– Je crois que ça ira, dit-elle après un moment d'observation. Ma belle, que diriez-vous d'un grand château aux environs de Paris, avec maître d'hôtel, valets de pied, laquais, servantes, six carrosses, des écuries, et cent mille livres de rente ?
– C'est à moi qu'on propose tout cela ? demanda Angélique en riant.
– À vous.
– Et qui donc ?
– Quelqu'un qui vous veut du bien.
– Je m'en doute. Mais encore ?
L'autre se rapprocha d'un air complice.
– Un riche seigneur qui se meurt d'amour pour vos beaux yeux.
– Écoutez, madame, dit Angélique, qui s'évertuait à garder son sérieux pour ne pas froisser la bonne dame, je suis très reconnaissante à ce seigneur quel qu'il soit, mais je crains qu'on ne cherche à abuser de ma naïveté en me faisant des propositions aussi princières. Ce seigneur me connaît bien mal s'il croit que le seul énoncé de ces splendeurs peut me déterminer à lui appartenir.
– Êtes-vous donc si à l'aise dans Paris pour faire à ce point la dédaigneuse ? Je me suis laissé raconter que vos biens étaient sous scellés et que vous vendiez vos équipages.
Son œil vif de pie-grièche ne quittait pas le visage de la jeune femme.
– Je vois que vous êtes bien renseignée, madame, mais précisément, je n'ai pas encore l'intention de vendre mon corps.
– Qui vous parle de cela, petite sotte ? siffla l'autre entre ses dents gâtées.
– J'ai cru comprendre...
– Bah ! vous prendrez un amant ou vous n'en prendrez pas. Vous vivrez en religieuse, si cela vous tente. Tout ce qu'on vous demande, c'est d'accepter cette proposition.
– Mais... en échange de quoi ? interrogea Angélique stupéfaite.
L'autre se rapprocha encore et lui prit familièrement les deux mains.
– Voilà, c'est tout simple, fit-elle sur un ton raisonnable de bonne grand-mère. Vous vous installez chez vous dans ce merveilleux château. Vous venez à la cour. Vous allez à Saint-Germain, à Fontainebleau. Cela vous amuserait, n'est-ce pas, de participer aux fêtes de la cour, d'être entourée, gâtée, louangée ? Naturellement, si vous y tenez absolument, vous pourrez vous appeler encore Mme de Peyrac... Mais peut-être préférerez-vous changer de nom. Par exemple vous pourriez vous appeler Mme de Sancé... C'est très joli... On vous regardera passer. « Voici la belle Mme de Sancé. » Hé ! hé ! n'est-ce pas que c'est plaisant ?
– Mais enfin, s'impatienta Angélique, ne me croyez tout de même pas assez stupide pour m'imaginer qu'un gentilhomme va me combler de richesses sans me demander aucune compensation ?
– Hé ! bé ! pourtant c'est presque ça. Tout ce qu'on vous demande, c'est de ne plus penser qu'à vos toilettes, vos bijoux, vos amusements. Est-ce donc si difficile pour une jolie fille ? Vous comprenez, insista-t-elle en secouant légèrement Angélique, vous me comprenez ?
Angélique regardait ce visage de mauvaise fée dont le menton poilu retenait des paquets de poudre blanche.
– Vous me comprenez ? Ne plus penser à rien ! Oublier...
« On me demande d'oublier Joffrey, se disait Angélique, d'oublier que je suis sa femme, de renoncer à le défendre, d'effacer son souvenir de ma vie, d'effacer tout souvenir. On me demande de me taire, d'oublier... »
La vision du petit coffret à poison s'imposa à elle. C'était de là, elle en était sûre maintenant, que partait le drame. Oui pouvait avoir intérêt à son silence ? Des gens parmi les plus haut placés du royaume : M. Fouquet, le prince de Condé, tous ces nobles dont la trahison soigneusement pliée reposait depuis des années dans le coffret de santal.
Angélique secoua la tête avec beaucoup de sang-froid.
– Je suis désolée, madame, mais je suis sans doute d'intelligence peu ouverte, car je ne comprends pas un traître mot de ce que vous m'exposez là.
– Eh bien, vous réfléchirez, ma mie, vous réfléchirez, et puis vous donnerez votre réponse. Pas trop tard, pourtant. D'ici quelques jours, n'est-ce pas ? Voyons, voyons, ma jolie, est-ce qu'à tout prendre cela ne vaut pas mieux... (Elle se pencha vers l'oreille d'Angélique et lui souffla : )... que de perdre la vie ?
Chapitre 8
– À votre avis, monsieur Desgrez, comprenez-vous dans quel dessein un seigneur anonyme me propose un château et cent mille livres de rente ?
