*****
Le rappel des aventures qu'avait pu avoir son mari loin d'elle, en Méditerranée ou ailleurs, irrita Angélique. Soudain elle fut la proie d'une jalousie féroce qui balaya toute impression de douceur.
– Vous êtes un goujat, monsieur de Peyrac, et vous avez tort de me confondre avec les odalisques stupides qui vous reposaient de vos combats. Lâchez-moi.
Il riait. Il avait encore cherché à la mettre en colère et y avait réussi. La fureur d'Angélique monta, attisée par le sentiment qu'il se jouait de leur terreur à eux tous.
– Lâchez-moi ! Je ne veux plus vous voir. Je crois que vous êtes un monstre.
Elle mettait tant d'énergie à le repousser, qu'il la lâcha.
– Décidément, vous êtes aussi bornée et intransigeante que vos Huguenots.
– « Mes » Huguenots ne sont pas des enfants de chœur et si vous aviez pris soin de ne pas les provoquer, nous n'en serions pas là. Est-ce vrai que vous n'avez jamais eu l'intention de les conduire aux Iles d'Amérique ?
– C'est vrai.
Angélique pâlit. Sa colère tomba et il vit ses lèvres trembler comme celles d'une enfant déçue.
– Je me portais garante de vos intentions, et vous m'avez trompée. C'est mal.
– Avions-nous passé un contrat précis sur l'endroit où je devais les mener ? Quand vous êtes venue à La Rochelle me supplier de leur sauver la vie, croyiez-vous que j'allais accepter de prendre à mon bord ces parpaillots, démunis de tout et qui ne me rendraient jamais le moindre sou pour ma peine, pour le seul plaisir de les entendre chanter les psaumes ?... Ou pour vos beaux yeux ? Je ne suis pas Monsieur de Paul, apôtre de la charité.
Comme elle le regardait toujours en silence, il ajouta d'un ton plus doux.
– Si vous l'avez cru, c'est que vous idéalisez la générosité masculine, madame. Je ne suis pas, je ne suis plus un héros de chevalerie, j'ai dû trop durement batailler pour survivre moi-même. Mais ne me prêtez pas cependant de noirs desseins. Je n'ai jamais eu l'intention de « vendre » ces malheureux comme ils se l'imaginent mais seulement de les amener comme colons sur mes terres américaines où ils auraient tôt fait de s'enrichir beaucoup plus qu'ils ne le pourraient aux îles.
Elle lui tourna le dos et se dirigea vers la porte. Il s'interposa.
– Où allez-vous ?
– Les rejoindre.
– Pour quoi faire ?
– Pour essayer de les défendre.
– Contre qui.
– Contre vous.
– Ne sont-ils pas les plus forts ? N'ont-ils pas en main la situation ?
Elle secoua la tête.
– Non. Je sens, je sais que vous tenez en main leur destinée. Vous serez toujours le plus fort.
– Oubliez-vous qu'ils ont voulu attenter à ma vie ? Vous en êtes moins émue ce me semble, que de savoir la leur menacée.
Voulait-il la rendre folle en lui posant de telles questions qui la déchiraient ? Tout à coup, il la reprit dans ses bras.
– Angélique, mon amour, pourquoi sommes-nous si loin l'un de l'autre. Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous rejoindre ? Est-ce parce que tu ne m'aimes pas ? Embrasse-moi... Embrasse-moi... Reste avec moi.
Elle se défendait avec d'autant plus de frénésie qu'elle se sentait faible, tentée de se blottir contre lui, d'oublier, de lui faire confiance, de s'abandonner à sa force sans désirer rien d'autre.
– Laissez-moi, je ne peux pas.
Il la lâcha, les traits durcis.
– C'est bien ce que je cherchais à savoir... vous ne m'aimez plus. Ma voix vous rebute, mes hommages vous effrayent... Vos lèvres n'ont pas répondu aux miennes l'autre nuit... Vous étiez froide et contrainte... qui sait si vous n'avez pas accepté ce rôle près de moi pour permettre à vos amis d'exécuter leur plan.
– Votre soupçon est injurieux et ridicule, fit-elle d'une voix tremblante. Souvenez-vous, c'est vous qui m'avez retenue. Comment pouvez-vous douter de mon amour ?
– Restez près de moi. Je le jugerai à cela.
– Non, non, je ne peux pas. Je veux retourner là-haut. Je veux rester auprès des enfants.
Elle s'échappa follement, sans savoir à quel mobile elle obéissait. Malgré la fascination qu'il exerçait sur elle, la tentation qu'elle éprouvait de se fondre dans ses bras, la douleur que lui causaient ses reproches, elle aurait été incapable de demeurer près de lui alors que, là-haut, Honorine et les enfants étaient en danger de mort. C'était cela qu'il ne pouvait pas comprendre. Ils habitaient son cœur et faisaient partie d'elle-même. Et ils étaient faibles et sans défense. La soif les guettait, le naufrage. Eux seuls méritaient qu'on leur sacrifiât tout.
