Cantor ouvrit tout grand ses prunelles vertes. Il parut rassembler son courage à deux mains.
– Mère, demanda-t-il, êtes-vous décidée à obéir à mon père en tout et pour tout ?
Elle ne marqua pas d'étonnement à cette question posée d'un ton péremptoire.
– Certes, fit-elle, votre père est mon époux et je lui dois soumission en toutes ses volontés.
– C'est que, dit Cantor, ce matin vous n'aviez pas l'air de lui être tellement soumise. Mon père est un homme dont la volonté est grande et il n'aime pas la rébellion. Alors nous craignons, Florimond et moi, que cela finisse mal et que vous nous quittiez de nouveau.
Angélique, sous le reproche, rougit presque. Elle préféra, plutôt que de s'excuser devant ses fils, leur faire partager ses raisons.
– Mais votre père s'imaginait que je ne vous aimais pas, que je ne vous avais jamais aimés ! Comment n'aurais-je pas été hors de moi ? Loin de rassurer mon cœur maternel, il m'avait caché que vous étiez en vie. La joie et la surprise m'ont rendue un peu folle, je le reconnais. Je lui en ai voulu de m'avoir fait souffrir alors que d'un mot, il aurait pu depuis longtemps me rassurer. Mais ne craignez rien. Votre père et moi nous savons maintenant ce qui nous rapproche à jamais et ce n'est pas de ces choses que peut détruire une querelle passagère. Rien ne nous séparera plus.
– Vous l'aimez donc ?
– Si je l'aime ! O mes fils, c'est le seul homme qui ait jamais compté dans ma vie et captivé mon cœur. Pendant des années, je l'ai cru mort. J'ai dû lutter seule pour vivre et vous faire vivre, mes enfants. Mais je n'ai jamais cessé de le regretter et de le pleurer. Me croyez-vous ?
Ils hochèrent la tête gravement. Ils lui pardonnaient d'autant plus volontiers qu'ils avaient été la cause de sa violence du matin. Les parents ne sont pas toujours raisonnables. Mais le principal, c'est qu'ils s'aiment et ne soient pas séparés.
– Alors, insista Cantor, cette fois vous ne recommencerez plus à nous quitter ?
Angélique feignit l'indignation.
– Mais il me semble que vous inversez les rôles, mes chers garçons. N'est-ce pas vous qui m'avez quittée de votre propre chef, sans retourner la tête et sans vous soucier des larmes que je pourrais verser de vous avoir perdus.
Ils la regardaient avec un étonnement candide.
– Oui, mes larmes, insista-t-elle. Quelle n'a pas été ma douleur, Cantor, lorsqu'on est venu m'avertir que tu avais été noyé en Méditerranée avec toute la « maison » de M. de Vivonne.
– Vous avez pleuré ? interrogea-t-il, ravi, beaucoup ?
– À m'en rendre malade... Pendant de longs jours, je te cherchais, mon chérubin. Il me semblait que j'entendais partout l'écho de ta guitare.
Cantor se dégela. L'émotion le rajeunit et tout à coup, il ressembla au petit garçon de l'hôtel du Beautreillis.
– Si j'avais su, fit-il avec regret, je vous aurais écrit une lettre pour vous dire que j'étais avec mon père. Mais je n'y ai pas pensé, constata-t-il. Il est vrai que, dans ce temps-là, je ne savais pas écrire.
– C'est le passé, Cantor, mon chéri. Maintenant, nous sommes tous réunis. Tout est bien. Tout est si beau.
– Et vous resterez avec nous ? Vous vous occuperez de nous ? Vous ne vous occuperez pas des autres comme avant ?
– Que veux-tu dire ?
– Nous nous sommes disputés avec ce garçon... Comment s'appelle-t-il, Florimond ?... Ah ! oui, Martial Berne. Il prétendait qu'il vous connaissait mieux que nous, qu'il y avait très longtemps que vous viviez avec eux comme si vous étiez leur mère... Mais ce n'est pas vrai. Ce n'est qu'un étranger. Vous n'avez pas le droit de l'aimer autant que nous. Nous, nous sommes vos fils.
Elle s'amusa de leurs expressions revendicatrices.
