– Mais qu'avez-vous ? répéta le comte en fronçant les sourcils.
Elle s'efforça de sourire.
– Ce n'est rien. J'ai eu comme une vision, vous dis-je. Je vous expliquerai plus tard pourquoi. La caravane s'annonce-t-elle ?
– Montons sur ce tertre, nous les apercevrons. J'entends le bruit des chevaux, mais ils n'avancent qu'au pas car la sente est étroite.
De la légère éminence où ils se trouvaient, le regard, plongeant à travers les arbres, commençait à distinguer le mouvement causé par l'arrivée d'une troupe nombreuse. Les roues des chariots grinçaient sur les cailloux du chemin. Des plumes chatoyantes s'apercevaient entre les ramures. Coiffures des Indiens porteurs ? Non, ces plumages garnissaient les feutres des deux cavaliers de tête. En même temps qu'ils surgissaient en vue, à l'orée du bois, parvenait un écho musical. Le bras de Joffrey de Peyrac se tendit subitement.
– Les voyez-vous ? dit-il.
– Oui.
Elle mit sa main en auvent sur ses yeux afin de mieux distinguer les arrivants.
– Ce sont de très jeunes gens, me semble-t-il. L'un d'eux tient une guitare.
Le mot mourut sur ses lèvres. Son bras retomba. Pendant un instant elle éprouva comme un phénomène de désincarnation. Son corps était là, mais vidé de sa substance, elle était devenue une statue où seul demeurait vivant le pouvoir de la vue. Elle n'existait plus, elle était morte, mais elle voyait.
Elle les voyait... ces deux cavaliers qui s'avançaient. Et surtout l'un, le premier... et puis l'autre. Mais le premier était bien réel, tandis que l'autre, le page à la guitare, c'était une ombre, ou bien alors, elle était morte aussi.
Ils s'approchaient. Le mirage allait se dissiper. Mais plus ils s'approchaient, plus leurs traits se précisaient. C'était Florimond, son sourire étincelant, ses yeux rieurs et vifs.
– Florimond.
Il sauta à bas de son cheval et jeta un cri.
– Mère !
Alors il se mit à courir vers la colline les bras tendus. Angélique voulut s'élancer aussi, mais ses jambes se dérobèrent et elle tomba à genoux. Ce fut ainsi qu'elle le reçut contre son cœur, à genoux lui aussi, ses bras autour de son cou, sa tignasse brune contre son épaule.
– O Mère, disait-il, toi enfin. Je t'ai désobéi, je suis parti pour aller chercher mon père à ton secours. Il est arrivé à temps puisque te voici. Les soldats ne t'ont pas fait de mal ? Le Roi ne t'a pas mise en prison, je suis heureux, tellement heureux, mère !...
Angélique serrait de toutes ses forces contre elle le torse mince. Florimond, son petit compagnon, son petit chevalier !
– Je le savais, mon fils, murmura-t-elle d'une voix brisée, je le savais que je te retrouverais. Tu es venu dans ce pays plein d'arcs-en-ciel dont tu avais rêvé.
– Oui... et je les ai trouvés tous les deux, mon père et mon frère, Maman, regarde... C'est Cantor.
*****
L'autre adolescent se tenait à quelques pas du groupe. Florimond avait bien de la chance, songeait-il, de n'être pas intimidé. Il y avait si longtemps que lui, Cantor, ne l'avait pas revue, sa mère, la fée, la reine, l'éblouissant amour de sa petite enfance. Il n'était pas très sûr de la reconnaître en cette femme tombée qui serrait follement Florimond contre elle en balbutiant des mots éperdus. Mais elle tendit la main vers lui avec un appel et il s'élança. À son tour, il cherchait asile en ce bras qui l'avait bercé jadis. Il reconnaissait son parfum, son sein si doux, sa voix surtout qui éveillait tant de souvenirs, ceux des soirées devant l'âtre lorsqu'on faisait sauter les crêpes, ou lorsqu'elle venait l'embrasser plus tard, merveilleuse en ses atours somptueux.
– O, mère chérie !
– O mes fils, mes fils !... Mais c'est impossible, Florimond, Cantor ne peut être là ! Il est mort en Méditerranée.
Florimond avait son rire clair un peu moqueur.
– Tu ne sais donc pas, mère, que c'est mon père qui a attaqué la flotte du duc de Vivonne parce que Cantor était à bord. Il le savait et il voulait le reprendre.
– Il le savait.
C'étaient les premiers mots qui atteignaient la conscience d'Angélique depuis le moment bouleversant où elle avait distingué en les traits des deux cavaliers que lui désignait Joffrey de Peyrac ceux, chéris, de ses fils tant pleurés.