Assise parmi eux, sur le pont du Gouldsboro, elle repensait aux phrases qu'il lui avait dites, jamais il ne lui avait parlé avec autant de tendresse. Elle tenait Honorine sur ses genoux. Laurier et Séverine étaient à ses pieds, et le blond Jérémie. Certains enfants jouaient et riaient discrètement, mais la plupart se taisaient. Ils étaient venus s'assembler contre elle, poussés par l'instinct des oisillons qui leur fait chercher une aile protectrice à l'heure de l'orage. En chacun elle croyait revoir Cantor, Florimond. « Mère, il faut partir ! Mère, sauve-moi, défends-moi »... Elle croyait revoir le visage exsangue, privé des couleurs de la vie, du petit CharlesHenri. Des adultes, elle n'avait plus pitié. Ils lui devenaient tous indifférents, même Abigaël la juste, même Joffrey de Peyrac, son époux, qu'elle avait tant cherché.
« Je commence à comprendre que nous ne pouvons plus nous rejoindre lui et moi. Il a trop changé. À moins qu'il ait toujours été ainsi sans que je le sache. Ainsi il préfère sa mort plutôt que de céder. Il a assez vécu et peu lui importe d'entraîner avec lui ces enfants. Les hommes peuvent se permettre ça, mais pas nous, les femmes, qui sommes responsables de ces petites vies. On n'a pas le droit d'ôter sciemment sa vie à un enfant. С'est son trésor le plus précieux. Il l'aime tellement déjà, la vie. Il en sait le prix, lui, l'enfant. »
– Madame Manigault, dit-elle à haute voix, il faut que vous alliez trouver votre mari et que vous le décidiez à se montrer moins avare dans ses conditions. Ne me faites pas croire qu'il vous fait peur avec ses cris. Vous en avez vu d'autres et il doit comprendre que jamais le Rescator ne cèdera si on ne lui rend pas son bateau.
Mme Manigault ne répondit pas, et Angélique vit deux larmes pénibles surgir au coin de ses yeux.
– Je ne peux pas demander à mon mari de se rendre, dame Angélique. C'est le condamner. Si le Rescator reprend le pouvoir, l'épargnera-t-il ?
Elles demeurèrent silencieuses. Angélique insista.
– Essayez, madame Manigault... Ensuite, j'essaierai à mon tour. Je redescendrai dans les cales, pour décider le Rescator à des concessions.
La femme de l'armateur se leva en soupirant bruyamment. Après le retour d'Abigaël et de Mme Carrère, l'état-major des Protestants s'était réuni dans la salle des cartes pour y étudier la possibilité d'aborder, malgré tout, et prendre l'avis des marins compétents. Les mutins espagnols s'agitaient. Ils commençaient d'avoir peur. Angélique entendait les bribes de paroles qu'ils se jetaient dans leur langue gutturale. Ils parlaient de prendre la chaloupe et de fuir le navire condamné.
Les insensés ! Le courant les mènerait sur la même route mortelle, et leurs faibles forces ne suffiraient pas à les arracher à son emprise, là où un navire luttait en vain.
*****
Désert des brumes, silence, limbes glacés où des vivants couraient à leur perte. Puis il y eut un appel, un mouvement nouveau parmi les ombres fantomatiques qui s'agitaient sur le pont. Quelque chose changea. Un espoir. Les femmes se levèrent, attendant. Martial, tout essoufflé, surgit devant elles.
– Il accepte ! Il accepte !... Le Rescator ! Il a fait dire qu'il envoyait un pilote et trois hommes qui connaissent la côte que nous longeons pour guider le bateau hors du courant et le faire accoster.
Chapitre 5
Erikson avait émergé d'une écoutille. Sa face de gnome trapu demeurait impénétrable. En se dandinant sur ses courtes jambes, il gagna les échelles et monta sur la dunette. Angélique, entourée de quelques femmes, s'attendait à voir surgir ensuite la longue silhouette de son mari. Mais il ne parut pas. Ce furent Nicolas Perrot et son Indien, puis une dizaine d'hommes de l'équipage fidèle, des Anglais et trois Maltais. L'un des matelots rejoignit Erikson à l'arrière, les autres avec le Canadien barbu allèrent s'asseoir près de la grande chaloupe. Ils agissaient avec calme et ne paraissaient pas prendre garde aux mousquets braqués sur eux. Nicolas Perrot sortit même sa pipe et la bourra avec nonchalance. Il regarda autour de lui.
– Si vous avez encore besoin d'hommes pour la manœuvre des voiles, fit-il en traînant son accent, il y en a d'autres à votre disposition, là-dessous.
