– Précisément, vous ne savez pas regarder les hommes avec des yeux de femme, reprenait le jeune Philippe. Vous vous souvenez que ce seigneur a refusé de plier le genou devant M. d'Orléans, et cela suffit pour vous hérisser.

– Il est vrai qu'il s'est montré jadis d'une insolence rare...

À ce moment, Joffrey leva les yeux vers le balcon. Il s'arrêta, puis, étant son feutre à plumes, il salua à plusieurs reprises très profondément.

– Voyez comme la rumeur publique est injuste, dit le petit seigneur. On raconte que cet homme est plein de morgue et cependant... Peut-on saluer avec plus de grâce ? Qu'en pensez-vous, mon très cher ?

– Certes, M. le comte de Peyrac de Morens est d'une courtoisie reconnue, s'empressa de répondre de Guiche, qui ne savait comment rattraper les impairs dont il venait d'être le témoin, et souvenez-vous de la merveilleuse réception que nous avons eue à Toulouse.

– Le roi lui-même en a gardé un peu d'aigreur. Il n'empêche que Sa Majesté est très impatiente de savoir si la femme de ce boiteux est aussi belle qu'on le dit ? Cela lui paraît inconcevable qu'on le puisse aimer...

Angélique se retira doucement, et, prenant François Binet à part, elle lui pinça l'oreille.

– Ton maître est de retour et va te réclamer. Ne te laisse pas gagner par les écus de tous ces gens ou je te ferai rouer de coups.

– Soyez tranquille, madame. J'achève cette jeune demoiselle et je m'esquive.

Elle descendit et rentra chez elle. Elle pensait qu'elle aimait bien ce Binet, non seulement à cause de son goût et de son habileté, mais aussi de sa ruse entendue, de sa philosophie de subalterne. Il disait qu'il donnait de « l'Altesse » à tous les gens de la noblesse pour être sûr de ne froisser personne.

Dans la chambre, où le désordre n'avait fait qu'empirer, Angélique trouva son mari la serviette nouée au cou, attendant déjà le barbier.

– Eh bien, petite dame, s'écria-t-il, vous ne perdez pas de temps. Je vous quitte ensommeillée, pour me rendre aux nouvelles et connaître l'ordre des cérémonies. Et une heure plus tard je vous retrouve familièrement accoudée entre la duchesse de Montpensier et Monsieur frère du roi.

– La duchesse de Montpensier ! La Grande Mademoiselle ! s'exclama Angélique. Mon Dieu ! J'aurais dû m'en douter quand elle parlait de son père qu'on a enterré à Saint-Denis.

Tout en se déshabillant, Angélique raconta comment elle avait fait connaissance fortuitement de la célèbre frondeuse, la vieille fille du règne, qui, son père Gaston d'Orléans venant de mourir, était maintenant la plus riche héritière de France.

– Ses jeunes sœurs ne sont donc que ses demi-sœurs. Mlles de Valois et d'Alençon, celles qui doivent porter la queue de la reine au mariage. Binet les a coiffées aussi.

Le barbier surgit essoufflé et commença à barbouiller de savon le menton de son maître. Angélique était en chemise, mais on n'en était plus à cela près. Il s'agissait de se rendre rapidement à la convocation du roi, qui demandait que tous les nobles de sa cour vinssent le saluer le matin même. Ensuite, absorbé par les préoccupations de la rencontre avec les Espagnols, on n'aurait plus le temps de se présenter entre Français.

Marguerite, des épingles plein la bouche, passa à Angélique une première jupe de lourd drap d'or, puis une seconde jupe de dentelle d'or, d'une finesse arachnéenne et dont le dessin était souligné de pierreries.

– Et vous dites que ce petit jeune homme efféminé est le frère du roi ? interrogea Angélique. Il se tenait de façon étrange avec le comte de Guiche ; on aurait dit positivement qu'il en était amoureux. Oh ! Joffrey, croyez-vous vraiment que... qu'ils...

– On appelle cela aimer à l'italienne, dit le comte en riant. Nos voisins de l'autre côté des Alpes sont si raffinés qu'ils ne se contentent plus des simples plaisirs de la nature. Nous leur devons, il est vrai, la renaissance des lettres et des arts, plus un fripon de ministre dont l'adresse n'a pas toujours été inutile à la France, mais aussi l'introduction de ces mœurs bizarres. Il est dommage que ce soit le frère unique du roi qui en fasse son profit.

Angélique fronça les sourcils.

– Le prince a dit que vous aviez la main caressante. Je voudrais bien savoir comment il s'en est aperçu.