– Il le savait, répéta-t-elle.
*****
Ainsi tout cela n'était pas un rêve. Il y avait des années que ses fils étaient vivants. Joffrey de Peyrac avait « repris » Cantor, accueilli et gardé Florimond, et pendant ce temps-là, elle, Angélique, devenait à moitié folle de chagrin. Son premier réflexe, en reprenant pied dans la réalité, fut dès lors celui d'une colère aveugle. Avant que Joffrey de Peyrac ait pu prévoir son geste, elle s'était relevée et marchant sur lui, elle le frappa au visage.
– Vous le saviez, vous le saviez, cria-t-elle comme folle de rage et de douleur, et vous ne m'avez rien dit. Vous m'avez laissé pleurer de désespoir, vous vous réjouissiez de mes souffrances. Vous êtes un monstre. Vous me haïssez.
« Vous ne m'avez rien dit, ni à La Rochelle, ni pendant la traversée... ni cette nuit, même pas cette nuit... Ah ! qu'ai-je fait en m'attachant à un homme aussi cruel, je ne veux plus vous voir...
Elle s'élançait. Il la retint et dut employer toute sa force pour la maintenir.
– Laissez-moi, hurlait Angélique en se débattant, jamais je ne vous pardonnerai, jamais... Maintenant je le sais, vous ne m'aimez pas... Vous ne m'avez jamais aimée... Lâchez-moi.
– Où voulez-vous courir, folle que vous êtes ?
– Loin de vous... à jamais.
Elle épuisait ses forces contre sa force. Dans la crainte qu'elle ne s'échappât et ne commît quelque geste irréparable, le comte la broyait entre ses bras. Angélique, suffoquée, autant par cette étreinte de fer que par sa révolte et sa joie démentielle, sentit le souffle lui manquer, sa chevelure pesait un poids de plomb, tirait sa tête en arrière.
– O mes fils, mes fils, gémit-elle encore.
Joffrey de Peyrac ne tenait plus contre lui qu'un corps abandonné, au visage renversé, les yeux clos, mortellement pâle.
*****
– Ouf ! ma terrible !... Vous m'avez fait une belle peur !
Angélique reprenait ses sens. Elle était étendue sur une couche de feuillage, dans une cahute indienne, où son mari l'avait transportée évanouie. Son premier mouvement fut de repousser celui qui se penchait vers elle.
– Non, cette fois, c'est fini, je ne vous aime plus, monsieur de Peyrac, vous m'avez fait trop de mal.
Il sut ne pas sourire et, prenant de force la main qui se dérobait, il eut un mot qu'elle n'eût jamais attendu de lui.
– Pardonne-moi.
Elle eut un bref regard sur ce visage noble, marqué par la dure empreinte d'une vie de dangers et qui ne s'était jamais incliné. Elle se sentit près des larmes, mais de nouveau secoua la tête farouchement. Non, elle ne pardonnerait pas, il avait joué avec son cœur de mère. Il avait poussé l'insensibilité jusqu'à la torturer en lui reprochant de les avoir perdus, alors qu'il savait qu'ils étaient bien en vie l'attendant en Amérique, à Harvard et que c'était lui qui avait provoqué la « mort » de Cantor sans songer aux larmes qu'elle verserait, elle, sa mère, en apprenant la disparition de son enfant. Quelle indifférence pour les sentiments de celle qui avait été jadis sa femme ! C'était donc vrai ce soupçon qui l'avait effleurée, qu'il ne l'avait jamais beaucoup aimée.
Elle voulut se lever pour s'écarter de lui, mais elle était si faible qu'elle ne put échapper aux bras qui la retenaient doucement contre lui.
– Pardonne-moi, répéta-t-il tout bas.
Force lui fut pour fuir l'interrogation ardente du regard de son mari, de cacher son visage contre sa dure épaule.
– Vous saviez et vous ne m'avez rien dit. Vous avez laissé se prolonger la souffrance qui me rongeait le cœur alors que d'un mot vous auriez pu me transporter de joie. Vous ne m'avez rien dit quand vous m'avez retrouvée, ni sur le bateau... Même pas cette nuit, sanglota-t-elle tout à coup, même pas cette nuit.
– Cette nuit ?... O mon cœur ! Vous requériez tout mon être. Cette nuit, vous m'apparteniez enfin, et jalousement, égoïstement, je ne voulais personne entre nous. Je vous avais assez partagée avec tout l'univers. Chérie, c'est vrai, j'ai été dur et parfois injuste, mais je ne t'aurais pas traitée avec tant de rigueur si je ne t'avais autant aimée. Tu es la seule femme qui a eu le pouvoir de me faire souffrir. La pensée de tes trahisons a été longtemps un fer rouge sur mon cœur qui se croyait invulnérable. Le doute empoisonnait mes souvenirs, je te voyais frivole, le cœur sec, indifférente aux enfants que je t'avais donnés.
