

– Vous songiez à moi ?

– Hélas !

– Pourquoi cet hélas ! Vous ai-je tant déçu ?

Elle serrait entre ses doigts les dures épaules, sous le pourpoint. Brusquement elle s'était mise à trembler. L'enlacement de ses bras et la chaleur de sa poitrine avaient comme déclenché en elle un bouleversement fulgurant. Avec la fièvre délicieuse du désir, se réveillait toute sa science amoureuse. Ah ! s'il se pouvait que dans ses bras elle redevînt vivante, elle saurait lui prouver sa reconnaissance. Il n'en est pas de plus farouche et de plus infinie que celle que la femme voue à l'homme qui sait la rendre heureuse dans toutes les fibres de son être.

Il vit avec émerveillement le regard d'Angélique s'élargir, vert et lumineux comme un étang au soleil, et tandis qu'il se penchait elle noua avec passion ses beaux bras autour de sa nuque et ce fut elle qui prit ses lèvres.

*****

Nuit sans fin. Une nuit de caresses, de baisers, d'étreintes, d'aveux murmurés et redits, de sommeil sans rêves, entrecoupé de réveils amoureux.

Dans les bras de celui qu'elle avait tant aimé et tant attendu, Angélique, transportée, redevenait la Vénus secrète des nuits d'amour qui faisait défaillir d'extase ses amants comblés, les laissant frappés d'un regret et d'une douleur inguérissables. Le vent de la tempête emportait les souvenirs, effaçait les fantômes...

– Si tu étais resté près de moi..., soupirait-elle.

Et il savait que c'était vrai, que s'il était resté près d'elle il n'y aurait jamais eu que lui dans sa vie. Et que lui-même ne l'aurait jamais trahie. Car nulle autre femme, nul autre homme ne pouvaient leur apporter ce bonheur inouï qu'ils se donnaient l'un à l'autre. Angélique en émergea lasse, enchantée et frappée de la plus sereine vision du monde qu'on puisse éprouver au matin de la vie.

L'existence avait pris un autre cours. Les nuits n'apporteraient plus la froide solitude, mais la promesse de l'éclatant plaisir, des heures comblées, grisantes, puis tendres et apaisées, qu'importaient la couche, pauvre ou riche, l'hiver, la sauvagerie des bois ou l'ivresse de l'été. Elle dormirait contre lui, nuit après nuit, dans le danger et dans la paix, dans la réussite ou l'échec. Ils auraient leurs nuits, refuges d'amour, havres de tendresse. Et ils auraient les jours, pleins de découvertes et de conquêtes, qu'ils vivraient côte à côte.

*****

Elle s'étira parmi les fourrures blanches et grises qui la recouvraient à demi. Les lustres étaient éteints. Une lueur filtrait derrière le volet de bois. Elle s'aperçut que Joffrey de Peyrac était debout, déjà habillé et botté. Il la fixait d'un regard énigmatique. Mais elle ne craignait plus le soupçon de ce regard. Elle lui sourit, toute à sa victoire.

– Déjà levé ?

– Il n'est que temps. Un Indien au grand galop vient d'annoncer l'approche de la caravane de Boston. Si j'ai pu m'arracher aux délices de cette couche, ce n'est certes pas parce que vous m'y avez encouragé, je dirais même que jusque dans votre sommeil vous sembliez mettre tout en œuvre pour me détourner des tâches qui m'attendent dès l'aube. Vos talents sont par trop habiles.

– Ne vous étiez-vous pas plaint la première fois d'un manque... précisément, de compétences, qui vous avait paru blessant ?

– Hum ! hum ! fit-il, je reste perplexe. Je ne suis pas si sûr que vos élans de cette nuit n'aient pas piqué ma jalousie rétrospective. Je n'avais pas souvenir de vous avoir menée moi-même à une telle perfection. Enfin, admettons que vous devez tout à votre premier initiateur ; il aurait mauvaise grâce à ne pas se sentir comblé...

Il mit un genou sur le bord du lit pour se pencher et la contempler dans le désordre de sa chevelure lumineuse.

– Et ça se déguise en pauvre servante pieuse ! Et ça joue les fières Huguenotes, prudes et froides !... Et l'on s'y laisse prendre ! Quand donc vous moquez-vous du monde, déesse ?

– Moins souvent que vous. Je n'ai jamais su bien ruser, sauf dans un mortel danger. Joffrey, je ne vous ai jamais joué de comédie, ni avant ni maintenant, je me suis battue contre vous à armes franches.

Alors vous êtes la plus surprenante des créatures, la plus imprévisible, la plus changeante, à mille facettes... Mais vous venez de prononcer un mot inquiétant : vous vous êtes battue contre moi... Vous le considériez donc comme un ennemi, ce mari revenant ?...

– Vous doutiez de mon amour.

– Étiez-vous sans reproche ?

– Je vous ai toujours aimé plus que tout.

– Vous commencez à m'en persuader. Mais notre combat, pour avoir pris un tour plus doux, est-il terminé ?

– Je l'espère, fit-elle inquiète.

Il secoua la tête d'un air songeur.

– Il y a encore bien des aspects de votre comportement passé qui me demeurent mystérieux.

– Lesquels ? Je vous expliquerai tout.

– Non. Je me méfie des explications. Je veux vous voir sans feinte. Et répondant par un sourire à son regard anxieux.

– Levez-vous, chérie. Il faut que nous allions au-devant de la caravane.

Chapitre 10

Ils étaient arrivés aux abords d'un lieu désert enrobé de brumes, où l'on entendait pourtant comme l'écho de milliers de voix. Angélique tournait la tête de droite à gauche.