– Ma foi, le petit Monsieur est si frôleur avec les hommes qu'il m'a peut-être prié de l'aider à remettre son rabat ou ses manchettes. Il ne perd pas une occasion de se faire cajoler.

– Il a parlé de vous en des termes qui ont presque éveillé ma jalousie.

– Oh ! ma mignonne, si vous commencez à vous émouvoir, vous allez être bientôt être noyée dans les intrigues. La cour est une immense toile d'araignée gluante. Vous vous perdrez si vous ne regardez pas les choses de très haut.

François Binet, qui était bavard comme tous les gens de sa profession, prit la parole :

– Je me suis laissé dire que le cardinal Mazarin a encouragé les goûts du petit Monsieur afin qu'il ne portât plus ombrage à son frère. Il ordonnait qu'on l'habillât en fillette, et faisait déguiser de même ses petits amis. En tant que frère du roi, on craint toujours qu'il ne se mette à comploter comme feu M. Gaston d'Orléans, qui était si insupportable.

– Tu juges bien durement tes princes, barbier, dit Joffrey de Peyrac.

– C'est le seul bien que je possède, monsieur le comte : ma langue et le droit de la faire marcher.

– Menteur ! Je t'ai fait plus riche que le perruquier du roi.

– C'est vrai, monsieur le comte, mais je ne m'en vante pas, il n'est pas prudent de faire des envieux.

Joffrey de Peyrac trempa son visage dans une bassine d'eau de rosés pour se rafraîchir du feu du rasoir. Avec sa face couturée de cicatrices, l'opération était toujours longue et délicate, et il y fallait la main légère de Binet. Il rejeta le peignoir et commença à s'habiller, aidé de son valet de chambre et d'Alphonso. Cependant Angélique avait enfilé un corsage de drap d'or et demeurait immobile, tandis que Marguerite fixait le plastron, véritable œuvre d'art, d'or filigrane entremêlé de soies. Une dentelle d'or mettait une mousse étincelante autour de ses épaules nues, communiquant à sa chair une pâleur lumineuse, un grain de porcelaine translucide. Avec la flamme rosé et atténuée de ses joues, ses cils et ses sourcils assombris, ses cheveux ondes qui avaient le même reflet que sa robe, la surprenante limpidité de ses yeux verts, elle se vit dans le miroir comme une étrange idole qui n'aurait été bâtie que de matières précieuses : or, marbre, émeraude.

Margot poussa tout à coup un cri et se précipita vers Florimond, qui était en train de porter à sa bouche un diamant de six carats...

– Joffrey, que dois-je mettre comme parure ? Les perles me semblent trop modestes, les diamants trop durs.

– Émeraudes, dit-il. En harmonie avec vos yeux. Tout cet or est insolent, d'un éclat un peu lourd. Vos yeux l'allègent, lui donnent vie. Il faut deux pendants d'oreilles, et le carcan d'or et d'émeraude. Vous pouvez mêler aux bagues quelques diamants.

Penchée sur ses écrins, Angélique s'absorba dans le choix des bijoux. Elle n'était pas encore blasée, et tant de profusion la ravissait toujours.

Lorsqu'elle se retourna, le comte de Peyrac attachait son épée à son baudrier constellé de diamants.

Elle le regarda longuement et un frisson insolite la parcourut.

– Je crois que la Grande Mademoiselle n'a pas tout à fait tort lorsqu'elle dit que vous avez un aspect terrifiant.

– Il serait vain d'essayer de camoufler ma disgrâce, dit le comte. Si j'essayais de m'habiller comme un mignon, je serais ridicule et pitoyable. Alors j'accorde mes toilettes à mon visage.

Elle regarda ce visage. Il était à elle. Elle l'avait caressé ; elle en connaissait les moindres sillons. Elle sourit, murmura :

– Mon amour !

Le comte était entièrement vêtu de noir et d'argent. Son manteau de moire noire était voilé d'une dentelle d'argent retenue par des points de diamants. Il laissait voir un pourpoint de brocart d'argent orné de dentelles noires d'un point très recherché. Les mêmes dentelles en trois volants retombaient aux genoux sous la rhingrave de velours sombre. Les souliers portaient des boucles de diamants. La cravate, qui n'était pas en forme de rabat, mais de large nœud, était également rebrodée de très petits diamants. Aux doigts une multitude de diamants et un seul très gros rubis. Le comte se coiffa de son feutre à plumes blanches et demanda si Kouassi-Ba s'était bien chargé des présents qu'on devait offrir au roi pour sa fiancée. Le Nègre était dehors, devant la porte, objet d'admiration de tous les badauds avec son pourpoint de velours cerise, son ample pantalon à la turque et son turban, tous deux de satin blanc. On se montrait son sabre courbe. Il portait sur un coussin une cassette de très beau maroquin rouge clouté d'or.

