– Le feu ! Le feu !
Ils finirent par l'entendre et regardèrent dans la direction indiquée.
– Le feu est à l'entrepont... Avez-vous fait évacuer vos femmes ? Non, dit Manigault, nous leur avons recommandé de se tenir calmes pendant notre action. Mais... s'il y a le feu... pourquoi ne sortent-elles pas ?
Il hurla de toutes ses forces.
– Sortez ! Sortez !... Il y a le feu.
– Elles sont peut-être déjà étouffées, dit Berne.
Et il s'élança, suivi de Mercelot.
*****
L'attention s'était détournée du prisonnier. Celui-ci bondit alors avec la souplesse silencieuse d'un tigre. On entendit un râle sourd. Le matelot espagnol posté en sentinelle devant les appartements du Rescator s'effondra, égorgé par la pointe du poignard que celui-ci venait de tirer promptement du revers de sa botte.
En se retournant ils ne virent que ce corps étendu. Le Rescator s'était retranché dans sa cabine, hors de leur portée. Il devait déjà avoir saisi ses armes, et le déloger ne serait pas facile.
Manigault serra les poings, comprenant qu'il avait été joué.
– Le maudit ! Mais il ne perd rien pour attendre. Que deux d'entre vous restent là, recommanda-t-il à des matelots armés accourus. Nous devons courir sus au feu et nous nous occuperons de lui après. Il ne pourra nous échapper. Surveillez la porte et ne le laissez pas sortir vivant.
Angélique n'entendit pas ces dernières paroles. La pensée d'Honorine au sein du brasier l'avait jetée vers la partie du navire menacée.
On n'y voyait plus à deux pas. Devant la porte, Berne et Mercelot, toussant et suffoquant, essayaient de l'enfoncer.
– La barre est mise à l'intérieur.
Ils se saisirent d'une hache et réussirent à faire sauter le vantail de bois. Des silhouettes titubantes apparurent, les bras sur les yeux. Des accès de toux, des éternuements, des cris et des pleurs s'élevaient du nuage opaque. Angélique plongea en aveugle, se heurtant à des êtres invisibles qui se débattaient dans ce cauchemar. Des mains s'agrippaient à elle. Elle releva quelques enfants effondrés et les tira au-dehors. Machinalement, elle enregistrait qu'elle ne sentait pourtant aucune odeur de fumée. Les yeux la piquaient, mais à part cette sensation et une irritation de la gorge, son malaise n'était pas grand. Sans craindre désormais de défaillir elle revint dans la cale embrumée, à la recherche d'Honorine. Des voix étouffées commençaient à s'interpeller autour d'elle.
– Sarah ! Jenny ! Où êtes-vous ?
– Est-ce toi ?
– Êtes-vous malades ?
– Non, mais nous ne pouvions pas ouvrir la porte ni les sabords.
– J'ai mal à la gorge.
– Berne, Carrère, Darry, venez avec moi. Il faut trouver le foyer d'incendie.
– Mais... il n'y a pas d'incendie !
*****
Soudain Angélique se revit dans la nuit, devant Candie en feu. Le chébec du Rescator dérivait enveloppé d'un cocon de fumée jaunâtre, et Savary s'écriait :
– Ce nuage à fleur d'eau, qu'est-ce que c'est ?... Qu'est-ce que c'est ?
Se traînant au sol, Angélique, tâtonna, cherchant Honorine. Son appréhension s'apaisait. Il n'y avait pas de feu, pas de flammes. C'était encore, elle aurait dû s'en douter, un des tours du Rescator, son mari, ce comte savant dont les expériences scientifiques avaient partout éveillé autour de lui soupçons et frayeur.
– Ouvrez les sabords, cria une voix.
Des poignes vigoureuses obtempérèrent. Mais malgré l'appel d'air nouveau, la brume insolite était lente à se dissiper : elle collait aux objets et aux murs. Enfin Angélique distingua le canon près duquel elle avait installé sa couche pendant la traversée, et le hamac d'Honorine. Il était vide. Elle chercha autour d'elle, heurta une femme qui, les mains sur le visage, essayait de se diriger vers une des ouvertures afin de respirer.
– Abigaël ! Savez-vous où est ma fille ?
Abigaël eut une quinte de toux. Angélique la soutint jusqu'à une fenêtre.
– Ce n'est rien. Ce n'est pas dangereux, je crois. Seulement désagréable.
La jeune fille, ayant repris son souffle, lui dit qu'elle aussi cherchait Honorine.
– Je crois que le matelot sicilien qui veillait auprès d'elle l'a emmenée un peu avant que cette fumée envahisse notre cale. Je l'ai vu de loin se lever et se diriger vers le fond, portant quelque chose, peut-être l'enfant.
