– Oui, on les verrait ! dit Angélique avec une conviction machinale.

*****

Le reste de la journée fut plus calme. Le navire filait docilement. Les hommes d'équipage enfermés à fond de cale avec leur chef le Rescator ne s'étaient pas manifestés. Ce manque de réaction aurait dû déjà éveiller l'inquiétude, mais les révoltés, fatigués par la bataille engagée à la suite d'une nuit de tempête, se laissaient aller à une sorte d'euphorie. On voulait croire que ce calme apparent de la mer et de la situation durerait toujours ; au moins jusqu'à ce qu'on pût aborder aux Iles d'Amérique. Ce qui aidait les Protestants dans leur folie, se disait Angélique, c'était leur habitude presque séculaire, parce que typiquement rochelaise, de vivre en communauté toujours menacée et très fermée. Ceux-ci, dès leur plus jeune âge, déjà en France, avaient vécu sur un pied de guerre clandestine. Aussi bien chacun se connaissait, connaissait les faiblesses et les travers des autres, mais également leurs qualités, et elles étaient employées avec efficacité. Ce qui leur avait permis de réussir à s'emparer, malgré leur petit nombre, d'un bateau de quatre cents tonneaux et douze canons. Restait le problème de discipline posé par les quelque trente hommes qui s'étaient ralliés à eux en trahissant le Rescator. Il était presque aussi dangereux de les avoir pour complices que pour ennemis. Ils laissaient entendre volontiers que c'étaient eux les meneurs de la mutinerie, c'est-à-dire qu'ils comptaient être les premiers servis dans la distribution du butin. Le geste de Berne assommant l'un d'eux d'un coup de crosse les avait fort déçus. Après avoir constaté que l'autre était mort, ils avaient commencé à comprendre que leurs nouveaux maîtres ne se laisseraient pas déborder et, matés pour le moment, ils exécutaient assez bien les ordres reçus. Il fallait cependant les tenir à l'œil et s'en méfier. Un semblant de paix s'établissait. Les femmes recommençaient à vaquer à leurs occupations ménagères et, accompagnées des enfants, aidaient les hommes à déblayer le pont et à réparer les voiles déchirées. Seulement, au soir, des coups de mousquets assourdis attirèrent les hommes du pont jusqu'au magasin où étaient entreposées les réserves d'eau douce. Ils trouvèrent les tonneaux percés et la sentinelle qui les gardait disparue.

Il ne restait plus que pour deux jours d'eau potable.

À l'aube, le Gouldsboro abordait le courant de Floride.

Chapitre 3

Ils n'en prirent conscience que plusieurs heures plus tard. Angélique entendit le brouhaha du groupe des hommes du commandement, qui se rapprochait.

– Un excellent point pour vous, Le Gall, disait Manigault, d'avoir su profiter de cette seule éclaircie du temps brumeux. Mais êtes-vous certain de ce que vous avancez ?

– Tout à fait certain, monsieur. D'ailleurs, un moussaillon lui-même se servant d'une arbalète à la place de sextant, ne s'y laisserait pas tromper. Depuis près d'une journée, marchant bon vent et plein Ouest, nous avons remonté de plus de cinquante miles au Nord ! M'est avis que c'est à cause d'un sacré courant qui nous entraîne là où il veut, sans que nous puissions le dominer...

Manigault se frotta le nez en réfléchissant. Personne ne se regardait mais chacun songeait à la flèche de Parthe lancée par le Rescator. « À moins que vous ne rencontriez le courant de Floride... »

– Vous êtes-vous assuré qu'aux postes de nuit votre barreur, par ignorance ou par traîtrise, n'a pas mis le cap au Nord ?

– C'était moi-même le barreur, fit Le Gall irrité et, depuis le matin, c'était Bréage. Je vous l'ai déjà dit ainsi qu'à maître Berne.

Manigault se racla la gorge.

– Oui, nous avons parlé, Le Gall, avec maître Berne, nos deux pasteurs, et d'autres membres de notre état-major de ce qu'il convient de faire, puisque nous allons bientôt manquer d'eau potable. Et, comme la situation est grave, nous sommes venus l'exposer à nos femmes afin qu'elles nous donnent leur avis aussi sur les solutions à adopter.

À ces mots, Angélique qui se tenait un peu à l'écart tressaillit et dut se mordre les lèvres pour garder le silence. Elle fut soulagée d'entendre Mme Manigault dire tout haut ce qu'elle pensait tout bas.