– Non, répondit abruptement Manigault qui le surveillait particulièrement, « mon » équipage s'en tire fort bien.
– Et comment traduirez-vous aux gabiers les indications d'Erikson à la barre ?
Et devant leur silence :
– Allons ! Allons ! soupira-t-il en secouant sa pipe, comme s'il renonçait à un heureux moment de farniente, donc je m'en chargerai. Je ne connais d'ailleurs rien à la mer mais je parle tous les dialectes du Ponant. « On » m'a dit de mettre mes talents à votre service. Ils ne sont pas gros. C'est tout.
Il souleva sa toque de fourrure et se dirigea à son tour vers la poupe. Après avoir laissé des sentinelles près des hommes assis, Manigault le suivit. Au fond, chacun était à la fois déçu et soulagé de n'avoir pas vu paraître le Rescator, en personne. Déçu car sa science nautique et la maîtrise de commandement dont il avait fait preuve à plusieurs reprises étaient pour les passagers angoissés l'assurance qu'il les tirerait encore de ce mauvais pas. Soulagé, parce que sa seule présence inspirait déjà la crainte. En face de lui, Manigault finissait par douter de sa propre réussite. Le surveiller avec six mousquets braqués sur lui n'aurait pu suffire. Ses envoyés subalternes donneraient bien moins de fil à retordre. D'ailleurs, ils semblaient las et indifférents. Sans doute préféraient-ils être débarqués sur une plage et perdre leur part du butin que la vie. Ils avaient dû convaincre l'irréductible Rescator de tenter un dernier effort pour les sauver tous et le pousser à cette semi-reddition qui étonnait, malgré eux, les mutins.
– Il faut savoir être ferme, pérorait l'avocat Carrère, avec agitation, ce matamore, devant notre attitude, a baissé pavillon. Nous avons gagné la partie.
– Pas tant de moulinets avec votre pistolet, je vous prie, mon homme, le calma sa femme.
Frileusement, elle serra les mains sous son châle.
– Si vous lui aviez parlé ce tantôt face à face, comme je lui ai parlé, vous comprendriez que ce n'est pas la peur de la mort, ni pour lui ni pour les autres, qui a pu décider cet homme-là à nous envoyer un pilote.
– Alors, qu'est-ce donc ?
Les femmes haussaient les épaules avec un geste d'ignorance. Leurs coiffes palpitaient dans la brume grise, traversée parfois d'une clarté jaune, insolite, comme une translucide porcelaine. Les cheveux d'Angélique étaient lourds d'humidité, mais ainsi que ses compagnes, elle ne se décidait pas à se mettre à l'abri. Elles attendaient qu'Erikson se fût assis à la barre. Sur le Gouldsboro, la barre communiquant directement avec le gouvernail, se trouvait située sur la dunette, à l'arrière, et non au-dessous. Le timonier pouvait donc à la rigueur manœuvrer seul à vue. Sous la pointe des armes qui le surveillaient, le petit homme aux prunelles de pierre ne bronchait pas. Il se contentait de maintenir le gouvernail. Il rêvait ou bien il dormait les yeux ouverts. À quelques pas, le Canadien, la barbe au vent, mâchonnait sa pipe, l'ancien portevoix du capitaine Jason, à portée de sa main. Au bout de plusieurs heures, l'énervement gagna à nouveau les passagers et l'équipage novice. Les veilleurs des huniers confirmaient que l'on filait toujours dans le courant plein Nord, plus vite encore, car en prenant son poste, Erikson avait fait disposer les voiles de façon à prendre tout le vent dans cette direction.
Le soupçon leur vint à tous que le machiavélique Rescator ne leur avait envoyé un pilote que pour les entraîner plus rapidement vers la mort.
– Croyez-vous cela possible ? murmura Abigaël à Angélique. Croyez-vous qu'il serait capable d'agir ainsi ?
Angélique secoua négativement la tête, avec énergie, mais en réalité elle doutait, elle aussi. On lui demandait encore de se porter garante des pensées de l'homme qu'elle aimait. Il lui fallait bien s'avouer qu'elle les ignorait. De toutes ses forces, elle voulait croire à l'homme du passé qu'elle avait adoré. Cependant, de l'homme du passé lui-même qu'avait-elle au juste connu ? La vie ne lui avait pas laissé le temps de joindre l'esprit riche, fourmillant et divers de son époux ou, bien au contraire, celui de perdre ses illusions et d'apprendre au cours des années de vie commune qui aurait dû être la leur, qu'un homme et une femme se cherchent en vain, si proches soient-ils, comme dans le brouillard opaque des mers, et que leur union n'est que mirage et ne peut appartenir au monde terrestre... « Qu'es-tu, toi, dans les yeux duquel je cherche mon bonheur ? Et moi-même, suis-je aussi pour toi un mystère insondable ? ... »
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