– Décidément, sera-ce toujours mon destin que de vivre entourée d'hommes jaloux qui ne peuvent souffrir de ma part aucun manque ? demanda-t-elle en pinçant le menton de Cantor. Que vais-je devenir si farouchement gardée ? Je ne suis pas sans inquiétude. Mais tant pis, il faut bien que j'accepte mon sort.
Les deux garçons rirent de bon cœur.
À leur adolescence que commençait de troubler le mystère de l'amour, elle apparaissait comme la plus belle des femmes, la plus séduisante, la plus fascinante. Et leur cœur se gonflait d'une exaltante fierté lorsqu'ils songeaient que cette femme était leur mère. À eux. À eux tout seuls.
– Tu nous appartiens, dit Florimond en la serrant contre lui. Elle les enveloppa dans le même regard de tendresse.
– Oui, je vous appartiens, mes bien-aimés, murmura-t-elle.
– Et moi, alors ? demanda Honorine plantée devant eux et qui les fixait.
– Toi ? Il y a longtemps que je t'appartiens, coquine. Tu m'as réduite en esclavage !
Le mot et l'idée amusèrent la petite fille. Elle se mit à rire et fit des pirouettes. Son exubérance naturelle se faisait jour depuis qu'elle avait échappé à son inquiétude. Elle s'étendit tout à coup à plat ventre sur le sable, le menton dans les mains.
– Qu'est-ce qu'il y aura comme surprise demain ? interrogea-t-elle.
– Une surprise ? Mais crois-tu donc que nous en aurons tous les jours ? Tu as maintenant un père, des frères... Que te faut-il encore ?
– Je ne sais pas...
Comme saisie d'une inspiration aussi subite qu'heureuse, elle proposa :
– On pourrait avoir un peu de guerre ?
La façon dont elle la réclamait comme s'il s'agissait d'une part de gâteau les fit rire.
– Elle est drôle, cette fille ! s'exclama Florimond. Je suis content de l'avoir pour sœur.
– Mère, voulez-vous que je vous chante quelque chose ? dit Cantor.
Angélique regardait l'un après l'autre les visages de ses enfants levés vers elle. Ils étaient beaux et sains. Ils aimaient la vie qu'elle leur avait donnée et ne la redoutait point. L'allégresse s'éleva de son cœur comme une action de grâce.
– Oui, chante, dit-elle, chante, mon fils. C'est l'instant. Je crois qu'il n'y a plus rien d'autre à faire que de chanter.
Chapitre 12
L'expédition partit dans la dernière semaine d'octobre. Aux serviteurs indiens, aux soldats espagnols chargés de défendre la colonne, se joignaient quelques hommes de l'équipage et des coureurs de bois. Trois chariots suivaient avec vivres, instruments, fourrures et armes. Joffrey de Peyrac et Nicolas Perrot prirent la tête, et le convoi s'ébranla, quittant les abords du fort de Gouldsboro. Il y eut un arrêt au camp Champlain. Puis les chevaux continuèrent en direction de la forêt. En une nuit, l'automne était venu. Sur un fond d'or moiré, les hêtres et les érables inclinaient leurs feuillages rutilants.
Les chevaux blancs ou bais, chevauchés par des guerriers aux cuirasses noires, des Indiens emplumés, des barbus armés de mousquets, et que guidait un gentilhomme aux allures de conquistador, déroulaient sur ce décor ardent le thème d'une royale tapisserie. Un page grattant sa guitare et lançant à tous les échos un refrain joyeux rythmait la cadence de la marche qu'étouffait à demi la mousse verte du sentier. Honorine partageait la monture de son préféré, Florimond. Après le passage du premier gué, Angélique, sur un message qu'on lui porta, gagna la tête du convoi et rejoignit son mari.
– Je veux que vous soyez à mes côtés, lui dit-il.
Dans l'encadrement de sa capuche noire, le visage d'Angélique, ses yeux verts, ses cheveux d'or pâle baignés par la lumière irréelle qui tombait des feuillages, apparaissaient d'une mystérieuse beauté. Elle avait toujours appartenu à la forêt. La forêt la reprenait.
– Dirais-je que Nieul m'est rendue ? Tout ici est plus gigantesque, plus éclatant...
Elle le suivit vers une colline où il s'élançait au galop.
– De cette hauteur, c'est la dernière fois que nous apercevons la mer. Ensuite, nous ne la verrons plus.
