La série

01 : Angélique, marquise des anges 1


02 : Angélique, marquise des anges 2


03 : Le chemin de Versailles 1


04 : Le chemin de Versailles 2


05 : Angélique et le roi 1


06 : Angélique et le roi 2


07 : Indomptable Angélique 1


08 : Indomptable Angélique 2


09 : Angélique se révolte 1


10 : Angélique se révolte 2


11 : Angélique et son amour 1


12 : Angélique et son amour 2


13 : Angélique et le Nouveau Monde 1


14 : Angélique et le Nouveau Monde 2


15 : La tentation d'Angélique 1


16 : La tentation d'Angélique 2


17 : Angélique et la démone 1


18 : Angélique et la démone 2


19 : Angélique et le complot des ombres


20 : Angélique à Québec 1


21 : Angélique à Québec 2


22 : Angélique à Québec 3


23 : La route de l'espoir 1


24 : La route de l'espoir 2


25 : La victoire d'Angélique 1


26 : La victoire d'Angélique 2

Première partie

Marquise des anges


(1645)

Chapitre 1

– Nourrice, demanda Angélique, pourquoi Gilles de Retz tuait-il tant de petits enfants ?

– Pour le démon, ma fille. Gilles de Retz, l'ogre de Machecoul, voulait être le seigneur le plus puissant de son temps. Dans son château ce n'étaient que cornues, fioles, marmites pleines de bouillons rouges et de vapeurs affreuses. Le diable demandait le cœur d'un petit enfant offert en sacrifice. Ainsi commencèrent les crimes. Et les mères atterrées se montraient du doigt le donjon noir de Machecoul, environné de corbeaux tant il y avait de cadavres d'innocents dans les oubliettes.

– Les mangeait-il tous ? interrogea Madelon, la petite sœur d'Angélique, d'une voix tremblante.

– Pas tous, il n'aurait pu, répondit la nourrice.

Penchée sur le chaudron où le lard et le chou mijotaient, elle tournait la soupe quelques instants en silence.

Hortense, Angélique et Madelon, les trois filles du baron de Sancé de Monteloup, la cuiller dressée près de leurs écuelles, attendaient la suite du récit avec angoisse.

– Il faisait pis, reprit enfin la conteuse, d'une voix pleine de rancune. Tout d'abord il laissait amener devant lui le pauvret ou la pauvrette effrayée, appelant sa mère à grands cris. Le seigneur allongé sur un lit se repaissait de son effroi. Ensuite il obligeait d'accrocher l'enfant au mur à une sorte de potence qui le serrait à la poitrine et au cou et qui l'étouffait, pas assez cependant pour qu'il mourût. L'enfant se débattait, comme un poulet pendu, ses cris s'étranglaient, les yeux lui sortaient de la tête, il devenait bleu. Et dans la grande salle on n'entendait que les rires des hommes cruels et les gémissements de la petite victime. Alors Gilles de Retz le faisait décrocher ; il le prenait sur ses genoux, appuyait le pauvre front d'angelot contre sa poitrine. Il pariait doucement, rassurait.

« Tout cela n'était pas grave, disait-il. On avait voulu s'amuser, mais maintenant c'était fini. L'enfant aurait des dragées, un beau lit de plume, un costume de soie comme un petit page. L'enfant se rassurait. Une lueur de joie brillait dans son regard plein de larmes. Alors subitement le seigneur lui plongeait sa dague dans le cou.

« Mais le plus affreux se passait lorsqu'il enlevait de très jeunes filles.

– Que leur faisait-il ? demanda Hortense.

C'est alors que le vieux Guillaume, assis au coin de l'âtre, en train de râper une carotte de tabac, intervint, grommelant dans sa barbe jaunâtre :

– Taisez-vous donc, vieille folle ! Moi qui suis un homme de guerre, vous arrivez à me retourner le cœur avec vos sornettes.

La lourde Fantine Lozier lui fit face avec vivacité.

– Sornettes !... On voit bien que vous n'êtes pas Poitevin, tant s'en faut, Guillaume Lützen. Pour peu que vous remontiez vers Nantes, vous ne tarderez pas à rencontrer le château maudit de Machecoul. Cela fait deux siècles que les crimes ont été commis et les gens se signent encore en passant aux alentours. Mais vous n'êtes pas du pays, vous ne connaissez rien aux aïeux de cette terre.

– Beaux aïeux s'ils sont tous comme votre Gilles de Retz !

