– C'est impossible, nous sommes à marée basse.

– Savoir ?... Je croirais plutôt qu'il s'agit d'un seuil submergé qu'on ne peut franchir qu'à marée haute. Ce qui doit être le cas. Mais quelles sont les heures de marée ici ?

Ils attendirent, émus, ne pouvant croire à la fin de leurs peines. Un cri rauque d'Erikson fut le signal qui entraîna les hommes du cabestan à donner tout leur effort pour ramener le câble autour du pivot. Un autre cri, auparavant, avait donné l'ordre de relever l'ancre. Le Gouldsboro s'ébranla doucement, comme tiré par une main invisible. Les hommes au cabestan ahanaient, couverts de sueur, malgré le froid vif. Le câble tendu frémissait à se rompre.

En silence, Le Gall montra quelque chose à Manigault, par-dessus la rambarde. Assez proches pour qu'ils puissent les distinguer, malgré le brouillard, les têtes noires et hérissées de rochers à fleur d'eau surgissaient, partout, couronnées d'écume.

*****

Mais immuable, et porté miraculeusement à travers un étroit et profond chenal, le grand bateau poursuivait sa route. À chaque instant l'on attendait un choc, un craquement sinistre, le cri de malheur : « Échoué », familier aux hommes des pertuis. Mais rien ne se passait, sinon que le Gouldsboro continuait d'avancer et que le brouillard s'épaississait encore. Bientôt, sur le pont, ils se virent à peine. Dans cet opaque prison, ils eurent le sentiment d'être soulevés, soulevés indéfiniment. À l'instant où la chute commença, un léger choc fut perceptible à certains. Mais déjà le Gouldsboro dévalait à demi penché sur bâbord, puis se redressait et se balançait dans d'invisibles remous longs et berceurs.

– Nous venons de franchir la barre, dit Le Gall.

Et le même soupir de soulagement s'échappa des poitrines oppressées, amies et ennemies. Le cri rugueux d'Erikson vibra quelque part, suivi d'un cliquetis de chaîne déroulée. Le Gouldsboro, de nouveau à l'ancre, continuait à se balancer, débonnaire. Pendant un long moment, ses occupants attendirent, guettant les clapotements de rames qui les avertiraient du retour de la chaloupe.

Rien ne venant, Le Gall prit le porte-voix et appela, puis il fit sonner la cloche de brume. Manigault, pris d'une inspiration subite, se dirigea vers le cabestan. Il tira sur la corde qui vint, mollement, entre ses mains.

– La corde s'est rompue !

– À moins qu'on ne l'ait tranchée !...

L'un des hommes qui avaient poussé au cabestan, un huguenot de Saint-Maurice, s'approcha.

– Elle a sauté au moment où nous passions la barre. Ce sont les gars de la chaloupe qui ont dû s'en occuper. Ça, il le fallait, sinon nous aurions été chassés sur les rochers. Belle manœuvre ! Et nous sommes en sûreté.

Ils ramenèrent le câble restant qui, en effet, avait été rompu à la hache.

– Il n'y en avait plus bien long. Belle manœuvre, répéta le marin admiratif.

Angélique entendit murmurer :

– Oui, belle manœuvre pour un abordage en pays inconnu.

Manigault sursauta.

– Mais, qui, qui tenait la barre pendant que nous franchissions la passe ?

Erikson était là, à côté de nous.

Ils se hâtèrent vers l'arrière. Angélique les suivit. Elle aurait voulu être partout à la fois afin de prévoir et de faire face à tous les dangers qu'elle pressentait tapis autour d'eux. Les éléments avaient cessé d'être menaçants. Malgré cela, son cœur n'était pas rassuré. La solidarité des hommes contre la mer avait soudain cessé de jouer. Une autre partie décisive s'ouvrait entre les Protestants et Joffrey de Peyrac.

*****

Près du gouvernail, maintenant bloqué, ils butèrent sur un corps étendu, un Espagnol, le plus incapable parmi les mutins et dont un coup de poignard bien placé dans le dos semblait avoir terminé l'existence de bon à rien.

– Était-ce lui qu'Erikson avait désigné pour tenir la barre ?

– Impossible. À moins qu'il n'ait prévu déjà qu'un autre viendrait le remplacer !...

Ils se regardèrent longtemps, dépassés par les paroles, renonçant à s'expliquer et à se rassurer.

– Dame Angélique, dit enfin Manigault en se tournant vers la silhouette féminine à leurs côtés, c'est Lui n'est-ce pas qui tenait la barre, lorsque nous franchissions la passe ?

