– Voici donc la justice du roi, fit-elle d'une voix hachée et qui lui parut étrangère. Vous êtes entouré d'assassins poudrés, de bandits emplumés, de mendiants débitant les plus basses flatteries. Un Fouquet, un Condé, des Conti, Longueville, Beaufort... L'homme que j'aime n'a jamais trahi. Il a surmonté les pires disgrâces, il a alimenté le Trésor royal d'une partie de sa fortune, gagnée par son génie, au prix d'efforts et de travaux incessants, il n'a rien demandé à personne. Voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais...

– En effet, voilà ce qu'on ne lui pardonnera jamais, répéta le roi en écho.

Il s'approcha d'Angélique et lui saisit le bras avec une violence qui trahissait sa colère malgré le calme voulu de son visage.

– Madame, vous allez sortir libre de cette pièce, alors que je pourrais vous faire arrêter. Souvenez-vous-en à l'avenir, quand vous douterez de la magnanimité du roi. Mais attention ! Je ne veux plus entendre parler de vous, car alors je serai impitoyable. Votre mari est mon vassal. Laissez s'accomplir la justice de l'État. Adieu, madame !

Chapitre 10

« Tout est perdu !... C'est ma faute ! J'ai perdu Joffrey », se répétait Angélique. Hagarde, elle courait à travers les couloirs du Louvre. Elle cherchait Kouassi-Ba ! Elle voulait voir la Grande Mademoiselle !... En vain, son cœur étreint d'angoisse appelait le secours d'un cœur ami. Les silhouettes qu'elle croisait étaient sourdes et aveugles, marionnettes inconsistantes venues d'un autre monde.

La nuit tombait, traînant une tempête d'octobre qui cinglait les vitres, rabattait les flammes des bougies, sifflait sous les portes, remuait les tentures. Colonnades, mascarons, ombres solennelles des escaliers géants, menuiseries dorées, ponts et galeries, dalles, trumeaux, cimaises... Angélique errait à travers le Louvre comme à travers une ténébreuse forêt. Un labyrinthe mortel. Dans l'espoir de trouver Kouassi-Ba, elle descendit et gagna l'une des cours. Elle dut reculer devant l'averse, qui, des gouttières, se déversait avec un bruit torrentiel.

Sous l'escalier, une troupe de comédiens italiens qui, ce soir-là, allaient danser devant le roi, s'était réfugiée autour d'un brasero. La lueur rouge du foyer éclairait les bariolages des costumes d'Arlequins, leurs masques noirs, les blancs travestissements de Pantalon et de ses clowns.

Ayant regagné l'étage, Angélique aperçut enfin un visage de connaissance. C'était Brienne. Il lui dit qu'il avait vu M. de Préfontaines chez la jeune princesse Henriette d'Angleterre ; peut-être celui-ci pourrait-il lui indiquer où se trouvait Mlle de Montpensier.

*****

Chez la princesse Henriette, on jouait gros jeu autour des tables, dans la tiédeur des chandelles de cire qui éclairaient gaiement le grand salon. Angélique aperçut Andijos, Péguilin, d'Humières et de Guiche. Ils étaient absorbés par le jeu ou peutêtre firent-ils mine de ne pas la voir. M. de Préfontaines, qui sirotait un verre de liqueur près de la cheminée, lui dit que Mlle de Montpensier était allée faire une partie de cartes avec la jeune reine dans l'appartement d'Anne d'Autriche. S. M. la reine Marie-Thérèse, fatiguée, intimidée, parlant mal . le français, n'aimait pas se mêler à la jeunesse peu indulgente de la cour. Mademoiselle allait chaque soir faire une partie avec elle. Mademoiselle était très bonne ; cependant, comme la petite reine se couchait tôt, il était fort possible que Mademoiselle passât d'ici peu chez sa cousine Henriette. De toute façon, elle ferait appeler M. de Préfontaines, car elle ne s'endormait pas sans avoir vérifié ses comptes avec lui.

Angélique, ayant décidé de l'attendre, s'approcha d'une table où les officiers de bouche avaient disposé un souper froid et des pâtisseries. Elle était toujours très humiliée de l'appétit qu'elle gardait, même dans les circonstances les plus graves. Encouragée par M. de Préfontaines, elle s'assit et mangea une aile de poulet, deux œufs en gelée et divers pâtés et confitures. Puis, ayant demandé à un page l'aiguière d'argent pour se rincer les doigts, elle se mêla à un groupe de joueurs et prit des cartes. Elle avait un peu d'argent. Bientôt la chance la favorisa et elle commença de gagner. Elle en fut réconfortée. Si elle pouvait remplir sa bourse, ce ne serait pas finalement une journée entièrement catastrophique. Elle se plongea dans le jeu. Les piles d'écus s'amoncelaient devant elle. L'un de ses voisins, qui perdait, dit, moitié figue, moitié raisin :

– Ne nous étonnons pas : c'est la petite sorcière.

Elle lui rafla sa mise d'une main preste, et ne comprit que quelques secondes plus tard l'allusion. Ainsi la disgrâce de Joffrey commençait à être connue. On se chuchotait d'une oreille à l'autre qu'il était accusé de sorcellerie. Cependant Angélique resta fermement à sa place.

