Angélique le regarda, atterrée.

– C'est impossible ! balbutia-t-elle. Pourquoi aurait-on fait cela ? Pourquoi s'acharnerait-on contre nous ? Nous n'avons causé de tort à personne.

L'homme de loi eut un geste plein d'onction.

– Hélas ! madame. Bien des gens qui passent dans cette étude prononcent les mêmes paroles. À les entendre, personne ne causerait jamais de tort à personne. Et, pourtant, il y a toujours des procès...

« Et du travail pour les procureurs », pensa Angélique.

Avec cette nouvelle inquiétude en tête, elle fut moins attentive à la promenade qui, par les rues de la Colombe, des Marmousets et de la Lanterne, l'amena devant le Palais de justice. Suivant le quai de l'Horloge, elle atteignit ensuite le Pont-Neuf, à l'extrémité de l'île. Son animation enchanta les domestiques. Des petites boutiques montées sur roues se massaient autour de la statue de bronze du bon roi Henri IV, et mille cris en partaient vantant des marchandises plus variées les unes que les autres. Là c'était un emplâtre miraculeux, là on arrachait les dents sans douleur, ici on vendait des flacons d'un produit bizarre pour détacher les vêtements, là des livres, là des jouets, des colliers d'os de tortue pour délivrer du mal de ventre. On entendait grincer des trompettes et ronfler des caisses à musique. Des tambours battaient sur une estrade où des acrobates jonglaient avec des gobelets. Un individu hâve, vêtu d'un costume élimé, glissa dans la main d'Angélique une feuille de papier et lui demanda dix sols. Elle les donna machinalement et mit la feuille dans sa poche, puis ordonna à sa suite béate de se hâter un peu.

Elle n'avait pas le cœur à baguenauder. De plus, à chaque pas, elle était arrêtée par des mendiants qui surgissaient brusquement devant elle, montrant une plaie visqueuse, un moignon enveloppé de charpie sanglante, ou encore par des femmes haillonneuses portant des enfants dont le visage couvert de croûtes était environné de mouches. Ces gens sortaient de l'ombre des porches, de l'angle d'une boutique, se levaient des berges, éructaient des appels d'abord geignards, bien vite menaçants. À la fin, écœurée et n'ayant plus de menue monnaie, Angélique donna l'ordre à Kouassi-Ba de les chasser. Immédiatement le Noir découvrit ses dents de cannibale et tendit les mains en direction d'un béquillard qui s'approchait, lequel décampa aussitôt avec une agilité pour le moins surprenante.

– Voilà ce qu'on gagne à marcher à pied comme des croquants, répétait la grande Margot, de plus en plus outrée.

*****

Angélique poussa un soupir de soulagement lorsqu'elle aperçut enfin, couverte de lierre, la tour du Bois, vestige croulant de l'ancienne enceinte du vieux Paris. Peu après, apparut le Pavillon de Flore, terminant la galerie et la reliant, formant angle droit avec le château des Tuileries.

L'air devenait plus frais. Un vent léger se levait de la Seine et dispersait les effluves malodorants de la ville.

Enfin on découvrit les Tuileries, palais armorié de mille détails, flanqué d'une coupole dodue et de lanternons, résidence d'été d'une grâce féminine, car il avait été édifié pour une femme, Catherine de Médicis, la fastueuse Italienne. Aux Tuileries, on lui dit d'attendre. La Grande Mademoiselle était allée au Luxembourg afin d'y prévoir son déménagement, car Monsieur, frère du roi, avait décidé de lui disputer les Tuileries, où pourtant Mademoiselle résidait depuis des années. Il s'était installé avec toute sa suite dans une aile du palais. Mademoiselle l'avait traité de « chipoteur », et il y avait eu beaucoup de cris. Finalement Mademoiselle cédait, comme elle avait toujours cédé. Elle était vraiment trop bonne.

*****

Restée seule, Angélique s'assit près d'une fenêtre et contempla le merveilleux jardin. Au-delà des parterres de mosaïques fleuries, on voyait briller les flocons blancs d'un grand verger d'amandiers, et plus loin les masses vertes des arbres de la Garenne. Au bord de la Seine, un bâtiment abritait la volière de Louis XIII, où s'élevaient encore les faucons de chasse.

À droite, c'étaient les célèbres écuries royales et le manège, d'où montaient à cette heure le bruit des galops et les cris des pages et des entraîneurs. Angélique respirait l'air champêtre et regardait tourner les petits moulins à vent sur les buttes lointaines de Chaillot, de Passy et du Roule.

