Et, sur toute cette animation régnait une lumière couleur de primevère, d'une finesse exceptionnelle et qui transformait chaque scène en un délicat tableau estompé noyé de rêve, rehaussé subitement par l'éclat d'un reflet, d'un linge ou d'un bonnet blanc, d'une mouette criarde qui passait au ras de l'eau.
– La Seine, murmura Angélique.
La Seine, c'était Paris.
*****
On frappa à la porte, et la servante d'Hortense entra portant un pichet de lait.
– J'apporte le lait pour le bébé, madame. J'ai été moi-même jusqu'à la place de la Pierre-au-Lait, dès les premières heures. Les femmes des villages arrivaient à peine. Le lait de leurs pots était encore tiède.
– Vous êtes bien bonne, ma fille, de vous donner tant de mal. Il fallait envoyer la petite que j'ai amenée et lui confier le pot pour le monter ici.
– Je voulais voir si le mignon était réveillé. J'aime tant les bébés, madame. C'est bien dommage que Mme Hortense mette les siens en nourrice. Elle en a eu un il y a six mois, que j'ai porté au village de Chaillou. Eh bien, chaque jour, je me crève le cœur de penser qu'on va venir m'annoncer sa mort ; car la nourrice n'avait guère de lait, et je crois surtout qu'elle le nourrira de « miaulée », de pain trempé dans de l'eau et du vin.
Elle était toute ronde avec des joues bien cirées et des yeux bleus et naïfs. Angélique éprouva pour elle un brusque sentiment de sympathie.
– Comment t'appelles-tu, ma fille ?
– Je m'appelle Barbe, madame, pour vous servir.
– Eh bien, tu vois, Barbe, j'ai nourri mon enfant les premiers temps. J'espère qu'il sera vigoureux.
– Rien ne remplace les soins d'une mère, dit Barbe sentencieuse. Florimond se réveillait.
Il agrippa à deux mains les rebords de sa bercelonnette et s'assit, fixant de ses yeux noirs et brillants le nouveau visage.
– Le beau trésor, le beau mignon, bonjour, mon bézot ! chantonna la fille en l'enlevant dans ses bras, tout moite encore de sommeil.
Elle l'emmena à la fenêtre, pour lui montrer les barques et les mouettes, et les paniers d'oranges.
– Comment s'appelle ce petit port ? demanda Angélique.
– C'est le port Saint-Landry, le port aux fruits, et plus loin c'est le pont Rouge qui mène à l'île Saint-Louis. En face aussi on débarque beaucoup : il y a un port au foin, un port au bois, un port au blé et un port au vin. Ces marchandises intéressent surtout les messieurs de l'Hôtel de Ville, le beau bâtiment que vous voyez là-bas derrière la grève.
– Et la grande place qui est devant ?
– C'est la place de Grève.
Barbe plissa les paupières pour mieux voir.
– J'aperçois du monde ce matin en place de Grève. Pour sûr, il doit y avoir un pendu.
– Un pendu ? fit Angélique avec horreur.
– Dame, c'est là qu'on fait les exécutions. De ma lucarne, qui est juste au-dessus, j'en perds pas une, bien que ce soit un peu loin. J'aime mieux ça d'ailleurs, car j'ai le cœur sensible. Les pendaisons, c'est le plus fréquent, mais j'ai vu aussi deux têtes coupées à la hache et le bûcher d'un sorcier.
Angélique frissonna et se détourna. La perspective de sa fenêtre lui paraissait tout à coup moins riante.
*****
S'étant habillée avec une certaine élégance puisqu'elle comptait se rendre aux Tuileries, Angélique pria Margot de prendre sa mante et de l'accompagner. La petite bonne garderait Florimond, et Barbe veillerait sur eux. Angélique était contente que la domestique de la maison fût son alliée, car cela avait beaucoup d'importance pour Hortense, qui était peu aidée. En dehors de Barbe, elle n'avait qu'une fille de vaisselle et un homme de peine qui portait l'eau ou le bois pour les feux de l'hiver, s'occupait des chandelles et lavait les carrelages.
– Votre train ne sera bientôt guère plus reluisant, fit la grande Margot en serrant les lèvres. Ce que je craignais est arrivé, madame. Vos croquants de valets et de cochers se sont enfuis, et il n'y a plus personne pour conduire votre carrosse et soigner vos chevaux.
Après un instant de saisissement, Angélique se rasséréna.