– Je ne vois personne. Quel est ce phénomène ?

Sans répondre, Joffrey de Peyrac mit pied à terre. Depuis quelques instants, il semblait distrait. Après l'avoir cru préoccupé, elle s'étonnait qu'il ne lui communiquât pas son souci. Il vint à elle et lui tendit les bras pour l'aider à descendre de cheval. Il lui sourit avec une infinie tendresse mais ses traits demeuraient tendus.

– Qu'avez-vous ? lui demanda-t-elle à plusieurs reprises.

– Rien, mon cœur, répondit-il, en la serrant contre lui tandis qu'il l'entraînait entre les arbres, ne vous ai-je pas dit que ce jour est le plus beau de notre vie ?

Elle vit qu'il n'était pas préoccupé, mais ému. Elle en fut encore plus inquiète. Son bonheur était encore si fragile qu'elle tremblait de voir un événement fortuit le lui enlever à nouveau. Était-ce l'atmosphère ouatée qui lui mettait au cœur, non pas une angoisse, mais une impression d'attente ?

– Quand il fait clair ici, la vie semble très simple, dit-elle à haute voix comme si elle voulait rompre un charme qui s'imposait, mais quand le brouillard nous enveloppe tout est remis en question. Ce doit être pour cela qu'on s'attache à ce pays. On attend sans cesse un événement, une surprise, on sent que quelque chose va se passer, quelque chose d'heureux.

– C'est en effet pour vous réserver une surprise heureuse que je vous ai amenée ici.

– Mais que peut-il m'arriver encore d'heureux puisque je vous ai retrouvé ?

Il la fixa avec une attention ombrageuse, de ce regard qu'elle avait si souvent senti peser sur elle, à bord du Gouldsboro. Lorsqu'il l'examinait ainsi, elle savait qu'il doutait d'elle, qu'il lui réclamait des comptes et que l'amertume qu'elle lui avait infligée par son passé n'était pas effacée.

Mais il ne répondit pas à l'interrogation qu'il pouvait lire dans ses yeux. À mesure qu'ils avançaient un bruit grondant leur parvenait, mêlé à des bruits de voix humaines. Ils arrivèrent devant un amoncellement de rochers rouges où la mer s'engouffrait avec fracas. Les voix se multipliaient, portées par un écho qui les amplifiait. Nulle silhouette humaine ne s'apercevant, le phénomène avait quelque chose d'inquiétant. Angélique finit par distinguer sur la mer, de l'autre côté des roches, des petits points noirs qui flottaient, les têtes d'audacieux nageurs.

– Ce sont les enfants indigènes qui se livrent à leur jeu favori, dit Joffrey de Peyrac.

Le jeu consistait à se placer sur le trajet d'une lame particulièrement haute et, porté sur la crête écumante, de se précipiter avec elle dans l'antre noir d'une caverne où elle se fracassait. L'art du nageur était de se rattraper à la paroi rocheuse avant d'être broyé contre elle par la violence du choc. Il apparaissait alors au sommet de l'éboulis de rochers et courait plonger à nouveau pour recommencer.

Angélique les considérait sans faire un mouvement. Ce qui la retenait, c'était moins leur dangereux exploit qu'une certitude de reconnaître le décor. Elle cherchait à se rappeler où elle avait pu avoir sous les yeux un tel spectacle. Elle se tourna vers son mari pour lui faire part de ses réflexions. Une voix jeune, criant à travers la grotte un appel, fut le choc qui dissipa l'obscurité de sa mémoire. Ce n'était pas elle qui avait vu cela en rêve, c'était Florimond. Elle crut entendre les paroles qu'il lui disait un soir, au château du Plessis, alors que pesaient sur eux des menaces de mort, « J'ai vu mon père et mon frère en songe... Cantor était au sommet d'une grande vague blanche et il me criait : Viens, Florimond... Viens faire cela avec moi, c'est tellement amusant... Ils sont dans un pays plein d'arcs-en-ciel... ». Les yeux d'Angélique s'ouvrirent. La vision de Florimond se recomposait devant elle. Les arcs-en-ciel tremblaient à travers les feuillages, la vague blanche était là...

– Qu'avez-vous ? demanda Joffrey de Peyrac avec inquiétude.

– Je ne sais pas ce qui m'arrive, dit Angélique qui était toute pâle, j'ai déjà vu ce paysage... en songe. Ou plutôt, ce n'était pas moi... Mais comment a-t-il pu réellement voir cela, murmura-t-elle se parlant à elle-même... Les enfants ont de ces presciences...

Elle n'osait pas prononcer le nom de Florimond. Leurs fils disparus demeuraient entre eux. C'était à leur sujet qu'il lui avait fait les plus durs reproches et elle ne voulait pas aujourd'hui, après les heures merveilleuses qu'ils avaient connues dans les bras l'un de l'autre, évoquer une cause de peine et de mésentente.

Mais c'était comme si elle le voyait là, devant elle, avec une acuité étonnante, le petit Florimond.

Depuis des années elle ne l'avait évoqué avec une telle précision. Il se tenait là avec son sourire étincelant, ses yeux charmeurs : « Mère, il faut partir »... Il lui avait dit cela, sentant que la mort rôdait, mais elle ne l'avait pas écouté, et il s'était enfui, poussé par l'instinct de vivre qui, Dieu merci, guide les actions impulsives de la jeunesse. Il ne pouvait sauver de force sa mère, ni son frère, le pauvre petit, il avait au moins sauvé sa propre vie. Avait-il trouvé ce pays plein d'arcs-en-ciel où il s'imaginait que l'attendaient son père et Cantor. Cantor mort depuis sept années en Méditerranée ?