« Et t'ayant retrouvée, partagé entre mes doutes et l'attirance invincible que je ressentais pour toi, j'ai voulu t'éprouver, je voulais savoir qui tu étais, te voir en pleine lumière, je me méfiais de ce don de comédie dont toute femme est tant soit peu pourvue. J'avais retrouvé ma femme, mais non la mère de mes fils. Je voulais savoir... ce que j'ai su tout à l'heure lorsque, sans y être préparée, tu les as reconnus.
– J'ai cru mourir, gémit-elle. Ah ! vous avez failli me faire mourir avec votre méchanceté.
– La frayeur que j'ai éprouvée en te voyant si bouleversée m'a en effet puni d'avoir été brutal. Tu les aimais donc tant ?
– Vous n'aviez pas le droit d'en douter. C'est moi qui les ai élevés, qui me suis privée de pain pour eux, qui me suis...
Elle retint la phrase qui lui venait aux lèvres « qui me suis vendue pour eux ». Mais pour ne pas l'avoir prononcée son amertume n'en fut que plus grande.
– Je ne leur ai manqué que le jour où j'ai repoussé les avances du Roi, pour ne pas vous trahir, et je le regrette bien, je me suis précipitée dans des malheurs sans nom pour un homme qui ne m'estimait même pas, un homme qui me méprisait et me reniait, un homme qui ne mérite pas qu'une femme s'attache à lui jusqu'à en mourir. Vous ! Des femmes vous ont tellement adulé que vous vous imaginez qu'on peut jouer impunément avec leur cœur sans qu'il vous en coûte le moindre désagrément.
– N'empêche, dit Joffrey de Peyrac en portant un doigt à sa joue, que vous m'avez giflé, madame.
Angélique se souvint du geste de délire qu'elle avait eu et en fut secrètement atterrée. Mais elle ne voulut marquer aucune contrition.
– Je ne regrette rien. Pour une fois, monsieur de Peyrac, vous aurez payé comme il se doit vos mystifications de mauvais goût et... – elle le regarda bien en face – vos infidélités à vous aussi.
Il encaissa le coup avec beaucoup de sang-froid et une petite étincelle au fond des yeux.
– Alors, sommes-nous quittes ?...
– Pas si facilement, monsieur, dit Angélique dont les forces renaissantes alimentaient la combativité.
Oui, ses infidélités ! Toutes ces femmes de la Méditerranée qu'il avait comblées de présents pendant qu'elle-même traînait misère, et cette indifférence du sort de celle qui était la mère de ses fils...
Si seulement il ne l'avait pas serrée si fort contre lui elle lui aurait dit ce qu'elle en pensait. Mais il renversa le visage d'Angélique en arrière et très doucement essuya ses joues humides de larmes.
– Pardonne-moi, répéta-t-il pour la troisième fois.
Et il fallut à Angélique toute sa volonté pour se dérober aux lèvres qui se penchaient sur les siennes et se détourner.
– Non, fit-elle boudeuse.
Mais tant qu'il la tiendrait dans ses bras, il savait bien qu'il possédait un moyen irrésistible de la reconquérir. Ce bras autour d'elle, barrant la route à la solitude, la protégeant, la berçant, la câlinant, cela avait été le rêve de toute sa vie. Le rêve de toutes les femmes du monde, modeste et immense : l'amour.
Le soir viendrait qui scellerait leur réconciliation. Le soir, elle serait à nouveau dans ses bras, tous les soirs de sa vie...
La nuit, d'un seul mouvement elle pourrait retrouver leur chaleur. Le jour, elle vivrait à ses côtés, dans le rayonnement de sa présence invincible. Il n'y avait pas de courroux, si justifié soit-il, qui puisse contrebalancer de tels délices.
– Ah ! je suis lâche, soupira-t-elle.
– Bravo ! Une once de lâcheté sied à merveille à votre impérieuse beauté. Soyez lâche, soyez faible, ma chérie, cela vous va si bien.
– Je devrais vous haïr.
– Ne vous en privez pas, mon amour, à condition que vous continuiez à m'aimer. Dites-moi, ma mie, ne croyez-vous pas qu'il serait temps de rejoindre nos jouvenceaux et de les rassurer sur la bonne entente de leur père et de leur mère enfin retrouvés et unis ?... Ils ont de multiples récits à vous faire.
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