– C'est inadmissible !

Elles étaient toutes trois fourbues et ne purent s'empêcher de pousser un soupir de soulagement lorsque, le soir du deuxième jour, Poitiers leur apparut, étageant ses toits d'un rose fané, au flanc d'une colline entourée d'une riante rivière : le Clain. C'était par un jour pur d'hiver. On aurait pu se croire dans un paysage du Midi, dont le Poitou est d'ailleurs le seuil, tant le ciel avait de douceur au-dessus des toits de tuiles. Les cloches se répondaient, sonnant l'Angélus.

Ces cloches, désormais, allaient égrener les heures d'Angélique, durant près de cinq années. Poitiers était une ville d'églises, de couvents et de collégiales. Les cloches réglaient la vie de tout ce peuple de soutanes, de cette armée d'étudiants aussi bruyants que leurs maîtres étaient chuchoteurs. Prêtres et bacheliers se rencontraient aux coins des rues montantes, dans l'ombre des cours, sur les places, qui, d'étage en étage, proposaient leurs paliers aux pèlerins de la ville.

Les enfants de Sancé se quittèrent devant la cathédrale. Le couvent des ursulines était un peu à gauche et dominait le Clain. Le collège des pères jésuites se trouvait perché tout en haut. Avec la gaucherie de l'adolescence, on se sépara presque sans un mot, et Madelon seule, en larmes, embrassa ses deux frères. Ainsi les portes du couvent se refermèrent sur Angélique. Elle fut longue à comprendre que la sensation d'étouffement qui l'oppressait venait de cette brusque rupture avec l'espace. Des murs et toujours des murs, et des grilles aux fenêtres. Ses compagnes ne lui parurent pas sympathiques : elle avait toujours joué avec des garçons, petits paysans qui l'admiraient et la suivaient. Or ici, parmi certaines demoiselles de haut lignage et de fortune solide, la place d'Angélique de Sancé ne pouvait se trouver que dans les derniers rangs.

Il lui fallut aussi se soumettre à la torture du corsage baleiné, lacé étroitement, qui, en obligeant toute fillette à se tenir droite, lui donnait pour la vie et en n'importe quelles circonstances, un maintien de reine dédaigneuse. Angélique, vigoureuse et souplement musclée, gracieuse d'instinct, eût pu se passer de ce carcan. Mais il s'agissait là d'une institution qui dépassait largement le cadre du couvent. En écoutant parler les grandes, elle ne pouvait douter que le corsage baleiné ne tînt une grande place dans tout ce qui concernait la mode. Il était même question de busc et de busquière, sorte de plastron en bec-de-canard, raidi par du carton fort ou des tiges de fer et que l'on brodait et rebrodait et garnissait de nœuds et de bijoux. La busquière était destinée à soutenir les seins, les faisant remonter sous la dentelle au point qu'ils paraissaient toujours prêts à s'échapper de cette contrainte. Naturellement les grandes se passaient de tels détails en secret, bien que le couvent fût spécialement chargé de préparer les jeunes filles au mariage et à la vie mondaine. Il fallait apprendre à danser, saluer, jouer du luth et du clavecin, soutenir avec deux ou trois compagnes des conversations sur un sujet déterminé, et même jouer de l'éventail et se mettre du fard. L'importance était ensuite accordée aux soins de la maison. En prévision des revers que le Ciel peut envoyer, les élèves devaient s'astreindre aux besognes les plus humbles. À tour de rôle, elles travaillaient aux cuisines ou aux buanderies, allumaient et entretenaient les lampes, balayaient, lavaient les carrelages. Enfin quelques rudiments intellectuels leur étaient donnés : l'histoire et la géographie, sèchement exposées ; mythologie ; calcul, théologie, latin. On accordait plus de soins aux exercices de style, l'art épistolaire étant essentiellement féminin, et l'échange de lettres entre ses amis et ses amants représentant une des occupations les plus absorbantes d'une femme du monde.

Sans être une élève indocile, Angélique ne donna guère de satisfaction à ses professeurs. Elle exécutait ce qu'on lui commandait, mais semblait ne pas comprendre pourquoi on l'obligeait à faire tant de choses stupides. Parfois, aux heures des leçons, on la cherchait en vain ; on la retrouvait enfin au potager, qui n'était qu'un grand jardin suspendu au-dessus de ruelles tièdes et peu passantes. Aux reproches les plus sévères, elle répondit toujours qu'elle n'avait pas conscience de faire quelque chose de mal en regardant pousser des choux. L'été suivant, il y eut à travers la ville une épidémie assez grave, qu'on baptisa peste parce que beaucoup de rats remontaient à la surface de leurs trous pour crever dans les rues et dans les maisons.

