– Est-ce loin encore ?
– Nous arrivons, dit Angélique qui reconnaissait les gargouilles et les pignons des maisons de la rue de l'Enfer.
– Tant mieux, car je crois que je vais être obligé de percer quelques bedaines. Écoutez-moi bien, petite. Ne revenez jamais au Louvre. Cachez-vous, faites-vous oublier.
– Ce n'est pas en me cachant que je ferai sortir mon mari de prison.
Il ricana :
– À votre guise, ô fidèle et vertueuse épouse.
Angélique sentit un flot de sang lui monter au visage. Elle avait envie de mordre, d'étrangler.
Une seconde silhouette surgit d'un bond de l'ombre d'une ruelle. Le marquis plaqua au mur la jeune femme et se posta devant elle, l'épée à la main. Dans le cercle de clarté que dispensait la grosse lanterne suspendue devant la maison de maître Fallot de Sancé, Angélique, les yeux dilatés d'effroi, regardait ces hommes couverts de haillons. L'un d'eux avait un bâton à la main, l'autre un couteau de cuisine.
– Nous voulons vos bourses, dit le premier d'une voix rauque.
– Vous aurez certainement quelque chose, messires, mais ce seront de bons coups d'épée.
Angélique, suspendue au marteau de bronze de la porte, frappait à coups redoublés. La porte enfin s'entrebâilla. Elle s'engouffra dans la maison, gardant la vision du marquis de Vardes dont l'épée haute tenait en respect les deux malandrins, grondants et avides comme des loups.
Chapitre 6
C'était Hortense qui lui avait ouvert la porte. Une chandelle à la main, son cou maigre jaillissant d'une chemise de grosse toile, elle suivait sa sœur dans l'escalier, en chuchotant d'une voix sifflante.
Elle l'avait toujours dit. Une traînée, voilà ce qu'était Angélique depuis son plus jeune âge. Une intrigante. Une ambitieuse qui ne tenait qu'à la fortune de son mari et avait encore l'hypocrisie de faire croire qu'elle l'aimait, tandis qu'elle ne se privait pas de suivre des libertins dans les bas-fonds de Paris.
Angélique l'écoutait à peine. L'oreille tendue, elle guettait les bruits de la rue ; elle entendit nettement un cliquetis d'acier, puis un cri d'homme égorgé, suivi d'une galopade éperdue.
– Écoute, murmura-t-elle en saisissant nerveusement le bras d'Hortense.
– Quoi donc ?
– Ce cri ! Il y a eu certainement un blessé.
– Et après ? La nuit est aux malandrins et aux bretteurs. Aucune femme respectable n'aurait l'idée de se promener dans Paris après le coucher du soleil. Il faut que ce soit ma propre sœur !
Elle éleva la chandelle pour éclairer le visage d'Angélique.
– Si tu te voyais ! Pouah ! Tu as une tête de courtisane qui vient de faire l'amour. Angélique lui arracha le bougeoir des mains.
– Et toi, tu as une tête de bégueule qui ne l'a pas fait assez. Va donc rejoindre ton procureur de mari, qui ne sait que ronfler quand il est au lit.
*****
Angélique resta longtemps assise devant la fenêtre, ne se décidant pas à s'étendre et à dormir. Elle ne pleurait pas. Elle revivait les diverses étapes de cette affreuse journée. Il lui semblait qu'un siècle s'était écoulé depuis le moment où Barbe était entrée dans la chambre en disant : « Voici du bon lait pour le bébé. »
Depuis Margot était morte et elle, Angélique, avait trahi Joffrey.
« Si au moins cela ne m'avait pas fait tant plaisir ! » se répétait-elle. L'avidité de son corps lui faisait horreur. Tant qu'elle s'était trouvée aux côtés de Joffrey, comblée par lui, elle n'avait pas su à quel point la parole qu'il lui avait souvent dite : « Vous êtes faite pour l'amour », était vraie.
Heurtée par la trivialité de certains événements de son enfance, elle s'était crue froide, avec ses répulsions, ses réflexes ombrageux. Joffrey avait su la libérer de ces mauvaises chaînes, mais aussi il avait éveillé en elle le goût du plaisir, auquel la portait sa nature saine et champêtre. Parfois il s'en était montré un peu inquiet. Elle se souvint d'un après-midi d'été, alors qu'étendue en travers du lit elle se pâmait sous ses caresses. Tout à coup il s'était interrompu et lui avait dit brusquement :
– Me trahiras-tu ?
– Non, jamais. Je n'aime que toi.