– Notre avis ? Vous ne vous en êtes guère préoccupés pour prendre les armes et vous emparer du bateau. Tout ce que vous nous avez demandé, c'est de nous tenir tranquilles quoi qu'il advienne, et maintenant que les choses ne tournent plus à votre convenance, vous venez chercher un conseil près de nos faibles cervelles. Je vous connais, vous les hommes, vous avez toujours agi de même dans vos affaires. Vous n'en faisiez qu'à votre tête. Heureusement que je me suis trouvée là maintes fois pour réparer vos sottises.

– Comment, Sarah ! protesta Manigault feignant la stupeur. N'est-ce pas vous qui, à plusieurs reprises, m'avez averti que le Rescator ne nous emmenait pas à destination ? Une intuition, prétendiez-vous. Et maintenant, vous déclarez que vous n'approuvez pas notre action de nous être rendus maîtres du Gouldsboro.

– Non, dit fermement, Sarah Manigault, sans souci de paraître inconséquente.

– Alors, vous auriez préféré sans doute être vendue à Québec comme fille à colons ? hurla son mari toisant la grosse dame d'un air offusqué.

– Après tout ! Pourquoi pas ? Ce sort n'est pas pire que celui qui nous attend grâce à vos inspirations brouillonnes habituelles.

L'avocat Carrère intervint, acide.

– L'heure n'est pas aux plaisanteries douteuses, ni aux scènes de ménage. Nous sommes venus à vous, femmes, pour prendre nos décisions avec l'accord de la communauté comme il est de tradition parmi nous, depuis les premiers temps de la Réforme. Que devons-nous faire ?

– D'abord réparer cette porte défoncée, dit Mme Carrère. Nous vivons en plein courant d'air et nos enfants s'enrhument.

– Voilà bien les femmes avec leurs détails oiseux. Cette porte ne sera pas réparée, cria Manigault de nouveau hors de lui. Combien de fois a-t-elle été défoncée depuis le début de la traversée, deux, trois fois... C'est un véritable sort. Inutile d'essayer encore de clouer des planches alors que le temps presse. Nous devons aborder à un rivage d'ici deux jours, sinon...

– À quel rivage ?

– Voilà le hic ! Nous ne connaissons pas les terres les plus proches. Nous ne savons pas où nous entraîne le courant, s'il nous éloigne ou nous rapproche des régions habitées, où nous pourrions aborder et trouver de l'eau et des vivres... Enfin, nous ne savons pas où nous sommes, conclut-il.

Un lourd silence se fit.

– De plus, reprit-il, nous vivons sous la menace du Rescator et de son équipage... Pour hâter les choses, j'ai pensé à les enfumer en jetant des brandons de poix enflammés à l'intérieur, comme on mate les révoltes d'esclaves à bord des bateaux négriers. Mais ce procédé, vis-à-vis d'hommes de ma race – quoiqu'il ait essayé de l'employer à nos dépens – me semble indigne de nous.

– Dites plutôt qu'ils disposent d'assez de sabords ouverts sur la mer pour ne pas risquer d'être incommodés par votre enfumage, fit remarquer Angélique ne pouvant retenir son humeur.

– Il y a aussi cela, condescendit Manigault.

Il lui jeta un regard en biais, et elle crut sentir qu'il était assez content qu'elle fût demeurée parmi eux et lucide, de surcroît.

– Il y a également, continua l'armateur, que ces gens de cale ont découvert quelques armes et munitions. Pas suffisamment, certes, pour nous attaquer en combat découvert, mais assez pour nous tenir en échec si nous essayions de les réduire en descendant dans le fond vers eux. D'ailleurs, la manœuvre serait difficile. Par le puits de la chaîne d'ancre, nous avons fait des essais de vrille pour percer les cloisons et nous sommes malencontreusement tombés sur un blindage de bronze.

– Sans doute posé là en prévision d'une révolte, glissa Angélique.

– Naturellement nous pourrions essayer de percer cette armure avec une couleuvrine ou de la mitraille, mais le navire a déjà trop souffert de la dernière tempête pour que nous risquions d'aggraver son état et de couler avec. N'oublions pas aussi que ce navire est à nous, et n'oublions pas de même que monseigneur le Rescator...

Il foudroya Angélique du regard :

– ... n'est pas mieux loti et que c'est parce qu'il manque aussi d'eau, de vivres et de munitions qu'il demeure comme un ours terré dans sa tanière. Lui et ses hommes mourront de soif avant nous. Voilà ce qui est clair.

