Enfin l'interminable marche parut prendre fin. Le chevalier de Lorraine s'arrêta.

– Voici l'escalier par lequel vous allez descendre dans les jardins. Vous trouverez immédiatement sur votre droite une petite porte et quelques marches, et vous serez hors du palais.

Angélique n'osait dire qu'elle était sans voiture, et d'ailleurs le chevalier ne s'en informait pas. Il s'inclina avec la correction de quelqu'un qui a terminé son service et s'éloigna.

Angélique saisit de nouveau le bras de la servante.

– Dépêchons-nous, Margot, ma chère. Je ne suis pas peureuse, mais cette promenade nocturne ne m'inspire aucunement.

Elles commencèrent à descendre en hâte les marches de pierre.

*****

Ce fut son petit soulier qui sauva Angélique. Elle avait tant marché toute la journée que la fragile bride de cuir, brusquement, céda. Lâchant sa compagne à mi-chemin de l'escalier, elle se pencha pour essayer de la réparer. Margot continua de descendre.

Tout à coup un cri atroce monta de l'ombre, un cri de femme frappée à mort.

– Au secours, madame, on m'assassine... Fuyez !... Fuyez !

Puis la voix se tut. Un gémissement affreux se prolongea, s'affaiblit. Glacée d'épouvanté, Angélique sondait en vain le puits obscur où s'enfonçaient les marches blêmes. Elle appela :

– Margot ! Margot !

Sa voix résonna dans un silence profond. L'air frais de la nuit parfumée par les orangers du jardin venait jusqu'à elle, mais plus un bruit ne s'élevait. Frappée de panique, Angélique remonta précipitamment et retrouva les lumières de la grande galerie. Un officier y passait. Elle se précipita vers lui.

– Monsieur ! Monsieur ! au secours. On vient de tuer ma servante. Elle reconnut un peu tard le marquis de Vardes, mais dans son effroi il lui parut providentiel.

– Hé ! c'est la femme en or, fit-il remarquer de sa voix ricanante, c'est la femme aux doigts lestes.

– Monsieur, le moment n'est pas au badinage. Je vous répète qu'on vient d'assassiner ma servante.

– Et après ? Vous ne voudriez pas que j'en pleure ?

Angélique se tordait les mains.

– De grâce, il faut faire quelque chose, chasser les malandrins qui se cachent sous cet escalier. Elle n'est peut-être que blessée ?

Il la regardait en continuant de sourire.

– Décidément vous me semblez moins arrogante que la première fois que nous nous sommes rencontrés. Mais l'émotion ne vous va pas si mal.

Elle fut sur le point de lui sauter au visage, de le frapper, de le traiter de lâche. Mais elle entendit le glissement de l'épée qu'il tirait tout en disant nonchalamment :

– Allons voir cela.

Elle le suivit, essayant de ne pas trembler, et redescendit près de lui les premières marches.

Le marquis se pencha par-dessus la balustrade.

– On ne voit rien, mais on sent. Le fumet de la canaille ne trompe guère : oignon, tabac et vin noir des tavernes. Ils sont bien quatre ou cinq à grouiller en bas.

Et, lui saisissant le poignet :

– Écoutez.

Le bruit d'une chute dans l'eau, suivie d'une retombée d'éclaboussures, troua le silence morne.

– Voilà. Ils viennent de jeter le corps dans la Seine.

Tourné vers elle, les yeux à demi fermés comme s'il l'étudiait avec une attention de reptile, il continuait :

– Oh ! l'endroit est classique. Il y a par là une petite porte qu'on oublie souvent de fermer, parfois volontairement. C'est un jeu pour qui le veut d'y poster quelques tueurs à gages. La Seine est à deux pas. L'affaire est vite menée. Tendez l'oreille un peu, vous les entendrez chuchoter. Ils ont dû s'apercevoir qu'ils n'ont pas frappé la personne qu'on leur avait recommandée. Vous avez donc de grands ennemis, ma toute belle ?

Angélique serrait les dents pour les empêcher de claquer.

Elle réussit à dire enfin :

– Qu'allez-vous faire ?

– Pour l'instant, rien. Aucune envie d'aller mesurer mon épée avec les rapières rouillées de ces malandrins. Mais d'ici une heure des suisses vont venir prendre la garde dans ce coin. Les assassins déguerpiront, à moins qu'ils ne se fassent pincer. De toute façon, vous pourrez alors passer sans crainte. En attendant...

La tenant toujours par le poignet, il la ramena dans la galerie. Elle le suivait machinalement, la tête bourdonnante.

