Comme tous les huguenots, Marguerite avait un penchant marqué pour l'eau, ce en quoi Angélique l'approuvait :

« Moi aussi, j'irais bien volontiers rendre visite à cette sainte Jeanne... !  » soupira-t-elle.

Les laquais et les deux cochers, assis à l'ombre du chariot, buvaient du vin clairet et mangeaient des harengs saurs, car on était vendredi.

Angélique regarda sa robe souillée de poussière et Florimond barbouillé de morve et de miel jusqu'aux sourcils. Quel pitoyable équipage !

Mais il devait encore paraître très luxueux à la femme du besogneux procureur, car Hortense, qui était descendue derrière elle, ricana :

– Eh bien, ma chère, pour une femme qui se plaint d'en être réduite à coucher au coin des rues, tu n'es pas encore trop mal logée : un carrosse, un fourgon, six chevaux en tout, quatre ou cinq laquais, et deux servantes qui vont au bain !

– J'ai un lit, prévint Angélique, veux-tu que je le fasse monter chez toi ?

– C'est inutile. Nous avons assez de literie pour te recevoir. Mais, en revanche, il m'est impossible de loger toute cette valetaille.

– Tu auras bien une mansarde pour Margot et la gamine ? Quant aux hommes, je vais leur donner de quoi loger à l'auberge.

La bouche pincée, Hortense regardait d'un air horrifié ces hommes du Sud qui, estimant qu'ils n'avaient pas à se déranger pour la femme d'un procureur, continuaient de manger tout en la dévisageant avec insolence de leurs yeux de braise.

– Les gens de ton escorte ont décidément l'air de bandits, fit-elle d'une voix étouffée.

– Tu leur prêtes des qualités qu'ils n'ont pas. Tout ce qu'on peut leur reprocher, c'est une propension marquée à dormir au soleil.

*****

Dans la grande chambre qu'on lui avait assignée au second étage, Angélique connut un moment de détente en se plongeant dans un baquet et en s'aspergeant d'eau fraîche. Elle lava même ses cheveux, puis devant un miroir d'acier accroché au-dessus de la cheminée, elle se coiffa tant bien que mal. La chambre était sombre, l'ameublement fort laid, mais suffisant. Dans un petit lit aux draps propres Florimond, grâce au médicament du perruquier, continuait de dormir. Après s'être fardée légèrement, car elle se doutait que son beau-frère ne devait pas apprécier les femmes qui se mettaient du rouge, Angélique se sentit embarrassée pour se choisir une robe. La plus simple paraîtrait encore trop somptueuse près des toilettes de la pauvre Hortense, qui portait à peine quelques galons de velours et de rubans au corsage de sa robe de drap gris.

Elle se décida enfin pour un ensemble d'intérieur couleur grain de café avec d'assez discrètes broderies d'or, et remplaça la délicate berthe de dentelles par un mouchoir de cou de satin noir. Elle achevait sa toilette lorsque Margot parut en s'excusant de son retard.

D'une main experte, la servante redonna à la chevelure de sa maîtresse le pli gracieux qui lui était habituel, et ne put résister au désir de la parfumer.

– Méfie-toi. Je ne dois pas être trop élégante. Il faut que j'inspire confiance à mon beau-frère le procureur.

– Hélas ! Avoir vu de si beaux seigneurs à vos pieds et vous parer maintenant pour séduire un procureur !

Un hurlement strident qui venait du rez-de-chaussée les interrompit. Elles se précipitèrent sur le palier.

Des cris de femme terrifiée montaient à travers la cage de l'escalier. Angélique descendit à toute allure et arriva dans le vestibule pour trouver ses domestiques groupés sur le seuil d'un air fort étonné. Les cris continuaient, mais étaient maintenant assourdis et paraissaient provenir d'un haut bahut de faux ébène garnissant l'antichambre.

Hortense, qui était accourue, alla ouvrir le bahut et réussit à en extraire la grosse bonne qui avait ouvert la porte à Angélique, ainsi que deux enfants de huit et quatre ans accrochés à ses jupes. Mme Fallot commença par envoyer une gifle à la fille, puis elle lui demanda ce qui lui prenait.

– Là ! Là ! balbutia la malheureuse, le doigt tendu.

Angélique regarda dans la direction indiquée et aperçut le brave Kouassi-Ba, qui se tenait timidement derrière les domestiques.