Enfin, vers midi, il y eut un grand remue-ménage et Mlle de Montpensier apparut, suant et s'éventant.

– Ma petite amie, dit-elle à Angélique, vous arrivez toujours a point. Au moment où, me tournant de toutes parts, je ne vois que de sottes figures à gifler, votre ravissant minois aux yeux sages et limpides me cause une impression... rafraîchissante. C'est cela : rafraîchissante... Va-t-on, oui ou non, nous apporter de la limonade et des glaces ?

Elle se laissa choir dans un fauteuil, reprit du souffle.

– Que je vous raconte. J'ai failli étrangler le petit Monsieur ce matin, et cela ne m'aurait guère été difficile. Il me chasse de ce palais, où j'ai vécu depuis l'enfance. Je dis plus, j'ai régné sur ce palais. Tenez... C'est d'ici même que j'ai envoyé mes valets et mes violons ferrailler contre les gens de M. Mazarin, à la Porte de la conférence que vous voyez là-bas. Celui-ci voulait s'enfuir devant la colère du peuple, mais, du coup, il n'a pu sortir de Paris. Peu s'en est fallu qu'on ne l'assassinât et qu'on ne jetât son corps à la rivière...

Angélique se demandait comment, au milieu de ce verbiage, elle pourrait aborder le sujet qui lui tenait au cœur. Le scepticisme du jeune avocat sur la bonté des grands lui revenait en mémoire. Enfin, rassemblant tout son courage, elle dit :

– Que Votre Altesse m'excuse, mais je sais qu'elle est au courant de tout ce qui se passe à la cour. N'est-il pas venu à sa connaissance que mon mari était à la Bastille ? La princesse parut franchement surprise et tout de suite s'émut.

– À la Bastille ? Mais quel crime a-t-il commis ?

– C'est précisément ce que j'ignore et j'espère beaucoup en vous. Altesse, pour m'aider à éclairer cette énigme.

Elle raconta les événements de Saint-Jean-de-Luz et la disparition mystérieuse du comte de Peyrac. Les scellés apposés sur l'hôtel du quartier Saint-Paul prouvaient bien que son enlèvement avait trait à une action de justice, mais le secret était bien gardé.

– Voyons, dit Mlle de Montpensier, cherchons un peu. Votre mari avait des ennemis, comme tout le monde. Qui, selon vous, a pu chercher à lui nuire ?

– Mon mari ne vivait pas en bonne intelligence avec l'archevêque de Toulouse. Mais je ne crois pas que celui-ci aurait pu avancer contre lui rien qui motivât l'intervention du roi.

– Le comte de Peyrac n'aurait-il pas blessé quelques grands influents près de Sa Majesté ? Je me souviens précisément d'une chose, ma petite. M. de Peyrac s'est montré jadis d'une insolence rare à l'égard de mon père lorsque celui-ci s'est présenté à Toulouse comme gouverneur du Languedoc. Oh ! mon père ne lui en a pas voulu, et d'ailleurs il est mort. Monsieur mon père n'était pas de caractère jaloux, bien qu'il passât son temps à comploter. J'ai hérité de cette passion, je l'avoue, et c'est pour cela que je ne suis pas toujours très bien vue par le roi. C'est un homme si susceptible... Ah ! j'y songe, M. de Peyrac n'aurait-il pas blessé le roi lui-même ?

– Mon mari n'a pas coutume de se dépenser en flatteries. Cependant il respectait le roi, et n'a-t-il pas cherché à lui plaire de son mieux en le recevant à Toulouse ?

– Oh ! quelle fête magnifique, s'enthousiasma Mademoiselle en joignant les mains. Ces petits oiseaux qui sortaient d'un gros rocher de confiserie !... Mais, justement, je me suis laissé dire que le roi en avait été irrité. C'est comme pour ce M. Fouquet de Vaux-le-Vicomte... Tous ces grands seigneurs ne se rendent pas compte que, si le roi sourit, ses dents sont agacées, comme s'il buvait du verjus, de voir ses propres sujets l'écraser de leur splendeur.

– Je ne puis croire que Sa Majesté soit d'esprit si mesquin.

– Le roi semble doux et honnête, j'en conviens. Mais, qu'on le veuille ou non, il se souvient toujours du temps où les princes du sang lui faisaient la guerre. Et j'en étais, c'est vrai, je ne sais plus pourquoi. Bref, Sa Majesté se méfie de tous ceux qui relèvent la tête un peu trop haut.

– Mon mari n'a jamais cherché à comploter contre le roi. Il s'est toujours conduit en loyal sujet, et il payait à lui seul le quart de tous les impôts du Languedoc.