– Après tout, c'est aussi bien ainsi. Je n'ai pris avec moi que quatre mille livres. Mon intention est d'envoyer M. d'Andijos à Toulouse pour me ramener des fonds. Mais, en attendant, comme on ne connaît pas l'avenir, autant n'avoir pas à payer ces gens-là. Je vais vendre mes chevaux et mon carrosse au propriétaire de l'écurie publique, et nous irons à pied. J'ai grande envie de regarder les boutiques.
– Madame ne se rend pas compte de la boue qu'il y a dans les rues. À certains endroits, on enfonce jusqu'aux chevilles dans les immondices.
– Ma sœur m'a dit qu'en se mettant aux pieds des patins de bois on marchait très aisément. Allons, Margot, ma chère, ne grogne pas, nous allons visiter Paris, n'est-ce pas merveilleux ?
En descendant, Angélique trouva, dans le vestibule, François Binet et le petit musicien.
– Je vous remercie d'être fidèles, leur dit-elle avec émotion, mais je crois qu'il va falloir nous séparer, car je ne pourrai pas vous garder désormais à mon service. Veux-tu, Binet, que j'aille te recommander à Mlle de Montpensier ? Étant donné le succès que tu as eu près d'elle à Saint-Jean-de-Luz, je suis sûre qu'elle te trouvera un emploi, ou te recommandera à son tour auprès d'un gentilhomme.
À son grand étonnement, le jeune artisan déclina l'offre.
– Je vous remercie, madame, de votre bonté, mais je crois que je vais en toute simplicité me mettre au service d'un patron barbier.
– Toi, protesta Angélique, toi qui étais déjà le plus grand barbier-perruquier de Toulouse !
– Je ne peux, malheureusement, trouver d'emploi plus important en cette ville où les corporations sont très fermées.
– Mais, à la cour...
– Briguer l'honneur des grands, madame, est une œuvre de longue haleine. Il n'est pas bon de se trouver trop subitement en pleine lumière, surtout lorsqu'il s'agit d'un modeste artisan comme moi. Il suffit de si peu de chose, d'une parole, d'une allusion venimeuse, pour vous précipiter du faîte des grandeurs dans une misère plus grande que vous n'auriez connue si vous étiez resté modestement dans l'ombre. La faveur des princes est si changeante qu'un titre de gloire peut aussi bien causer votre perdition.
Elle le regarda un peu fixement.
– Tu veux leur laisser le temps d'oublier que tu as été le barbier de M. de Peyrac ?
Il baissa les paupières.
– Pour moi, je ne l'oublierai jamais, madame. Que mon maître s'impose à ses ennemis et je n'aurai qu'une hâte, c'est de le servir de nouveau. Mais je ne suis qu'un simple barbier.
– Tu as raison, Binet, fit Angélique avec un sourire. J'aime ta franchise. Il n'est aucunement nécessaire que nous t'entraînions dans notre disgrâce. Voici cent écus et je te souhaite bonne chance.
Le jeune homme salua et, prenant son coffre de barbier, se recula jusqu'à la porte avec force courbettes et sortit.
– Et toi, Giovani, veux-tu que j'essaie de te mettre en rapport avec M. Lulli ?
– Oh ! oui, maîtresse, oh ! oui.
– Et toi, Kouassi-Ba, que veux-tu faire ?
– Je veux me promener avec toi, médême.
Angélique sourit.
– Bon. Eh bien, venez tous les deux. Nous allons aux Tuileries.
À cet instant, une porte s'ouvrit et Me Fallot passa sa belle perruque brune dans l'entrebâillement.
– J'entends votre voix, madame, et justement je vous guettais pour vous demander un instant d'entretien.
Angélique fit signe aux trois domestiques de l'attendre.
– Je suis à votre disposition, monsieur.
Elle le suivit dans son étude, où s'agitaient clercs et greffiers. L'odeur fade de l'encre, le grincement des plumes d'oie, la clarté douteuse, les vêtements de drap noir de ces gens besogneux ne faisaient pas de cette salle un lieu extrêmement plaisant. Aux murs étaient pendus une multitude de sacs noirs contenant les dossiers des affaires.
Me Fallot fit passer Angélique dans un petit bureau attenant, où quelqu'un se leva. Le procureur présenta :
– M. Desgrez, avocat. M. Desgrez serait à votre disposition pour vous guider dans la pénible affaire de votre mari.
Angélique, consternée, regardait le nouveau venu. Ça, l'avocat du comte de Peyrac !