Hortense ne put s'empêcher d'avoir un petit sursaut, mais se maîtrisa et dit sèchement :

– Eh bien, c'est un homme nègre, un Maure, il n'y a pas de quoi crier ainsi. Vous n'avez jamais vu de Maure ?

– N... non, non, madame.

– Il n'y a pas de personne dans Paris qui n'ait vu un Maure. On voit bien que vous sortez de votre campagne. Vous êtes une sotte.

S'approchant d'Angélique, elle lui glissa :

– Félicitations, ma chère ! Tu t'y entends à jeter la perturbation dans ma demeure. Jusqu'à y introduire un sauvage des îles ! Il est probable que cette fille va me quitter sur-le-champ. Moi qui ai eu un tel mal à la trouver !

– Kouassi-Ba, s'écria Angélique, ces petits enfants et cette demoiselle ont peur de toi. Montre-leur donc comme tu sauras les amuser.

– Voilà, médême.

D'un bond, le Nègre se précipita en avant. La servante hurla derechef en s'appuyant à la cloison comme si elle eût voulu s'y enfoncer. Mais Kouassi-Ba, après avoir fait quelques culbutes, sortit des balles de couleur de ses poches et se mit à jongler avec une habileté surprenante. Il ne semblait nullement gêné par sa récente blessure. Enfin, voyant les enfants sourire, il prit la guitare du petit Giovani et s'accroupissant par terre, les jambes croisées, il se mit à chanter de sa voix douce et feutrée. Angélique s'approcha des autres domestiques.

– Je vais vous donner de quoi vous loger à l'auberge et prendre vos repas, dit-elle.

Le cocher du carrosse s'avança en tortillant son feutre à plume rouge qui faisait partie de la riche livrée des gens du comte de Peyrac.

– S'il vous plaît, madame, on voudrait vous demander aussi de nous donner le reste de nos gages. Nous voici à Paris : c'est une ville où l'on fait beaucoup de dépense.

La jeune femme, après un instant d'hésitation, accéda à leur désir. Elle pria Margot de lui apporter sa cassette et compta à chacun ce qui lui était dû. Les hommes remercièrent et saluèrent. Le petit Giovani dit qu'il reviendrait demain aux ordres de Mme la comtesse. Les autres se retirèrent en silence. Comme ils franchissaient le seuil, Margot, debout dans l'escalier, leur cria quelque chose en patois languedocien, mais ils ne répondirent pas.

– Que leur as-tu dit ? demanda Angélique rêveusement.

– Que s'ils ne se présentaient pas aux ordres demain, le maître leur jetterait un sort.

– Tu crois qu'ils ne reviendront pas ?

– Je le crains bien.

Angélique passa la main sur son front avec lassitude.

– Il ne faut pas dire que le maître leur jettera un sort, Margot. De telles paroles lui causent plus de tort qu'elles ne lui donnent de pouvoir. Tiens, remonte la cassette dans ma chambre et veille à préparer la bouillie de Florimond pour qu'il puisse manger quand il s'éveillera.

– Madame, fit une voix fluette près d'Angélique, mon père m'a prié de vous avertir que le repas était servi et que nous vous attendions en la salle à manger pour dire le bénédicité.

C'était le petit garçon de huit ans qu'elle avait vu tout à l'heure dans le bahut.

– Tu n'as plus peur de Kouassi-Ba ? lui demanda-t-elle.

– Non. madame, je suis très content de connaître un homme noir. Tous mes camarades vont m'envier.

– Comment t'appelles-tu ?

– Martin.

On avait ouvert les fenêtres de la salle à manger, afin de donner un peu de clarté et de ne pas allumer les chandelles. En effet, un crépuscule rosé et limpide se prolongeait au-dessus des toits. C'était l'heure où les cloches des paroisses se mettaient à carillonner l'angélus. Les notes graves et splendides dominaient les autres et paraissaient porter au loin la prière même de la ville.

– Vous avez de fort belles cloches sur votre paroisse, fit remarquer Angélique pour dissiper la contrainte de ce début de repas, lorsque tout le monde se fut assis, la prière dite.

– Ce sont les cloches de Notre-Dame, répondit maître Fallot. Notre paroisse est Saint-Landry, mais la cathédrale est toute proche. En vous penchant à la fenêtre, vous pouvez apercevoir les deux grandes tours et la flèche de l'abside.

À l'autre extrémité de la table, un vieillard, oncle de maître Fallot, ancien magistrat, se tenait, docte et silencieux.