– Margot est morte... On a voulu me tuer... C'est la deuxième fois... Et je ne sais rien, rien... Margot est morte...

Vardes l'avait fait entrer dans une sorte de renfoncement du mur garni d'une console et de tabourets, et qui devait servir d'antichambre à un appartement voisin. Posément, il remit son épée au fourreau, détacha son baudrier et le posa ainsi que l'arme sur la console. Puis il s'approcha d'Angélique.

Elle comprit subitement ce qu'il voulait et le repoussa avec horreur.

– Quoi, monsieur, je viens d'assister au meurtre d'une fille pour laquelle j'avais de l'attachement, et vous croyez que je consentirais...

– Je me moque que vous consentiez ou non. Ce que les femmes ont en tête m'est indifférent. Je ne leur trouve de l'intérêt qu'au-dessous de la ceinture. L'amour est une formalité. Ignorez-vous que c'est ainsi que les belles dames paient leur passage dans les couloirs du Louvre ?

Elle essaya de se montrer cinglante.

– C'est vrai, j'oubliais : « Qui dit Vardes, dit mufle. »

Le marquis lui pinça le bras jusqu'au sang.

– Petite garce ! Si vous n'étiez pas si jolie, je vous abandonnerais volontiers à ces braves gens qui vous attendent sous l'escalier. Mais ce serait dommage de voir saigner un petit poulet si tendre. Allons, soyez sage.

Elle ne le voyait pas, mais elle devinait son sourire suffisant et un peu cruel dans son beau visage. Une lueur indécise, venue de la galerie, éclairait sa perruque d'un blond pâle.

– Vous ne me toucherez pas, fit-elle haletante, ou j'appelle.

– Appeler ne servirait de rien. L'endroit est peu fréquenté. Il n'y aurait guère pour s'émouvoir de vos cris que les messieurs aux rapières rouillées. Ne faites pas de scandale, ma chère. Je vous veux, je vous aurai. Il y a longtemps que j'ai décidé cela et le hasard m'a bien servi. Préférez-vous que je vous laisse repartir seule chez vous ?

– J'irai demander aide ailleurs.

– Qui vous aidera dans ce palais, où tout semble avoir été si bien préparé pour votre perte ? Qui vous a conduite jusqu'à cet escalier réputé ?

– Le chevalier de Lorraine.

– Tiens ! tiens ! il y aurait donc du petit Monsieur là-dessous ? Au fait, ce ne serait pas la première fois qu'il supprimerait quelque « rivale » gênante. Vous voyez donc que vous avez tout intérêt à vous taire...

Elle ne répondit pas, mais, lorsqu'il se rapprocha de nouveau, elle ne bougea plus. Sans hâte, avec une tranquillité insolente, il lui releva ses longues jupes de taffetas qui bruissèrent, et elle sentit ses mains tièdes lui caresser complaisamment les reins.

– Charmante, fit-il à mi-voix...

Angélique était hors d'elle-même d'humiliation et de peur. Dans son esprit affolé, tourbillonnaient des images absurdes : le chevalier de Lorraine et son flambeau, la Bastille, le cri de Margot, le coffret de poison. Puis tout s'effaça, et elle fut submergée par l'anxiété, la panique physique de la femme qui n'a connu qu'un seul homme. Ce contact nouveau l'inquiétait et la révulsait. Elle se tordit, essayant d'échapper à l'étreinte. Elle voulait crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Paralysée, tremblante, elle se laissa prendre, réalisant à peine ce qui lui arrivait... Un éclat de lumière plongea soudain à l'intérieur du réduit. Puis un gentilhomme qui passait écarta précipitamment son flambeau et s'éloigna en riant et en criant : « Je n'ai rien vu. » Ce genre de spectacle semblait être familier aux habitants du Louvre.

Le marquis de Vardes ne s'était pas interrompu pour si peu. Dans l'ombre où leurs souffles proches se mêlaient, Angélique éperdue se demandait quand la terrible contrainte allait prendre fin. Lasse, bouleversée, à demi évanouie, elle s'abandonnait, malgré elle, aux bras masculins qui la broyaient. Peu à peu, la nouveauté de l'étreinte, la répétition de ces gestes d'amour pour lesquels son corps avait été si merveilleusement façonné, lui causèrent un trouble contre lequel elle ne se défendit pas. Lorsqu'elle en prit conscience, il était trop tard. L'étincelle du plaisir allumait en elle une langueur bien connue, répandait en ses veines le subtil émoi qui bientôt allait se transformer en feu dévorant.