– Ma foi, dit l'avocat, je suppose que c'est dans le même dessein que si je vous offrais moi-même cent mille livres de rente.
Angélique le regarda sans comprendre, puis rougit légèrement sous le regard hardi du jeune homme. Elle ne s'était jamais avisée d'examiner son avocat sous ce jour très particulier. Avec un certain trouble, elle nota que ses vêtements usés devaient cacher un corps vigoureux aux belles proportions. Il n'était pas beau, avec un grand nez, des dents inégales, mais il avait une physionomie expressive. Me Fallot disait de lui qu'à part le talent et l'érudition, il n'avait rien de ce qu'il fallait pour devenir un magistrat honorable. Il fréquentait peu ses collègues, continuait à hanter les cabarets comme au temps de l'université. C'est pourquoi on lui confiait certaines affaires nécessitant enquête en des lieux où ces messieurs de la rue Saint-Landry auraient hésité à se rendre de peur d'y perdre leur âme.
– Eh bien, précisément, dit Angélique, ce n'est pas du tout ce que vous pensez. Je vais retourner la question : Pourquoi a-t-on cherché par deux fois à m'assassiner, ce qui est une façon encore plus sûre d'obtenir mon silence ?
Le visage de l'avocat s'assombrit subitement.
– Ah ! voilà ce que j'attendais, fit-il.
Il quitta sa pose désinvolte au bord de la table, dans le petit bureau de Me Fallot, et il prit place gravement en face d'Angélique.
– Madame, reprit-il, je ne suis peut-être pas un homme de loi qui vous inspire grande confiance. Cependant, en l'occurrence, je crois que votre honoré beau-frère n'est pas trop mal tombé en vous adressant à moi, car l'affaire de votre mari réclame plutôt les qualités d'un policier privé, ce que je suis devenu par la force des choses, que la connaissance scrupuleuse du droit et de la procédure. Mais, en vérité, je ne puis démêler cet imbroglio que si vous me donnez tous les éléments pour en juger clairement. En bref, voici la question que je brûle de vous poser...
Il se leva, alla regarder derrière la porte, souleva un rideau qui cachait des casiers, puis revenant vers la jeune femme, interrogea à mi-voix :
– Que savez-vous, votre mari et vous, qui puisse faire peur à l'un des plus grands personnages du royaume ? J'ai nommé M. Fouquet.
Angélique devint blanche jusqu'aux lèvres. Elle fixa l'avocat avec un peu d'égarement.
– Bon, il y a quelque chose, à ce que je vois, reprit Desgrez. Pour l'instant, j'attends le rapport d'un espion placé auprès de Mazarin. Mais un autre m'a mis sur la piste d'un domestique nommé Clément Tonnel, qui fut jadis homme à tout faire du prince de Condé...
– Et maître d'hôtel chez nous, à Toulouse.
– C'est cela. Ce garçon est aussi en rapport étroit avec M. Fouquet. En réalité, il ne travaille que pour lui seul, tout en touchant de fortes gratifications de temps à autre de son ancien maître M. le prince, et qu'il doit d'ailleurs lui extorquer par chantage. Maintenant, une autre question : par l'entremise de qui vous a-t-on fait cette proposition de vous installer princièrement ?
– Par Mme de Beauvais.
– Cateau-la-Borgnesse !... Cette fois, l'affaire est claire. C'est signé Fouquet. Il paie fort grassement cette vieille mégère pour connaître tous les secrets de la cour. Autrefois elle était à la solde de M. Mazarin, mais il s'est montré moins généreux que le surintendant. J'ajoute que j'ai également levé la piste d'un autre grand personnage qui a juré la perte de votre mari et la vôtre.
– Et c'est ?
– Monsieur, frère du roi.
Angélique poussa un cri.
– Vous êtes fou !
Le jeune homme grimaça d'un air mauvais :
– Croyez-vous que je vous ai escroqué vos 1 500 livres ? J'ai l'air d'un plaisantin, madame, mais si les renseignements que je rapporte coûtent cher, c'est parce qu'ils sont toujours exacts. C'est le frère du roi qui vous a tendu un piège au Louvre et qui a essayé de vous faire assassiner. Je le sais par le malandrin même qui a poignardé votre servante Margot, et il ne m'a pas fallu moins de dix pintes de vin au Coq-Rouge pour lui tirer cet aveu.
Angélique passa la main sur son front. D'une voix saccadée, elle fit à Desgrez le récit du curieux incident dont elle avait été le témoin quelques années plus tôt au château du Plessis-Bellière.
– Savez-vous ce qu'est devenu votre parent, le marquis du Plessis ?
– Je l'ignore. Mais il se peut qu'il soit à Paris ou à l'armée.