– Si tu me trahissais, je te tuerais !
« Eh bien, qu'il me tue ! pensa Angélique en se dressant brusquement. Ce sera bon de mourir de sa main. C'est lui que j'aime. »
Accoudée à la fenêtre, tournée vers la ville nocturne, elle répéta : « C'est toi que j'aime. »
Dans la chambre s'élevait le souffle léger du bébé. Angélique réussit à dormir une heure, mais dès les premières lueurs de l'aube, elle se trouva debout. Ayant noué un foulard sur ses cheveux, elle descendit à pas de loup et sortit. Mêlée aux servantes, aux femmes d'artisans et de commerçants, elle s'en alla à Notre-Dame pour entendre la première messe.
Dans les ruelles, où le brouillard de la Seine se dorait comme un voile féerique sous les premiers rayons du soleil, on respirait encore les relents de la nuit. Truands, coupe-bourses regagnaient leurs repaires, tandis que mendiants, malingreux, coquillards, béquillards s'installaient au coin des rues. Des yeux chassieux suivaient ces femmes prudes et sages allant prier leur Seigneur avant de commencer leur tâche. Les artisans étaient les vantaux de leurs échoppes.
Les garçons-perruquiers, le sac de poudre et le peigne à la main, couraient chez leurs pratiques bourgeoises afin d'accommoder la perruque de M. le conseiller ou de M. le procureur.
*****
Angélique remonta les travées ombreuses de la cathédrale. Dans un froissement de savates les marguilliers préparaient les calices et les burettes sur les autels, garnissaient d'eau les bénitiers, nettoyaient les chandeliers. Angélique entra dans le premier confessionnal rencontré. Les tempes battantes, elle s'accusa d'avoir commis le péché d'adultère.
Après avoir reçu l'absolution, elle assista à la messe, puis alla commander trois services pour le repos de l'âme de sa servante Marguerite.
En se retrouvant sur le parvis, elle se sentait apaisée. L'heure des scrupules était passée. Maintenant elle garderait tout son courage pour lutter et arracher Joffrey à la prison.
Elle acheta des oublies, encore tièdes du four, à un petit marchand et regarda autour d'elle. L'animation du parvis était déjà à son comble. Des carrosses amenaient de grandes dames à la messe.
Devant les portes de l'Hôtel-Dieu, des religieuses alignaient les morts de la nuit, dûment cousus dans leurs linceuls. Un tombereau les ramassait pour les emporter au cimetière des Saints-Innocents.
Bien que la place du Parvis fût close d'une muret te, elle n'en conservait pas moins le désordre et le pittoresque qui en avaient fait jadis la place la plus populaire de Paris.
Les boulangers venaient toujours y vendre à bas prix, pour les indigents, leurs pains de la semaine passée. Les badauds s'assemblaient toujours devant le grand Jeûneur, cette énorme statue de plâtre, recouverte de plomb, et que les Parisiens, depuis des siècles, avaient toujours vue là. On ne savait pas ce que représentait ce monument : c'était un homme tenant d'une main un livre et de l'autre un bâton autour duquel s'entrelaçaient des serpents.
C'était le personnage le plus célèbre de Paris. On lui attribuait le pouvoir de parler les jours d'émeute pour exprimer les sentiments du peuple, et combien de libelles circulaient alors signés : « le Grand Jeûneur de Notre-Dame »...
Oyez la voix d'un sermonneur
Vulgairement appelé Jeûneur
Pour s'être vu, selon l'Histoire,
Mille ans sans manger et sans boire.
C'était aussi sur le parvis qu'étaient venus, au cours des siècles, tous les criminels, en chemise et le cierge de quinze livres en main, pour faire leur amende honorable à Notre-Dame, avant d'être brûlés ou pendus.
Angélique eut un frisson en évoquant le cortège des sinistres fantômes. Combien étaient venus s'agenouiller là, au milieu des clameurs cruelles, sous le regard aveugle des vieux saints de pierre !
Elle secoua la tête pour chasser ces pensées lugubres et s'apprêtait à retourner chez le procureur, lorsqu'un ecclésiastique en costume de ville l'aborda.
– Madame de Peyrac, je vous présente mes hommages. Je comptais précisément me rendre chez Me Fallot pour vous entretenir.
– Je suis à votre disposition, monsieur l'abbé, mais je me remémore mal votre nom.
– Vraiment ?
L'abbé souleva son large chapeau, entraînant dans le même geste une courte perruque en crin grisonnant et Angélique, stupéfaite, reconnut l'avocat Desgrez.