– Comment le saurais-je, messieurs ? Suis-je avec lui, dans la cale ? Non. Je suis avec vous, et non pas, croyez-le, parce que j'approuve vos actes, mais parce que je veux encore espérer que nous nous sauverons tous.

Ils baissèrent la tête sans répondre. Une telle issue heureuse leur paraissait désormais improbable. Ils méditaient les paroles de l'ours canadien : « Pas de quartier entre nous ! »

– Au moins les veilleurs que j'ai postés en sentinelle près des trappes gardent-ils bien leurs postes ?

Il faut l'espérer ! Mais nous ne connaissons pas tous les traquenards qu'on peut nous tendre dans cette purée de pois.

Manigault poussa un profond soupir.

– Je crains que nous ne fassions de piètres hommes de guerre et nautonniers en face d'eux... Bast, le vin est tiré, il faut le boire. Veillons, mes frères, et préparons-nous à vendre chèrement notre peau, s'il le faut. Qui sait, le sort nous sera peut-être favorable. Nous avons avec nous des armes. Quand le brouillard se lèvera, nous jugerons où nous sommes, La terre n'est pas loin. Elle est de ce côté-ci : on le devine à l'écho. Nous devons donc être mouillés dans une rade tranquille. Même si la chaloupe ne revient pas, nous pourrons atteindre la rive avec le petit caïque du bord. Et nous sommes nombreux et armés. Même les canons du bord sont à nous. Nous ferons une reconnaissance, ramènerons de l'eau potable que nous ne pouvons manquer de trouver, puis sous la menace des armes, nous ferons conduire à terre le Rescator et ses hommes, et nous appareillerons ensuite pour les Iles.

Ses paroles ne parvinrent pas à les réconforter.

– J'entends comme un bruit de chaînes, dit Mercelot.

– C'est l'écho.

– Quel écho ?

– Peut-être un autre navire ? émit Le Gall.

– Cela rappelle plutôt le bruit de la chaîne de La Rochelle lorsqu'on la tendait entre la rade et le havre jusqu'à la tour Saint-Nicolas.

– Vous rêvez.

– J'entends aussi, dit un autre.

Ils guettaient.

– Maudit brouillard ! Si encore c'était un honnête brouillard de chez nous. Mais jamais, non jamais je n'en ai rencontré comme celui-là.

– Il doit être provoqué par la rencontre de ces courants froids et chauds qui nous ont entraînés.

– Ce qui est étrange, c'est que tout est sonore au lieu d'être étouffé, comme c'est de règle par temps de brume épaisse...

– Où est Erikson ? dit tout à coup Manigault.

Ils ne le trouvèrent plus.

*****

À la nuit tombante, le jeune Martial, allumant la première chandelle, eut une fameuse émotion.

– Venez voir, cria-t-il.

Hommes, femmes et enfants accourus, le trouvèrent devant l'illumination de mille feux, créés à travers le brouillard par la simple apparition de cette modeste clarté. Des cristaux de glace, soudain figés, se dissolvaient en multiples lumières vertes, vert-or, jaunes, rouges, roses et bleues. On battit le briquet pour allumer toutes les lanternes. Chaque apparition d'une nouvelle flamme donnait naissance à de nouvelles fantasmagories multicolores, qu'ils contemplaient bouche bée, saisis d'angoisse et d'émerveillement, et se demandant : « Où sommes-nous ? »

À plusieurs reprises, Angélique incapable de dormir vint sur le pont. C'était déconcertant, après de si longs jours de navigation, de sentir le navire tout à coup à l'ancre, de surprendre le bruit d'un ressac sur une grève, non loin.

Elle éprouvait un sentiment d'attente qui lui rappelait ses veillées d'armes, dans le Bocage, au temps de sa révolte et aussi l'atmosphère à bord de la galère royale ou de celle des chevaliers de Malte, quelques heures avant l'attaque ennemie. Ce sens du combat qui s'approche.

« Au fond, je suis une femme de guerre... Joffrey ne le sait pas. Lui aussi ignore tout de moi, de la femme que je suis devenue. »

Dans les halos surprenants, couleur d'arc-en-ciel, elle apercevait des silhouettes transies, enveloppées de manteaux noirs, veillant, les yeux ouverts sur la nuit étrange. Par instants, une soudaine coulée de brouillard déposait sur leurs épaules un givre étincelant.