– La Fronde est loin, murmura l'avocat rêveur, mais il suffirait de bien peu de chose pour rallumer le brandon qui fume encore. Évidemment, il y a beaucoup de personnes qui craignent de voir apparaître au grand jour un tel témoignage de leur trahison.
D'un geste, il balaya la table encombrée de paperasses et de plumes d'oie.
– Résumons la situation : Mlle Angélique de Sancé, c'est-à-dire vous-même, est soupçonnée de posséder un secret redoutable. M. le prince ou Fouquet charge le valet Clément de vous espionner. De longues années, celui-ci vous guette. Enfin il acquiert la certitude de ce qui n'était qu'un soupçon : c'est vous qui avez fait disparaître le coffret, c'est vous seule et votre mari qui savez le secret de la cachette.
« Cette fois, notre valet va trouver Fouquet et monnaie son renseignement à prix d'or. Dès cet instant, votre perte est décidée. Tous ceux qui vivent aux crochets du surintendant, tous ceux qui craignent de perdre leur pension, la faveur de la cour, se liguent dans l'ombre contre le seigneur toulousain qui, un jour, peut apparaître devant le roi en disant : « Voilà ce que je sais ! »
« Si nous étions en Italie, on aurait usé du poignard ou du poison. Mais l'on sait que le comte de Peyrac est réfractaire au poison, et d'ailleurs en France on aime donner aux choses une apparence légale.
« La stupide cabale montée par monseigneur de Fontenac tombe à point. On va faire arrêter l'homme compromettant comme sorcier. Le roi est circonvenu. On attise sa jalousie envers ce seigneur trop riche. Et voilà ! Les portes de la Bastille se referment sur le comte de Peyrac. Tout le monde peut respirer à l'aise.
– Non ! dit Angélique farouchement. Moi, je ne les laisserai pas respirer à l'aise. Je remuerai ciel et terre jusqu'à ce que justice nous soit rendue. J'irai moi-même dire au roi pourquoi nous avons tant d'ennemis.
– Chut ! dit vivement Desgrez. Ne vous emballez pas. Vous portez entre vos mains une charge de poudre à canon, mais prenez garde qu'elle ne vous réduise en miettes la première. Qui peut vous garantir que le roi ou même Mazarin ne sont pas au courant de cette histoire ?...
– Mais enfin, protesta Angélique, c'étaient eux les victimes désignées de l'ancien complot : on devait assassiner le cardinal et, si possible, le roi et son jeune frère.
– J'entends bien, ma belle, j'entends bien, dit l'avocat.
Il se reprit, avec un geste d'excuse :
– J'admets la logique de votre argumentation, madame. Mais, voyez-vous, les intrigues des grands forment un nœud de vipères. On risque la mort à vouloir démêler leurs sentiments. Il est fort possible que M. Mazarin ait été mis au courant par un de ces chasses-croisés d'espions dont il a le secret. Mais qu'importe à M. Mazarin un passé dont il est sorti grand vainqueur ! Le cardinal était en train de négocier avec les Espagnols le retour de M. de Condé. Était-ce le moment d'ajouter un crime de plus sur le tableau noir où l'on devait passer l'éponge ? M. le cardinal a fait la sourde oreille. On veut arrêter ce seigneur de Toulouse, eh bien, qu'on l'arrête ! C'est une très bonne idée. Le roi suit volontiers ce que dit M. le cardinal, et d'ailleurs il a pris ombrage de la richesse de votre époux. Ce sera jeu d'enfant de lui faire signer la lettre de cachet de la Bastille...
– Mais le frère du roi ?
– Le frère du roi ? Eh bien, lui non plus ne se préoccupe guère de ce que M. Fouquet ait voulu le faire mourir quand il était enfant. Le présent seul compte pour lui et, pour le présent, c'est M. Fouquet qui le fait vivre. Il le couvre d'or, il lui cherche des favoris. Le petit Monsieur n'a jamais été très gâté par sa mère, ni par son frère. Il tremble qu'on ne compromette son protecteur. En somme, toute cette affaire aurait été menée le mieux du monde, si vous n'étiez pas intervenue. On espérait que, privée de l'appui de votre mari, vous disparaîtriez... sans bruit... on ne sait où. On ne veut pas le savoir. On ignore toujours le sort des épouses quand un seigneur tombe en disgrâce. Elles ont le tact de se dissiper en fumée. Peut-être vont-elles au couvent. Peut-être changent-elles de nom. Vous seule ne suivez pas la loi commune. Vous prétendez réclamer justice !... Voilà qui est fort insolent, n'est-il pas vrai ? Alors, par deux fois, on essaie de vous tuer. Puis, en désespoir de cause, Fouquet joue au démon tentateur...
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