– Gilles de Retz était si grand dans le mal qu'aucun pays, hors le Poitou, ne peut se vanter d'avoir possédé un tel criminel. Et lorsqu'il mourut, jugé et condamné à Nantes, mais battant sa coulpe et demandant pardon à Dieu, toutes les mères dont il avait mangé et torturé les enfants prirent le deuil.

– Voilà qui est fort, s'exclama le vieux Guillaume.

– Et voilà comme nous sommes, nous, gens du Poitou. Grands dans le mal, grands dans le pardon !

Farouche, la nourrice rangea des pots sur la table et embrassa le petit Denis avec fougue.

– Certes, poursuivit-elle, j'ai peu fréquenté l'école, mais je sais distinguer ce qui est conte de veillée et récit des temps passés. Gilles de Retz fut un homme qui exista vraiment. Il se peut que son âme erre encore du côté de Machecoul, mais son corps a pourri dans cette terre. C'est pourquoi on ne peut en parler à la légère comme des fées et des lutins qui se promènent autour des grandes pierres dressées dans les champs. Encore qu'il ne faille pas trop se moquer de ces esprits malins...

– Et des fantômes, Nounou, peut-on s'en moquer ? demanda Angélique.

– Il vaut mieux pas, ma mignonne. Les fantômes ne sont pas méchants, mais la plupart sont tristes et susceptibles, et pourquoi ajouter par des moqueries aux tourments de ces pauvres gens ?

– Pourquoi pleure-t-elle la vieille dame qui apparaît au château ?

– Le saura-t-on jamais ? La dernière fois que je l'ai rencontrée, il y a six ans, entre l'ancienne salle des gardes et le grand couloir, je crois qu'elle ne pleurait plus, peut-être à cause des prières que monsieur votre grand-père avait fait dire pour elle dans la chapelle.

– Moi, j'ai entendu son pas dans l'escalier de la tour, affirma Babette la servante.

– C'était un rat sans doute. La vieille femme de Monteloup est discrète et ne veut point déranger. Peut-être fut-elle aveugle ? On le pense à cause de cette main qu'elle tend en avant. Ou bien elle cherche quelque chose. Parfois elle s'approche des enfants endormis et passe la main sur leur visage.

La voix de Fantine baissait, devenait lugubre.

– Peut-être cherche-t-elle un enfant mort ?

– Bonne femme, votre esprit est plus macabre que la vue d'un charnier, protesta encore le père Guillaume. Possible que votre seigneur de Retz soit un grand homme dont vous vous honorez d'être payse... à deux siècles de distance et que la dame de Monteloup soit fort honorable, mais moi je dis que ce n'est pas bon d'affoler ces mignonnes qui en oublient de remplir leurs petits ventres tant vous les effrayez.

– Ah ! cela vous va de faire le sensible, soldat grossier, grivois du diable ! Combien de petits ventres de mignonnes semblables n'avez-vous pas transpercés avec votre pique lorsque vous serviez l'empereur d'Autriche sur les champs d'Allemagne, d'Alsace et de Picardie ? Combien de chaumières n'avez-vous pas fait griller en fermant la porte sur toute la famille à rôtir ? N'avez-vous donc jamais pendu de manants ? Tant et tant que les branches des arbres en cassaient. Et les femmes et les filles, ne les avez-vous pas violées jusqu'à les faire mourir de honte !

– Comme tout le monde, comme tout le monde, ma bonne. C'est la vie du soldat. C'est la guerre. Mais ces petites filles que nous voyons là, leur vie est faite de jeux et d'histoires riantes.

– Jusqu'au jour où les soldats et les brigands passeront comme nuées de sauterelles sur le pays. Alors la vie des petites filles devient la vie du soldat, de la guerre, de la misère et de la peur...

Amène, la nourrice ouvrait un grand pot de grès plein de pâté de lièvre et beurrait des tartines qu'elle distribuait à la ronde sans oublier le vieux Guillaume.

– Moi qui vous parle..., moi, Fantine Lozier, écoutez, mes enfants. Hortense, Angélique et Madelon, qui avaient profité de la discussion pour sécher leurs écuelles, levèrent le nez de nouveau, et Gontran, leur frère de dix ans, quitta le coin noir où il boudait et se rapprocha. C'était maintenant l'heure de la guerre et des pillages, des soudards et des brigands, les uns et les autres confondus dans le même éclat rouge d'incendie, de bruits d'épées, et de cris de femmes...

– Guillaume Lützen, vous connaissez mon fils qui est charretier de notre maître le baron de Sancé de Monteloup dans ce château ici même ?

– Je le connais, c'est un fort beau garçon.