« Je n'ai pas pris garde... Nous parlions entre nous de ce qui se passait à bord. Nous étions tellement inquiètes... Pardonnez-moi, Angélique, d'avoir si mal veillé sur elle. J'espère qu'il ne lui sera rien arrivé. Ce Sicilien lui paraissait tout dévoué. Elle toussa encore, essuya ses yeux rougis et larmoyants. Comme la brume d'un matin d'été se dissout aux rayons du soleil levant, l'épaisse fumée se clarifiait peu à peu. On distinguait les alentours. Aucune trace de feu, de bois noirci.
– Je vous pensais noyée, Angélique, emportée par cette affreuse tempête. Quel courage vous avez eu d'aller chercher du secours cette nuit. Lorsque les charpentiers sont arrivés maître Mercelot venait de s'évanouir. Nous nous y étions toutes mises pour soutenir ce pont qui s'écroulait sur nous. Les vagues nous inondaient. Nous n'aurions pu tenir plus longtemps. Ces charpentiers qui sont venus ont été admirables.
– Et ce matin, vous les avez assassinés, fit Angélique avec amertume.
– Que s'est-il passé exactement ? chuchota Abigaël avec effroi. Nous dormions épuisées, lorsque nous nous sommes éveillées pour voir tous nos hommes armés. Mon père a discuté violemment avec M. Manigault. Il estimait que celui-ci allait commettre un acte insensé.
– En effet, ils se sont emparés du navire, tuant les membres de l'équipage qui veillaient sur le pont et bloquant dans les cales ceux qui s'y reposaient. Un vrai gâchis.
– Et monseigneur le Rescator ?
Angélique laissa tomber les bras dans un geste désespéré. Elle n'avait même plus la force de réfléchir au sort de Joffrey, d'Honorine et de se poser des questions sur l'issue de cette situation désastreuse.
Les événements se précipitaient et la bousculaient comme la tempête.
– Que faire contre la folie des êtres humains, dit-elle, en regardant Abigaël avec hébétude, je ne sais plus... que faire ?
– Je ne crois pas qu'il y ait lieu d'être inquiète pour votre fille, essaya de la réconforter son amie. Le Rescator avait donné des ordres au Sicilien, lorsqu'il est venu cette nuit. On aurait dit qu'il lui recommandait votre fille comme si elle avait été la sienne. Peut-être lui est-il attaché à cause de vous ? Le Rescator vous aime, n'est-ce pas ?
– Ah ! Il est bien temps de parler d'amour, s'écria Angélique en laissant tomber son visage dans ses mains.
Mais sa défaillance fut de courte durée.
– Vous dites qu'il est venu cette nuit ?
– Oui... Nous nous sommes accrochées à lui en criant : « Sauvez-nous ! » et, Angélique, comment expliquer cela ? Je crois qu'il a ri et, soudain, nous avons cessé d'avoir peur et nous avons compris que nous échapperions encore à la mort. Il disait : « La tempête ne vous avalera pas, mesdames. C'est une toute petite tempête, sans appétit. » Nous nous trouvions bêtes d'avoir eu si peur. Il a surveillé et dirigé le travail des charpentiers, et puis...
« Et puis, il est venu me rejoindre, pensa Angélique, et il m'a prise dans ses bras. Non, je ne me laisserai pas aller au découragement, se reprit-elle. Il ne sera pas dit que le destin m'aura conduite jusqu'ici... dans ses bras pour que j'abandonne... par fatigue de la lutte ! »
« C'est la dernière épreuve », lui criait une voix intérieure.
– Le sort ne veut pas de notre amour, fit-elle à voix haute, peut-être parce qu'il est trop beau, trop grand, trop fort. Mais on peut vaincre le sort. Osman Ferradji le disait.
Ses traits se durcirent et elle se redressa, résolue.
– Venez vite, dit-elle à Abigaël.
Elles enjambèrent les paillasses et les objets en désordre. Maintenant, la fumée s'était presque entièrement évanouie. Il ne restait qu'un voile léger, une odeur piquante.
– D'où diable cette vapeur est-elle venue ? demanda Angélique.
– De partout aurait-on dit. Au début, j'ai cru que c'était moi qui m'endormais ou qui m'évanouissais... Oh !... je me souviens aussi. Il m'a semblé voir le médecin arabe parmi nous. Il tenait une énorme bouteille de verre noir, si lourde qu'il ployait en la portant. J'ai cru que c'était un rêve, mais peut-être était-ce réel...
– Moi aussi, je l'ai vu, affirmèrent des voix.