Il eût été difficile de trouver manteau plus élimé, linge plus usé, feutre plus miteux. Le procureur, qui pourtant lui parlait avec considération, paraissait presque luxueusement vêtu à côté de lui. Le pauvre garçon ne portait même pas de perruque, et ses longs cheveux semblaient de la même laine brune et rêche que son habit. Cependant, malgré sa pauvreté criante, il possédait certainement beaucoup d'aplomb.
– Madame, déclara-t-il aussitôt, ne parlons pas au futur ni même au conditionnel : je suis à votre disposition. Maintenant, confiez-moi sans crainte ce que vous savez.
– Ma foi, maître, répondit un peu froidement Angélique, je ne sais rien ou à peu près.
– Tant mieux, on ne part pas ainsi sur de fausses présomptions.
– Il y a tout de même un point certain, intervint Me Fallot : la lettre de cachet signée du roi.
– Très juste, maître. Le roi. Il faut partir du roi.
Le jeune avocat mit son menton dans sa main et fronça les sourcils.
– Pas commode ! Pour le point de départ d'une piste on ne peut guère choisir plus haut.
– J'ai l'intention d'aller voir Mlle de Montpensier, la cousine du roi, dit Angélique. Il me semble que par elle je pourrais avoir des renseignements plus précis, surtout s'il s'agit d'une cabale de cour, comme je le soupçonne. Et par elle je pourrai peut-être parvenir jusqu'à Sa Majesté.
– Mlle de Montpensier, peuh ! fit l'autre avec une moue dédaigneuse. Cette grande perche est surtout maladroite. N'oubliez pas, madame, qu'elle a été frondeuse et qu'elle a fait tirer sur les troupes de son royal cousin. À ce titre, elle restera toujours suspecte à la cour. De plus, le roi la jalouse un peu pour ses immenses richesses. Elle comprendra vite qu'il n'est pas de son intérêt de paraître protéger un seigneur tombé en disgrâce.
– Je crois, et j'ai toujours entendu dire que la Grande Mademoiselle avait un excellent cœur.
– Plût au Ciel qu'elle le montrât pour vous, madame ! En tant qu'enfant de Paris, je n'ai guère confiance dans le cœur des grands, qui nourrissent le peuple des fruits de leur mésentente, fruits aussi amers et pourris que ceux qui stagnent sous votre maison, monsieur le procureur. Mais, enfin, entreprenez cette démarche, madame, si vous la croyez bonne. Je vous recommande cependant de ne parler à Mademoiselle ainsi qu'aux princes qu'avec beaucoup de légèreté et sans insister sur l'injustice qui vous est faite.
« Est-ce à un avocaillon en souliers percés de m'apprendre comment on parle aux gens de cour ? » se demandait Angélique avec humeur.
Elle prit sa bourse et en tira quelques écus.
– Voici une avance sur les frais que pourra vous occasionner votre enquête.
– Je vous remercie, madame, répondit l'avocat qui, après avoir jeté aux écus un coup d'œil satisfait, les glissa dans une bourse de cuir qu'il portait à la ceinture et qui paraissait fort plate.
Il salua très courtoisement et sortit.
Aussitôt, un énorme chien danois, au poil blanc parsemé de larges taches brunes, et qui attendait patiemment à l'angle de la maison, se dressa et emboîta le pas à l'avocat. Celui-ci, les mains dans les poches, s'éloigna en sifflotant gaiement.
– Cet homme ne m'inspire guère confiance, dit Angélique à son beau-frère. Je le crois à la fois un plaisantin et un vaniteux incapable.
– C'est un garçon très brillant, affirma le procureur, mais il est pauvre... comme beaucoup de ses pareils. Il y a pléthore d'avocats sans cause sur la place de Paris. Celui-ci a dû hériter la charge de son père, sinon il n'aurait pu l'acheter. Mais je vous l'ai recommandé parce que, d'une part, j'estime son intelligence, et que, de l'autre, il ne vous coûtera pas cher. Avec la petite somme que vous lui avez donnée, il va faire des merveilles.
– La question d'argent ne doit pas intervenir. Si cela est nécessaire, mon mari aura le secours des hommes de loi les plus éclairés.
Me Fallot laissa tomber sur Angélique un regard à la fois hautain et rusé.
– Avez-vous en votre possession une fortune inépuisable ?
– Avec moi, non, mais je vais envoyer le marquis d'Andijos à Toulouse. Il verra notre banquier et le chargera, s'il faut de l'argent liquide immédiatement, de vendre quelques terres.
– Ne craignez-vous pas que vos biens toulousains n'aient été assis et mis sous scellés, comme votre hôtel de Paris ?
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