– Comme vous le défendez avec feu ! J'avoue que son aspect m'effrayait un peu, mais, après m'être entretenue avec lui à Saint-Jean-de-Luz, j'ai commencé à comprendre d'où lui venait le succès qu'il a auprès des femmes. Ne pleurez pas, ma chérie, on vous rendra votre grand Boiteux séducteur, devrais-je harceler de questions le cardinal lui-même et mettre les pieds dans le plat à mon habitude !

Chapitre 5

Angélique se sépara de la Grande Mademoiselle un peu rassérénée. Il fut convenu que celle-ci la ferait chercher dès qu'elle aurait obtenu des renseignements probants. Désireuse de faire plaisir à son amie, la princesse accepta de se charger du petit Giovani qu'elle prendrait parmi ses violons en attendant de le présenter à Baptiste Lulli, le baladin du roi.

– De toute façon, aucune démarche ne pourra aboutir avant l'entrée du roi dans Paris, conclut-elle. Tout est suspendu en prévision des fêtes. La reine mère est au Louvre, mais le roi et la reine doivent rester à Vincennes jusque-là. Cela n'arrange pas les affaires. Aussi ne vous impatientez pas. Je ne vous oublierai pas et vous ferai mander quand il le faudra.

*****

Après l'avoir quittée, Angélique erra un peu dans les couloirs du château avec l'espoir de rencontrer Péguilin de Lauzun, qu'elle savait très assidu auprès de Mademoiselle. Elle ne le vit pas, mais croisa Cerbalaud. Celui-ci promenait une mine assez longue. Lui non plus ne savait que penser de l'arrestation du comte de Peyrac ; tout ce qu'il pouvait dire c'est que personne n'en parlait, ni ne semblait la soupçonner.

– On le saura bientôt, affirma Angélique, confiante en la Grande Mademoiselle, cette trompette aux cent bouches.

Rien ne lui semblait plus terrible maintenant que la muraille de silence dont s'environnait la disparition de Joffrey. Si l'on en parlait, il faudrait bien que la chose vînt au jour.

Elle s'informa du marquis d'Andijos. Cerbalaud dit que celui-ci venait de se rendre au Pré-aux-Clercs pour un duel.

– Il se bat en duel ? s'écria Angélique effrayée.

– Pas lui, mais Lauzun et d'Humières ont une affaire d'honneur.

– Accompagnez-moi, je veux les voir.

Comme elle descendait l'escalier de marbre, une femme aux grands yeux noirs l'accosta. Elle reconnut la duchesse de Soissons, l'une des Mancini : Olympe, nièce du cardinal.

– Madame de Peyrac, je suis heureuse de vous revoir, fit cette belle dame, mais, plus encore que vous-même, c'est votre garde du corps, noir comme l'ébène, qui m'enchante. J'avais déjà formé le projet à Saint-Jean-de-Luz de vous le demander. Voulez-vous me le céder ? Je vous le paierai bon prix.

– Kouassi-Ba n'est pas à vendre, protesta Angélique. Il est vrai que mon mari l'a acheté tout petit, à Narbonne, mais il ne l'a jamais considéré comme un esclave, et il lui paie des gages comme à un domestique.

– Je lui en paierai aussi, et de fort bons.

– Je regrette, madame, mais je ne puis vous donner satisfaction. Kouassi-Ba m'est utile et mon mari serait désolé de ne pas le trouver à son retour.

– Eh bien, tant pis, fit Mme de Soissons avec un petit geste déçu.

Elle jeta encore un regard d'admiration sur le géant de bronze qui se tenait impassible derrière Angélique.

– C'est inouï combien un tel suivant peut faire ressortir la beauté, la fragilité et la blancheur d'une femme. N'est-ce pas votre avis, très cher ?

Angélique aperçut alors le marquis de Vardes qui se dirigeait vers le groupe. Elle n'avait aucune envie de se retrouver en face de ce gentilhomme, qui s'était montré avec elle brutal et odieux. Elle ressentait encore la brûlure de ses lèvres qu'il avait mordues méchamment.

Aussi s'empressa-t-elle de saluer Mme de Soissons et de descendre vers les jardins.

– J'ai l'impression que la belle Olympe jette des regards concupiscents sur votre Nègre, dit Cerbalaud. Vardes, son amant en titre, ne lui suffit pas. Elle est follement curieuse de savoir comment un Maure fait l'amour.

– Oh ! Dépêchez-vous au lieu de dire des horreurs ! s'impatienta Angélique. Moi, je suis surtout curieuse de savoir si Lauzun et d'Humières ne sont pas en train de s'embrocher.