– Eh bien, tout ce que je puis vous dire de son père, c'est qu'il faisait partie des armées de M. le cardinal de Richelieu lorsque celui-ci se rendit à La Rochelle pour exterminer les protestants. Moi, je n'étais pas huguenote et j'avais toujours prié la Vierge pour demeurer sage jusqu'au mariage. Mais, lorsque les troupes de notre roi très chrétien Louis XIII furent passées sur le pays, le moins qu'on puisse dire c'est que je n'étais plus pucelle. Et j'ai appelé mon fils Jean la Cuirasse en souvenir de tous ces diables dont l'un d'eux est le père et dont les cuirasses pleines de clous m'ont déchiré la seule chemise que je possédais en ce temps-là.

« Quant aux brigands et aux bandits que la faim a jetés sur les routes tant de fois, je pourrais vous tenir éveillés toute une nuit à vous conter ce qu'ils m'ont fait dans la paille des granges tandis qu'ils rôtissaient les pieds de mon nomme sur l'âtre afin de lui faire avouer où était son magot. Et moi, à l'odeur, je croyais qu'ils étaient en train de faire griller le cochon.

Là-dessus la grande Fantine se mit à rire, puis se versa de la piquette de pommes pour rafraîchir sa langue desséchée d'avoir tant parlé.

*****

Ainsi la vie d'Angélique de Sancé de Monteloup commença sous le signe de l'Ogre, des fantômes et des brigands.

La nourrice avait dans les veines un peu de ce sang maure que les Arabes ont porté, vers le XIe siècle, jusqu'au seuil du Poitou. Angélique avait sucé ce lait de passion et de rêves où se concentrait l'esprit ancien de sa province, terre de marais et de forêts ouverte comme un golfe aux vents tièdes de l'océan.

Elle avait assimilé pêle-mêle un monde de drames et de féerie. Elle en avait pris le goût et une sorte d'immunité contre la peur. Avec pitié, elle regardait la petite Madelon qui tremblait ou son aînée Hortense, fort pincée et qui, cependant, brûlait d'envie de demander à la nourrice ce que les brigands lui avaient fait dans la paille des granges.

Angélique, à huit ans, devinait fort bien ce qui s'était passé dans la grange. Combien de fois n'avait-elle pas conduit la vache au taureau ou la chèvre au bouc ? Et son ami le jeune berger Nicolas lui avait expliqué que pour avoir des petits, les hommes et les femmes font de même. Ainsi la nourrice avait eu Jean la Cuirasse. Mais ce qui troublait Angélique c'était que pour parler de ces choses la nourrice prît tour à tour un ton de langueur et d'extase ou de la plus sincère horreur. Cependant il ne fallait pas chercher à comprendre la nourrice, ses silences, ses colères. Il suffisait qu'elle fût là, vaste et mouvante avec ses bras puissants, la corbeille de ses genoux ouverte sous sa robe de futaine, et qu'elle vous accueillît comme un oiselet pour vous chanter une berceuse ou vous parler de Gilles de Retz.

*****

Plus simple était le vieux Guillaume Lützen qui parlait d'une voix lente à l'accent rocailleux. On le disait Suisse ou Allemand. Voici bientôt quinze ans qu'on l'avait vu venir boitant et marchant pieds nus sur la voie romaine qui va d'Angers vers Saint-Jean-d'Angély. Il était entré au château de Monteloup et avait demandé une écuelle de lait. Il était resté depuis, domestique à tout faire, réparant, bricolant, et le baron de Sancé lui faisait porter des lettres aux amis voisins, le faisait recevoir le sergent des aides quand celui-ci venait réclamer les impôts. Le vieux Guillaume écoutait longuement le sergent, puis lui répondait dans son patois de montagnard suisse ou tyrolien, et l'autre s'en allait découragé.

Était-il venu des champs de bataille du Nord ou de l'Est ? Et par quel hasard ce mercenaire étranger semblait-il descendre de Bretagne lorsqu'on l'avait rencontré ? Tout ce qu'on connaissait de lui c'est qu'il avait été à Lützen sous les ordres du condottiere Wallenstein et qu'il avait eu l'honneur de percer la panse du gros et magnifique roi de Suède Gustave-Adolphe lorsque celui-ci, égaré dans le brouillard, au cours de la bataille, était tombé sur les piquiers autrichiens. Dans le grenier où il habitait, on voyait luire au soleil, entre les toiles d'araignées, sa vieille armure et son casque, dans lequel il buvait encore son vin chaud et mangeait parfois sa soupe. Sa pique immense, trois fois haute comme lui, servait à gauler les noix à la saison.