Autour de lui les femmes hochèrent la tête avec doute. Elles n'arrivaient pas encore à comprendre. La mer était calme et le navire filait de façon heureuse à travers la brume légère qui ne voilait que l'horizon. Qu'on allât vers le Sud ou vers le Nord, ne leur était guère perceptible. Elles n'étaient pas témoins des efforts du barreur pour échapper à l'emprise du courant et redresser la direction.

Et les enfants ne réclamaient pas encore à boire.

– Qu'ils meurent avant nous sera peut-être une consolation, dit enfin tante Anna, mais je préférerais que nous nous sauvions tous. Monseigneur le Rescator est, m'a-t-il semblé, habitué à ces parages pour nous inconnus et il doit posséder parmi son équipage des pilotes pour nous guider et nous permettre d'aborder. Je propose que vous parlementiez avec lui pour obtenir l'aide nécessaire.

– Vous avez bien parlé, tante, s'écria maître Berne dont le visage s'éclaira, et nous n'en attendions pas moins de votre sagesse. Car c'est également la solution à laquelle nous voulons nous rallier. Qu'on nous entende bien ! Il ne s'agit pas de capituler. Nous voulons proposer à notre adversaire un accord. Qu'il nous guide vers une terre hospitalière, et en échange nous lui rendrons la liberté à lui et aux hommes qui voudront lui rester fidèles.

– Lui rendrez-vous son bateau ? demanda Angélique.

– Certes non. Ce bateau, nous l'avons gagné par les armes, et nous en avons besoin pour parvenir à Saint-Domingue. Mais c'est déjà beaucoup, puisqu'il est en notre pouvoir, que nous lui laissions la vie et la liberté.

– Et vous vous imaginez qu'il acceptera ?

– Il acceptera ! Parce que son sort est lié au nôtre. Je rends cette justice au Rescator qu'il est un navigateur remarquable. Il ne peut donc pas ignorer que le navire, en ce moment, court à sa perte. On a beau le pousser à l'Ouest, il revient toujours au Nord. Et si nous continuons ainsi vers le Nord, nous allons nous retrouver dans les terres froides et les glaces. Ce qui nous menace : échouage ou naufrage sur un rivage dangereux dont nous ne connaîtrons pas les pièges, manque de vivres et de moyens de secours, froid... Le Rescator sait tout cela, et il comprendra où se trouvent son intérêt et celui de ses hommes.

La discussion porta ensuite sur celui ou ceux qui se chargeraient de la négociation et oseraient affronter la colère du pirate. L'exécution sommaire du pauvre boulanger était un avertissement. Les Protestants, n'arrivant pas à se mettre d'accord, passèrent au moyen d'entrer en contact avec ceux des cales.

On proposa de redescendre dans le puits de la chaîne par lequel les Protestants avaient eu accès à la soute aux poudres et à la Sainte Barbe et où ils avaient laissé des sentinelles. On frapperait à travers la cloison un message selon le code des marins pour proposer une délégation. Le Gall, qui connaissait ce code descendit en compagnie de matelots armés. Lorsqu'il remonta près d'une heure plus tard, il était sombre.

– Il demande des femmes, dit-il.

– Hein ? fit Manigault.

Le Gall essuya la sueur qui coulait sur son visage. On manquait d'air en bas.

– Oh ! ne vous méprenez pas. Il ne s'agit pas de ce que vous croyez. J'ai eu du mal à établir le contact et on ne peut s'expliquer avec des nuances à l'aide d'un bout de bois contre une cloison. Ce que j'ai compris, c'est que le Rescator accepte de recevoir une délégation à condition qu'elle soit composée de femmes.

– Pourquoi ?

– Il dit que si l'un d'entre nous ou des Espagnols se présentaient il ne pourrait empêcher ses hommes de les mettre en charpie. Il demande aussi que, parmi les parlementaires, se trouve dame Angélique.

Chapitre 4

Mme Manigault aurait voulu être de la partie mais sa forte carrure l'en empêcha.

Les indications données en code par le Rescator recommandaient à ces dames d'emprunter pour le joindre la trappe et l'échelle de corde de ses appartements privés.

– Encore une des facéties malséantes de cet individu, grommelèrent les Protestants. Ils doutaient de l'heureuse issue de la négociation car ils n'accordaient qu'une faible confiance aux talents diplomatiques de leurs femmes.