– Vous ! Mais pourquoi ce déguisement ?
Le jeune homme s'était recoiffé. Il glissa à mi-voix :
– Parce qu'hier on avait besoin d'un aumônier à la Bastille.
Il prit dans les basques de son habit une petite boîte de corne pleine de tabac râpé, prisa, éternua, se moucha et demanda ensuite à Angélique :
– Qu'en pensez-vous ? N'est-ce pas criant de vérité ?
– Certes. Je m'y suis laissé prendre moi-même. Mais... dites-moi, vous avez pu vous introduire à la Bastille ?
– Chut ! Allons chez M. le procureur. Nous y parlerons librement.
En chemin, Angélique maîtrisait avec peine son impatience. L'avocat savait-il enfin quelque chose ? Avait-il vu Joffrey ?
Il marchait fort gravement à son côté, avec l'attitude digne et modeste d'un vicaire plein de piété.
– Est-ce que cela vous arrive souvent de vous déguiser ainsi dans votre métier ? demanda Angélique.
– Dans mon métier, non. Mon honneur d'avocat s'opposerait même à de telles mascarades. Mais il faut bien vivre. Lorsque je suis las de faire du corbinage, c'est-à-dire de la chasse au client sur les marches du Palais pour pêcher une plaidoirie qui me sera payée trois livres, j'offre mes services à la police. Cela me nuirait si on le savait, mais je peux toujours prétendre que j'enquête pour mes clients.
– N'est-ce pas un peu hardi de se déguiser en ecclésiastique ? interrogea Angélique. Vous pouvez être entraîné à commettre un acte proche du sacrilège.
– Je ne me présente pas pour donner les sacrements, mais comme confident. Le costume inspire confiance. Rien n'est plus naïf en apparence qu'un vicaire sorti tout frais du séminaire. On lui raconte n'importe quoi. Ah ! certes, je reconnais que tout cela n'est pas brillant. Ce n'est pas comme votre beau-frère Fallot, qui était mon condisciple à la Sorbonne. Voilà un homme qui ira loin ! Ainsi, pendant que je joue au frétillant petit abbé près d'une gente demoiselle, ce grave magistrat va passer toute sa matinée à genoux, au Palais, à écouter une plaidoirie de Me Talon dans un procès d'héritage.
– Pourquoi à genoux ?
– C'est la tradition judiciaire d'Henri IV. Le procureur procure, c'est-à-dire prépare les pièces. L'avocat les plaide. Il a grande préséance sur le procureur. Celui-ci doit se tenir à genoux pendant que l'autre parle. Mais l'avocat a le ventre creux tandis que le procureur a la bedaine rebondie. Dame ! il a gagné sa part sur les douze degrés de la procédure.
– Cela me semble bien compliqué.
– Essayez quand même de vous souvenir de ces détails. Ils peuvent avoir leur importance si jamais l'on arrive à faire sortir le procès de votre mari.
– Croyez-vous qu'il faudra en arriver là ? s'écria Angélique.
– Il faudra en arriver là, affirma gravement l'avocat. C'est sa seule chance de salut.
Dans le petit bureau de Me Fallot, il ôta sa perruque et passa la main dans ses cheveux raides. Son visage, qui paraissait naturellement gai et animé, avait tout à coup une expression soucieuse. Angélique s'assit près de la petite table et se mit à jouer machinalement avec l'une des plumes d'oie du procureur. Elle n'osait interroger Desgrez. Enfin, n'y tenant plus, elle hasarda :
– Vous l'avez vu ?
– Oui cela ?
– Mon mari ?
– Oh ! non, il n'en est pas question : il est au secret le plus absolu.
Le gouverneur de la Bastille répond sur sa tête qu'il ne doit communiquer avec personne, ni écrire.
– Est-il bien traité ?
– Pour l'instant, oui. Il a même un lit et deux chaises, et il mange le repas même du gouverneur. Je me suis laissé dire aussi qu'il chantait souvent, qu'il couvrait les murs de sa cellule de formules mathématiques à l'aide du moindre caillou de plâtre, et aussi qu'il avait entrepris d'apprivoiser deux énormes araignées.
– Oh ! Joffrey, murmura Angélique avec un sourire. Mais ses yeux se remplissaient de larmes.
Ainsi il vivait, il n'était pas devenu un fantôme aveugle et sourd, et les murs de la Bastille n'étaient pas encore assez épais pour étouffer les échos de sa vitalité. Elle leva les yeux vers Desgrez.
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