La Fronde des Princes, dirigée par MM. de Condé et Turenne, amenait la misère et la famine dans ces régions de l'Ouest jusque-là épargnées par les guerres étrangères. On ne savait plus qui était pour le roi, qui était contre, mais des paysans dont les villages avaient brûlé refluaient vers les villes. Cela faisait une armée de miséreux qui s'échouaient à toutes les portes cochères, la main tendue. Il y en eut bientôt plus que d'abbés et d'écoliers.

Les petites pensionnaires des ursulines firent l'aumône, certaines heures, certains jours, aux pauvres stationnant devant le couvent. On leur apprit que ceci entrait également dans leurs attributions de futures grandes dames accomplies. Pour la première fois Angélique vit devant elle la misère sans espoir, la misère haillonneuse, la vraie misère à l'œil lubrique et haineux. Elle n'en fut ni émue ni bouleversée, contrairement à ses compagnes dont certaines pleuraient ou pinçaient les lèvres avec dégoût. Il lui semblait reconnaître une image depuis toujours imprimée en elle, comme le pressentiment de ce qu'une étrange destinée devait lui réserver.

*****

La peste naquit sans mal de cette lie qui engorgeait les ruelles montantes où juillet brûlant tarissait les fontaines.

Il y eut plusieurs cas parmi les élèves. Un matin, à la cour de récréation, Angélique n'aperçut pas Madelon. Elle s'informa et on lui dit que l'enfant malade avait été portée à l'infirmerie. Madelon mourut quelques jours plus tard. Devant le petit corps blême et comme desséché, Angélique ne pleura pas. Elle en voulut même à Hortense de ses larmes spectaculaires. Pourquoi cette grande perche de dix-sept ans pleurait-elle ? Elle n'avait jamais aimé Madelon. Elle n'aimait qu'elle-même.

– Hélas ! mes petites, leur dit doucement une vieille religieuse, c'est la loi de Dieu. Beaucoup d'enfants meurent. On m'a dit que votre mère a eu dix enfants et n'en a perdu qu'un seul. Avec celle-ci, cela fera deux. Ce n'est pas beaucoup. Je connais une dame qui a eu quinze enfants et qui en a perdu sept. Vous voyez, c'est ainsi. Dieu donne les enfants, Dieu les reprend. Il y a beaucoup d'enfants qui meurent. C'est la loi de Dieu !...

À la suite de la mort de Madelon, la sauvagerie d'Angélique s'accentua, et elle devint même indisciplinée. Elle n'en faisait qu'à sa tête, disparaissant des heures entières dans des recoins ignorés de la vaste maison. On lui avait interdit l'accès du jardin et du potager. Elle trouvait cependant le moyen de s'y faufiler. On songea à la renvoyer, mais le baron de Sancé, malgré les difficultés que lui causait la guerre civile, payait fort régulièrement la pension de ses deux filles, et ce n'était pas le cas de toutes les pensionnaires. De plus, Hortense promettait de devenir l'une des jeunes filles les plus accomplies de sa promotion. Par égard pour l'aînée, on conserva la cadette. Mais on renonça à s'en occuper.

*****

C'est ainsi qu'un jour de janvier 1652 Angélique, qui venait d'avoir quinze ans, se trouvait perchée une fois de plus contre le mur du potager, s'amusant à regarder les allées et venues de la rue et à se chauffer au tiède soleil d'hiver. Il y avait une grande animation à Poitiers en ces premiers jours de l'année, car la reine, le roi, et leurs partisans venaient de s'y installer. Pauvre reine, pauvre jeune roi, ballottés de révolte en révolte ! Ils venaient de se rendre en Guyenne afin de combattre M. de Condé. Au retour ils s'arrêtaient en Poitou pour essayer de négocier avec M. de Turenne, qui tenait entre ses mains cette province, depuis Fontenay-le-Comte jusqu'à l'océan. Châtellerault et Luçon, anciennes places fortes protestantes, s'étaient ralliées au général huguenot, mais Poitiers, qui n'oubliait pas que, cent ans plus tôt, ses églises avaient été pillées et son maire pendu par les hérétiques, avait ouvert sa porte au monarque.