Le jeune homme la devina. Il eut un petit rire étouffé et redoubla de science et d'attention.

Alors elle se révolta contre elle-même, refusant de consentir à ce forfait, tournant la tête, gémissant tout bas : « Non, non. » Mais la lutte ne faisait que précipiter sa défaite et bientôt elle s'abandonna vaincue.

À peine se furent-ils séparés, qu'Angélique se sentit envahie d'une honte affreuse. Elle plongea son visage dans ses mains. Elle aurait voulu mourir, ne jamais revoir la lumière.

Silencieux, encore haletant, l'officier remettait son baudrier.

– Les gardes doivent être là maintenant, dit-il. Viens.

Comme elle ne bougeait pas, il lui prit le bras et la poussa hors du recoin. Elle se dégagea, mais le suivit sans un mot. La honte continuait à la brûler comme un fer rouge. Jamais plus elle ne pourrait regarder Joffrey en face, embrasser Florimond. Vardes avait tout détruit, tout saccagé. Elle avait perdu la seule chose qui lui restait : la conscience de son amour.

Au pied de l'escalier, un suisse, en collerette blanche et pourpoint à crevés jaunes et rouges, sifflotait appuyé sur sa hallebarde, près d'une lanterne posée à terre. À la vue de son capitaine, il se redressa.

– Pas de coquins dans les environs ? interrogea le marquis.

– Je n'ai vu personne, monsieur. Mais, avant mon arrivée, y a dû avoir du vilain par là.

Levant sa lanterne il montra sur le sol une large flaque de sang.

– La porte du Jardin de l'infante était ouverte sur les quais. J'ai suivi le sang jusquelà. Je suppose qu'ils ont f... le type à l'eau...

– Ça va, suisse. Veille bien.

La nuit était sans lune. Des berges montait une odeur de vase fétide. On entendait bourdonner les moustiques et murmurer la Seine. Angélique, arrêtée au bord du quai, appela tout bas :

– Margot !

L'envie lui prenait de s'anéantir dans cette ombre, de plonger à son tour au sein de la nuit liquide.

La voix du marquis de Vardes interrogea sèchement :

– Où demeures-tu ?

– Je vous défends de me tutoyer, cria-t-elle tandis que la colère la ranimait brusquement.

– Je tutoie toujours les femmes que j'ai prises.

– Je me moque de vos petites habitudes. Laissez-moi.

– Oh ! oh ! tu étais moins fière tout à l'heure. Je n'avais pas l'impression de tellement te déplaire.

– Tout à l'heure était tout à l'heure. Maintenant c'est autre chose. Et maintenant je vous hais.

Elle répéta plusieurs fois « je vous hais ! » les dents serrées, et cracha vers lui. Puis elle se mit à marcher, en trébuchant dans la poussière du quai. L'obscurité était complète. À peine quelques falots, de place en place, éclairaient l'enseigne d'une boutique, le porche d'une maison bourgeoise. Angélique savait que le Pont-Neuf se trouvait à sa droite. Elle repéra sans trop de peine le blanc parapet, mais comme elle s'y engageait, une sorte de larve humaine accroupie se dressa devant elle. À l'odeur nauséabonde, elle devina un de ces mendiants qui l'avaient tant effrayée pendant le jour. Elle recula, poussant un cri perçant. Derrière elle un pas se précipita et la voix du marquis de Vardes s'éleva :

– Arrière, truand, ou je t'embroche !

L'autre restait planté en travers du pont.

– Pitié, noble seigneur ! Je suis un pauvre aveugle.

– Pas si aveugle que tu n'y voies clair pour couper ma bourse !

De la pointe de son épée, Vardes piqua le ventre de l'être informe, qui sursauta et s'enfuit en geignant.

– Cette fois, allez-vous me dire où vous habitez ? fit l'officier durement.

Du bout des lèvres, Angélique donna l'adresse de son beau-frère le procureur. Ce Paris nocturne la terrifiait. On y sentait un grouillement d'êtres invisibles, une vie souterraine pareille à celle des cloportes. Des voix sortaient des murs, des chuchotements, des ricanements. De temps à autre, la porte ouverte d'une taverne ou d'un bordeau jetait sur le seuil une giclée de lumière et de chants criards, et l'on apercevait dans la fumée des pipes des mousquetaires attablés avec, sur les genoux, la masse rosé d'une fille nue. Puis le lacis des ruelles reprenait, labyrinthe ténébreux. De Vardes se retournait souvent. D'un groupe réuni près d'une fontaine, un individu s'était détaché et les suivait d'un pas silencieux et souple.