Au début du repas, lui et son neveu laissèrent tomber, d'un même geste plein de componction, un morceau de corne de licorne dans leurs verres. Ceci rappela à Angélique qu'elle avait omis, le matin, de prendre la pastille de poison à laquelle Joffrey de Peyrac voulait qu'elle s'accoutumât.

La servante passait le potage. La nappe blanche empesée gardait, en carrelures régulières, les plis du repassage.

L'argenterie était assez belle, mais la famille Fallot n'usait pas de fourchettes dont l'usage n'était pas encore répandu. C'était Joffrey qui avait appris à Angélique à se servir de cet objet, et elle se souvint que le jour de son mariage à Toulouse elle s'était sentie fort gauche avec cette petite fourche dans la main. Il y eut plusieurs services de poissons, d'œufs et de laitage. Angélique soupçonna sa sœur d'avoir fait chercher deux ou trois plats préparés à une rôtisserie afin de compléter le menu.

– Il ne faut rien changer à ton ordinaire à cause de ma présence.

– T'imagines-tu que la famille d'un procureur ne mange que de la bouillie de seigle et de la soupe au chou ? répliqua l'autre aigrement.

Le soir, malgré sa fatigue, Angélique fut longue à s'endormir. Elle écoutait monter du creux des ruelles moites les cris de la ville inconnue.

Un petit marchand d'oubliés passa, secouant ses dés dans un cornet. Des maisons où l'on prolongeait la soirée, on l'appelait et les oisifs s'amusaient à jouer aux dés tout son panier de pâtisseries légères.

Un peu plus tard ce fut la sonnette d'un crieur de morts.

Écoutez, vous tous qui dormez,


Priez Dieu pour les trépassés...

Angélique frissonna et enfouit son visage dans son oreiller. Elle cherchait près d'elle le long corps sec et chaud de Joffrey. Combien sa gaieté, sa promptitude, sa voix merveilleuse toujours plaisante, ses mains caressantes, lui manquaient !

Quand se retrouveraient-ils ? Comme ils seraient heureux alors ! Elle se blottirait dans ses bras, elle lui demanderait de l'embrasser, de la serrer très fort !... Elle s'endormit en étreignant son oreiller de grosse toile rude au parfum de lavande.

Chapitre 4

Angélique ôta le vantail de bois plein, puis s'escrima contre la fenêtre aux losanges de verre de couleur reliés de plomb. Elle réussit enfin à l'ouvrir. Il fallait être parisien pour dormir la fenêtre close par une telle chaleur. Elle respira profondément l'air frais du matin, puis s'immobilisa, stupéfaite et émerveillée. Sa chambre ne donnait pas sur la rue de l'Enfer, mais de l'autre côté de la maison. Elle surplombait une étendue d'eau, lisse et luisante comme une épée, plaquée d'or par le soleil levant, et toute sillonnée de barques et de lourds chalands. Sur la rive en face, un bateau de lavandières recouvert d'une capote bombée de toile blanche mettait une tache éclatante comme de la craie dans le paysage pastellisé de brume légère. Les cris des femmes, le choc de leurs battoirs parvenaient jusqu'à Angélique, mêlés aux appels des mariniers, aux hennissements des chevaux que des valets menaient boire.

Cependant une odeur pénétrante, à la fois aigre et sucrée, importunait l'odorat. Angélique se pencha et vit que les pilotis de bois qui soutenaient la vieille maison, s'enfonçaient dans une grève de vase envahie d'un amoncellement de fruits pourris autour desquels s'affairaient déjà des essaims de guêpes.

Sur la droite, à l'angle de l'île, il y avait un petit port encombré de chalands. On y débarquait de pleines hottes d'oranges, de cerises, de raisins, de poires. De beaux garçons haillonneux, dressés à l'extrémité de leurs barques, mordaient dans une orange à pleines dents, jetaient la pelure que les vaguelettes repoussaient le long des maisons, puis, ôtant leurs loques, plongeaient dans l'eau pâle. Partant du port, une passerelle de bois, peinte en rouge vif, reliait la Cité à une petite île. En face, un peu après les lavandières, commençait également une longue plage garnie de bateaux marchands.

On voyait s'y ranger des tonneaux, s'y empiler des sacs, s'y décharger des montagnes de foin pour les écuries.

Armés d'une gaffe, des mariniers retenaient les radeaux de bois flotté descendant le courant, et les guidaient jusqu'à la rive, où les trimardeurs faisaient rouler les troncs, puis les mettaient en pile.