*****

Deux chaises à porteurs attendaient le comte et Angélique.

On se rendit rapidement à l'hôtel où le roi, sa mère et le cardinal étaient descendus. Comme tous les hôtels de Saint-Jean-de-Luz, c'était une étroite maison à l'espagnole, encombrée de balustrades et de rampes torses en bois doré. Les courtisans débordaient sur la place, où le vent du large secouait les plumes des chapeaux, apportant par bouffées le goût salin de l'océan.

Angélique sentit son cœur battre à grands coups en franchissant les marches du seuil.

« Je vais voir le roi, pensa-t-elle, la reine mère ! Le cardinal ! »

Comme il avait toujours été proche d'elle, ce jeune roi dont parlait la nourrice, ce jeune roi assailli par les foules méchantes de Paris, en fuite à travers la France ravagée de la Fronde, ballotté de ville en ville, de château en château, au gré des factions des princes, trahi, abandonné et finalement victorieux. Maintenant, il recueillait le fruit de ses luttes. Et, plus encore que le roi, la femme qu'Angélique apercevait au fond de la salle, dans ses voiles noirs, avec son teint mat d'Espagnole, son air à la fois distant et amène, ses petites mains parfaites posées sur la robe sombre, la reine mère savourait l'heure du triomphe.

Angélique et son mari traversèrent la pièce, au parquet brillant. Deux négrillons soutenaient le manteau de cour de la jeune femme, qui était d'un drap d'or frisé et ciselé contrastant avec le lamé brillant de la jupe et du corsage. Le géant Kouassi-Ba les suivait. On y voyait mal, et il faisait très chaud à cause des tapisseries et de la foule.

Le premier gentilhomme de la maison du roi annonça :

– Comte de Peyrac de Morens d'Irristru.

Angélique plongea dans sa révérence. Le cœur lui battait dans la gorge. Il y avait devant elle une masse noire et une masse rouge : la reine mère et le cardinal.

Elle pensait :

« Joffrey devrait s'incliner plus profondément. Tout à l'heure, il saluait si bellement la Grande Mademoiselle. Mais devant le plus grand, il affecte de tirer seulement un peu le pied... Binet a raison... Binet a raison... »

C'était stupide de penser ainsi au brave Binet et de se répéter qu'il avait raison. Pourquoi donc, au fait ?

Une voix dit :

– Nous sommes heureux de vous revoir, comte, et de complimenter... d'admirer madame, dont on nous a déjà dit si grand bien. Mais, ce qui est contraire aux lois, nous constatons cette fois que l'éloge n'atteint pas à la réalité.

Angélique leva les yeux. Elle croisa un regard brun et brillant qui la dévisageait avec beaucoup d'attention : le regard du roi.

Vêtu avec richesse, le roi était de taille moyenne, mais il se tenait si droit qu'il paraissait plus imposant que tous ses courtisans. Angélique lui trouva le teint légèrement grêlé, car il avait eu la petite vérole dans son enfance. Son nez était trop long, mais sa bouche était forte et caressante sous la ligne brune, à peine tracée, d'une petite moustache. La chevelure couleur de châtaigne, foisonnante, retombant en cascades bouclées, ne devait rien aux artifices des postiches. Louis avait la jambe belle, des mains harmonieuses. On devinait, sous les dentelles et les rubans, un corps souple et vigoureux, rompu aux exercices de la chasse et de l'académie.

« Ma nourrice dirait : c'est un beau mâle. On a raison de le marier », pensa Angélique. Elle se reprocha derechef des pensées aussi vulgaires dans ce moment solennel de son existence.

La reine mère demandait à voir l'intérieur de la cassette que Kouassi-Ba venait de présenter, agenouillé, le front à terre, dans une posture de Roi Mage. On s'exclama devant le petit nécessaire de frivolités avec ses boîtes et peignes, ciseaux, crochets, cachets, le tout d'or massif et d'écaillé des îles. Mais la chapelle de voyage enchanta les dames dévotes de la suite de la reine mère. Celle-ci sourit et se signa. Le crucifix et les deux statuettes de saints espagnols, ainsi que la lampe veilleuse et le petit encensoir étaient d'or et de vermeil. Et Joffrey de Peyrac avait fait peindre par un artiste d'Italie un triptyque de bois doré représentant les scènes de la Passion. Les miniatures étaient fines, d'une grande fraîcheur de teintes. Anne d'Autriche déclara que l'infante avait la réputation d'être fort pieuse et ne pouvait manquer d'être ravie d'un tel présent.