Sur le pont, les femmes et les enfants se ranimaient. Ils étaient étourdis, mais ne paraissaient pas malades. Beaucoup avaient vu le médecin arabe Abd-el-Mechrat surgir comme par miracle à travers les nappes de brume qui commençaient à les envelopper.
– Comment a-t-il pu entrer et, surtout, ressortir ? C'est de la magie !
Le mot lancé, ils se regardèrent avec terreur. La crainte tapie en eux depuis qu'ils se trouvaient sur le Gouldsboro prenait forme.
Manigault tendit le poing vers les vitres miroitant, là-bas, sous la dunette.
– Magicien ! Il a osé s'attaquer à nos enfants pour détourner notre colère et nous échapper. Angélique ne put en supporter davantage et s'élança au milieu d'eux.
– Imbéciles !Toujours les mêmes mots que, depuis quinze ans, on lui jette à la tête : Magicien ! Sorcier ! Toujours les mêmes sornettes ! Hommes stupides ! À quoi vous servent alors votre foi et les enseignements de vos pasteurs, si vous demeurez aussi bornés que ces grossiers paysans papistes que vous méprisez. « Jusqu'à quand l'homme haïra-t-il la science... » Lecteurs de Bible que vous êtes, avez-vous jamais médité ces paroles de vos livres saints ?
« Jusqu'à quand l'homme haïra-t-il ce qui le dépasse, l'être supérieur qui voit plus loin qu'un autre, celui qu'aucune peur n'arrête dans sa recherche de l'univers ? À quoi vous sert-il d'avoir été entraînés vers une nouvelle terre si vous emmenez à la semelle de vos chaussures toute la boue de sottises, toute la poussière stérile du vieux monde ?...
Elle n'avait cure de leur hostilité. Elle avait dépassé la peur. Elle sentait qu'elle seule pouvait assumer le rôle de médiatrice entre ces deux groupes humains qui s'affrontaient, séparés par des malentendus séculaires.
– Croyez-vous sérieusement, monsieur Manigault, que vous vous trouvez devant un phénomène de sorcellerie ?... Non ! Alors pourquoi essayez-vous d'ameuter les esprits simples ou craintifs avec des prétextes mensongers ? Voyez, Pasteur, cria-t-elle tournée vers le vieil homme qui demeurait silencieux, ce qu'il reste en vos ouailles de l'esprit de justice et de vérité dont ils se prévalaient à La Rochelle, lorsqu'ils étaient en possession de tous leurs biens et de leur confort. Aujourd'hui ce sont la rapacité, la jalousie, la rancœur la plus basse qui dictent leurs actes. Car ce n'est pas seulement par crainte de perdre votre argent que vous avez décidé ce coup de main, monsieur Manigault, mais parce que vous aviez peur de ne plus en avoir assez, même aux Iles. Le magnifique navire vous tentait. Et vous vous êtes donné pour excuse que de rançonner des hors-la-loi, c'était faire œuvre pie.
– Telle reste mon opinion. De plus, des hors-la-loi on peut tout craindre, et leurs intentions à notre égard me semblaient trop peu sûres. Je sais que vous nous désapprouvez, Pasteur. Vous nous conseilliez d'attendre. Mais attendre quoi ? Lorsque nous aurons été déposés sur un rivage désert, sans biens, sans armes, comment nous défendre ? J'ai entendu parler assez souvent de ces malheureux, embarqués pour le Nouveau-Monde et vendus par les capitaines des navires qui les conduisaient aux sociétés propriétaires de régions à coloniser. Nous, nous luttons pour échapper à ce sort. De plus nous luttons contre un renégat, un impie, un homme sans mœurs et sans croyance. On m'a dit qu'il avait été conseiller secret du Sultan de Constantinople. À l'image de ces infidèles, il est cruel, dissimulé. Et tout à l'heure même n'a-t-il pas cherché à faire périr de façon atroce nos femmes et nos enfants innocents ?...
– Il a surtout cherché à détourner votre attention alors que vous menaciez sa propre vie. La ruse est de bonne guerre...
– Malheureuse ! Faire enfumer comme des rats nos familles, voilà, n'est-il pas vrai, un procédé qui peint l'homme, et sa cruauté qui ne recule devant rien.
– Le procédé était inoffensif si j'en crois les mines présentes de ses victimes.
– Mais comment a-t-il pu envoyer le feu d'un seul... regard ? demanda, d'une voix hésitante, l'un des paysans du hameau de Saint-Maurice. Il parlait avec nous là-bas, à l'arrière, et puis, tout à coup, la fumée est venue. C'est bien magique, cela ?...
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