Aujourd'hui il n'y avait plus, aux côtés du prince adolescent, que la robe noire de l'Espagnole. Le peuple, la France entière avaient tant crié : « Point de Mazarin ! Point de Mazarin ! » que l'homme à la robe rouge s'était enfin incliné. Il avait quitté la reine, qu'il aimait, et s'était réfugié en Allemagne. Mais son départ ne suffisait point encore à calmer les passions...

*****

Appuyée au mur de son couvent, Angélique écoutait le murmure de la ville agitée, dont l'excitation se répercutait jusque dans ce quartier éloigné. Les jurons des cochers dont les carrosses se coinçaient dans les ruelles tortueuses se mêlaient aux rires et aux criailleries des pages et des servantes, et aux hennissements des chevaux.

Le bourdonnement des cloches volait sur ce brouhaha. Angélique reconnaissait maintenant chacun des carillons, celui de Saint-Hilaire, celui de Sainte-Radegonde, le bourdon de Notre-Dame-la-Grande, les cloches graves de la tour Saint-Porchaire. Tout à coup, au pied du mur, il y eut une farandole de pages qui passèrent comme une volée d'oiseaux des îles dans leurs vêtements de satin et de soie. L'un d'eux s'arrêta pour renouer le ruban de sa chaussure. En se redressant, il leva la tête et rencontra le regard d'Angélique qui le contemplait du haut du mur. D'un coup de chapeau galant le page balaya la poussière.

– Salut, demoiselle. Vous n'avez pas l'air de vous amuser, là-haut ?

Il ressemblait à ces pages qu'elle avait vus au Plessis, portant comme eux la même petite culotte bouffante, la « trousse », apanage du XVIe siècle, qui lui faisait des jambes immenses de héron.

À part cela, il était sympathique, avec un visage riant, hâlé, et de beaux cheveux châtains et bouclés.

Elle lui demanda son âge. Il répondit qu'il avait seize ans.

– Mais ne vous inquiétez pas, demoiselle, ajouta-t-il, je sais faire la cour aux dames. Il lui lançait des regards câlins, et soudain il lui tendit les bras.

– Venez donc me rejoindre.

Une agréable sensation envahit Angélique. La prison grise et triste où son cœur s'étiolait lui parut s'ouvrir. Ce joli rire levé vers elle promettait elle ne savait quoi de doux et de savoureux dont elle avait faim, comme après le grand jeûne du carême.

– Venez, chuchota-t-il. Si vous voulez, je vous conduirai jusqu'à l'hôtel des ducs d'Aquitaine où la cour est descendue, et je vous montrerai le roi.

Elle n'hésita qu'à peine et assujettit sa mante de laine noire à capuchon.

– Attention, je vais sauter ! cria-t-elle.

Il la reçut presque dans ses bras. Ils éclatèrent de rire. Vivement, il la prit par la taille et l'entraîna.

– Que vont dire les nonnes de votre couvent ?

– Elles sont habituées à mes fantaisies.

– Et comment ferez-vous pour rentrer ?

– Je sonnerai à la porte et demanderai l'aumône.

Il pouffa.

Angélique se grisait du tourbillon dont elle était soudain environnée. Parmi les seigneurs et dames dont les beaux atours émerveillaient les provinciaux, des marchands passaient. À l'un d'eux, le page acheta deux baguettes sur lesquelles étaient enfilées des cuisses de grenouilles frites. Ayant toujours vécu à Paris, il trouvait ce mets extrêmement cocasse. Les deux jeunes gens mangèrent de bon appétit. Le page raconta qu'il s'appelait Henri de Roguier et qu'il était attaché au service du roi. Celui-ci, gai compagnon, quittait parfois les gens graves de son conseil pour venir gratter un peu la guitare avec ses amis. Les charmantes poupées italiennes, nièces du cardinal Mazarin, étaient toujours présentes à la cour, malgré le départ forcé de leur oncle.

Tout en devisant, le jeune garçon entraînait insidieusement Angélique vers des quartiers moins animés. Elle s'en aperçut, mais ne dit rien. Son corps subitement en éveil attendait quelque chose, que la main du page contre sa taille promettait. Il s'arrêta et la poussa doucement dans l'encoignure d'une porte. Puis il se mit à l'embrasser avec vivacité. Il disait des choses banales et amusantes.

– Tu es jolie... Tu as des joues comme des pâquerettes et des yeux verts comme les grenouilles... Les grenouilles de ton pays... Ne bouge pas. C'est ton corsage que je veux ouvrir... Laisse-toi faire. Je sais m'y prendre... Oh ! Je n'ai jamais vu de seins si blancs et si mignons... Et fermes comme des pommes... Tu me plais, ma mie...