« Pourquoi suis-je ici, se demanda-t-elle. Je ne les aime pas. Je ne les aime plus. Je me suis mise à détester Berne qui était jadis mon meilleur ami. J'aurais pu lui pardonner bien des choses, mais il a voulu tuer Joffrey. Cela, je ne le lui pardonnerai jamais. Pourtant je suis ici. Je sens que j'ai raison d'être ici... Les enfants, oui... Honorine. Je ne pouvais pas les abandonner. Joffrey, lui, est fort. Il a connu de la vie tout ce qu'un homme peut vivre. Il est dur. Il n'a aucune faiblesse, même pas celle de m'aimer... »

Elle aspirait à sa présence et se sentait exilée loin de lui. L'autre nuit, il était si proche, si tendre. Mirage ou réalité ? Elle ne savait plus...

Elle était encore revenue là aux premières lueurs du jour lorsqu'une main la tira en arrière. Deux matelots se tenaient derrière elle et elle reconnut ceux qui l'avaient accompagnée à La Rochelle avec Nicolas Perrot. Ils étaient donc, eux aussi, passés parmi les mutins. Mais ils la détrompèrent. L'un, un Maltais sans doute, chuchota dans le sabir méditerranéen qu'elle comprenait assez.

– Le maître nous envoie pour te protéger avec l'enfant.

– Pourquoi me protéger ?

– Ne bouge pas !

Et, en même temps, ils lui saisirent les poignets solidement. Elle entendit un bruit sourd. Le Protestant qui veillait devant la plus proche écoutille venait de s'écrouler. Alors, au-dessus de lui, Angélique aperçut un être extraordinaire qui tenait à la fois de l'homme, de l'animal et de l'oiseau. Il paraissait géant. Il se déployait, dans la lumière floue, avec un grand frémissement d'aigrettes rouges, de queues de chat touffues, dansant autour de lui. Son bras levé eut un reflet de cuivre. Il frappa une seconde fois. Une autre sentinelle tomba. Elle n'avait pu l'entendre arriver. L'être agissait avec une promptitude de fantôme. De partout, escaladant la rambarde, d'autres apparitions silencieuses bondirent et glissèrent et, comme marchant dans les nuages, envahirent le pont.

Leurs plumes ardentes et leurs capes de fourrure bleues ou rousses volant derrière eux ainsi que des ailes duveteuses, conféraient aux gestes de leurs bras levés des apparences d'archanges vengeurs.

Angélique voulut crier, se croyant la proie d'un rêve. Les deux hommes du Rescator la prévinrent.

– N'appelle pas ! Ce sont nos Indiens... nos amis !

L'un d'eux bondit devant elle comme un danseur acrobatique. Il brandissait d'une main un court sabre très large orné de plumets rouges et de l'autre une sorte de pince en bois portant un boulet de 1er et formant un casse-tête rudimentaire. Angélique vit près d'elle sa face d'argile rouge, mystérieuse, striée de lignes bleues.

Les matelots levèrent la main et hélèrent vivement l'Indien en une langue harmonieuse. Ils lui désignèrent Angélique et la porte de l'entrepont devant laquelle ils veillaient. L'Indien fit signe qu'il avait compris et retourna au combat.

Il y eut encore quelques cris isolés, des coups de feu, puis un hululement prolongé que suivit aussitôt un fracas bizarre rappelant des soirs de bombance dans une taverne de port. Bruyants, hilares, s'interpellant, d'autres hommes, barbus ceux-là, coiffés de fourrure à l'instar de Nicolas Perrot, franchissaient la rambarde et prenaient pied à leur tour sur le Gouldsboro. Angélique vit passer deux personnes qui avaient l'air de gentilshommes avec leurs épées au côté, leur pourpoint à l'européenne et de grands chapeaux un peu démodés, mais portés fièrement. Ils se dirigeaient d'un pas sûr vers l'arrière et disparurent à ses yeux. Le pont grouillait d'une animation fiévreuse. Ces gens semblaient voir à travers le rideau d'épais brouillard auquel ils étaient accoutumés. En quelques minutes, Angélique sut que tout était résolu. La victoire avait changé de camp et la précaire suprématie des Protestants s'était effondrée.

Manigault, Berne et leurs comparses, les mains liées derrière le dos, furent amenés sur le pont principal. Ils étaient blêmes, le menton sali de barbe, les vêtements déchirés. Mais l'assaut imprévu des Indiens ne leur avait pas donné le temps de combattre. Assommés par l'arme à boule de pierre sans avoir perçu l'approche de l'ennemi, ils reprenaient à peine leurs esprits. Beaucoup souffraient des coups reçus. Leurs traits étaient crispés douloureusement.