À l'échelle de l'immense étendue dorée que limitait seul un brouillard léger, la plage apparaissait comme un mince croissant de lune, une lune rose dans le bleu nocturne de la mer.
Un peu plus loin, le camp Champlain griffait de son emplacement le moutonnement ininterrompu des arbres. C'était une tache infime dans la texture serrée du paysage, une pauvre empreinte dont la fragilité serrait le cœur. Les silhouettes humaines que l'on pouvait encore distinguer semblaient perdues entre deux déserts illimités : la mer, la forêt. Pourtant, c'était la vie, le seul lien avec le reste du monde. Après l'avoir contemplé un instant, ils obliquèrent vers la gauche. Le rideau des arbres se referma derrière eux, la mer disparut. Ils n'étaient plus entourés que de l'escorte opulente des arbres séculaires où dominaient le rouge, l'orange et le vieil or. La tache bleu-vert d'un lac miroitait entre les branches. Un élan y buvait. Lorsqu'il relevait la tête en arrière, ses ramures ressemblaient à de sombres ailes.
Derrière les troncs fragiles des bouleaux, derrière les colonnades des chênes, on ne pouvait oublier que vivait un monde animal d'une intense vitalité : élans, ours, cerfs, rennes, loups et coyottes, des milliers de petites bêtes à fourrures : castors, visons, renards argentés, hermines. Les oiseaux peuplaient les branches.
Joffrey de Peyrac regarda encore une fois Angélique avec un peu de doute.
– Vous n'avez aucune peur ? Aucun regret ?
– La peur ? Je n'en ai qu'une seule, celle de vous déplaire. De regret ? Oui, celui d'avoir vécu tant d'années loin de vous.
Il étendit le bras et posa la main sur sa nuque d'un geste possessif et caressant.
– Nous tâcherons d'être heureux doublement. Le continent inviolé qui nous attend nous sera peut-être moins cruel que le vieux monde blasé. La Nature est propice aux amants. La solitude et les dangers les rapprochent, alors que la jalousie des humains ne cherche qu'à les séparer. Nous nous avancerons, nous aurons à faire face à beaucoup d'épreuves, mais nous nous aimerons toujours, n'est-ce pas, madame ? Et peut-être atteindrons-nous Novumbega, la grande ville indienne aux tourelles de cristal, aux murs revêtus de feuilles d'or et incrustés de gemmes. La voici déjà qui vient à nous. Voici la feuille d'or pur et les surprises irisées des brumes.
« Vivre dans ce pays, c'est vivre au cœur d'un diamant dont toutes les faces luisent à la moindre lumière. Voici nos domaines, ma reine, voici nos palais...
Il l'attira plus près encore, posa sa joue contre la sienne. Il l'embrassa près des lèvres en lui murmurant des mots fous.
– Mon héroïne, mon amazone, ma guerrière... Mon cœur... Mon âme... Ma femme.
Ce dernier mot, sur ses lèvres, prenait tout son sens. Comme s'il le prononçait dans la ferveur d'un amour neuf et aussi la sérénité d'une longue vie commune de soins et de tendresse. Il avait trouvé celle qui lui était nécessaire pour vivre, aussi nécessaire que son propre cœur. La femme n'était plus en dehors de lui, étrangère et parfois ennemie, mais en lui, amie souveraine, liée à sa vie, à ses pensées d'homme.
Il avait trouvé le secret de l'amour. L'un près de l'autre, sur leurs montures immobiles, ils goutaient l'instant de bonheur sans ombre accordé aux voyageurs qu'ils étaient, pèlerins de l'amour.
Parce qu'ils avaient refusé les compromissions, qu'ils avaient refusé de s'aligner parmi les médiocres, et que, tels leurs ancêtres, nobles chevaliers, ils n'avaient pas hésité à lutter, à guerroyer, à partir au loin, à tout perdre des richesses et des honneurs, ils avaient conquis le Saint-Graal, le trésor de vie, mystérieux et inappréciable, promis aux seuls paladins.
– Tu es tout pour moi, dit-il.
La ferveur de sa voix combla Angélique. Elle savait aujourd'hui qu'après tant d'écueils, elle avait atteint son but : le retrouver, être dans ses bras, posséder son cœur. La vie s'ouvrait à leur amour.
FIN
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