« Je ne quitterai le jeu que lorsque je commencerai à perdre. Oh ! si je pouvais les ruiner tous et avoir assez d'or pour acheter les juges... »

Tandis qu'elle abattait une fois de plus trois as insolents, une main se glissa autour de sa taille et la pinça.

– Pourquoi êtes-vous revenue au Louvre ? souffla à son oreille le marquis de Vardes.

– Certainement pas pour vous revoir, répondit Angélique sans le regarder.

Et elle se dégagea avec brusquerie. Il prit des cartes et les disposa machinalement, tout en continuant sur le même ton :

– Vous êtes folle ! Vous voulez absolument vous faire assassiner ?

– Ce que je veux faire ne vous regarde aucunement.

Il joua, perdit, posa une nouvelle mise sur la table.

– Écoutez, il est temps encore. Suivez-moi. Je vais vous faire donner une escorte de suisses pour vous accompagner chez vous.

Cette fois, elle le dévisagea avec mépris.

– Je n'ai aucune confiance en votre protection, monsieur de Vardes, et vous savez pourquoi.

Il abattit ses cartes avec un dépit contenu.

– Eh ! je suis bien bête de me soucier de vous.

Il hésita encore avant de grommeler avec une grimace mauvaise :

– Vous me contraignez à un rôle ridicule. Mais enfin, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen de vous faire entendre raison, je vous dirai : pensez à votre fils. Sortez du Louvre immédiatement, et surtout évitez de rencontrer le frère du roi !

– Je ne bougerai pas de cette table tant que vous serez dans les parages, répondit Angélique, très calme.

Les mains du gentilhomme se crispèrent. Mais il quitta subitement la table de jeu.

– C'est bon, je m'en vais. Ne tardez pas à faire de même. Il y va de votre vie.

Elle le vit s'éloigner, saluant à droite et à gauche, puis sortir. Angélique restait troublée. Elle ne pouvait écarter le sentiment apeuré qui se glissait en elle comme un froid serpent. Vardes lui préparait-il un autre piège ? Il était capable de tout. Pourtant la voix du cynique gentilhomme avait un accent inusité.

L'évocation qu'il avait faite de Florimond la bouleversa tout à coup. Elle eut la vision du délicieux petit bonhomme, en béguin rouge, titubant dans sa longue robe brodée, son hochet d'argent au poing. Qu'adviendrait-il de lui si elle venait à disparaître ?...

La jeune femme laissa ses cartes, glissa les pièces d'or dans sa bourse. Elle avait gagné quinze cents livres. Elle ramassa son manteau sur le dos d'un fauteuil et alla saluer la princesse Henriette, qui lui répondit par une inclination de tête indifférente.

À regret, Angélique quitta le salon, refuge de lumière et de chaleur. Un courant d'air claqua la porte derrière elle. Le vent sifflant couchait les flammes tressautantes des chandelles qui semblaient soumises à une panique folle. Ombres et flammes s'agitaient comme en transe. Puis le calme revenait, tandis que le vent allait miauler plus loin, et dans les perspectives silencieuses des couloirs plus rien ne bougeait. Ayant demandé son chemin au suisse de garde posté devant l'appartement de la princesse Henriette, Angélique marchait vite, serrant sa mante autour d'elle. Elle s'efforçait de ne pas avoir peur, mais chaque recoin lui semblait dissimuler une forme suspecte. Comme elle approchait de l'angle d'un couloir, elle ralentit le pas. Une angoisse insurmontable la paralysait.

« Ils sont là », se dit-elle.

Elle ne voyait personne, mais une ombre traînait au ras du sol. Cette fois il n'y avait plus de doute : un homme faisait le guet...

Angélique s'arrêta tout à fait. Quelque chose bougea à l'angle du mur, et une silhouette drapée dans un manteau sombre, le feutre enfoncé profondément sur les yeux, apparut lentement, lui barrant le passage. Se mordant les lèvres pour retenir un cri, Angélique se détourna aussitôt et revint sur ses pas. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Maintenant, ils étaient trois, et ils la suivaient. La jeune femme hâta le pas. Mais les trois personnages se rapprochaient. Alors elle se mit à courir avec la légèreté d'une biche.

Elle n'avait pas besoin de se retourner pour savoir qu' ils s'étaient élancés à sa poursuite. Elle entendait derrière elle leurs pas, volontairement assourdis. Ils couraient sur la pointe des pieds. C'était une poursuite silencieuse, irréelle, une course de cauchemar à travers le désert de l'immense palais. Tout à coup, Angélique aperçut une porte entrouverte sur sa droite. Elle venait de tourner l'angle d'un couloir. Les poursuivants n'étaient plus en vue.

Elle s'engouffra dans la pièce, referma la porte, poussa la targette. Appuyée contre le battant, plus morte que vive, elle entendit les pas précipités des hommes et perçut leurs souffles haletants. Puis le silence retomba.

Titubant d'émotion, Angélique alla s'appuyer contre le lit. Il n'y avait personne, mais quelqu'un sans doute ne tarderait pas à venir. Les draps du lit étaient préparés pour la nuit. Un feu flambait dans la cheminée et éclairait la pièce, ainsi qu'une petite veilleuse à huile placée sur la table de chevet.

Angélique, une main posée sur sa poitrine, reprenait haleine.

« Il faut absolument que je sorte de ce guêpier », se dit-elle. Elle avait été bien inconsciente de s'imaginer qu'ayant échappé à un premier attentat dans les couloirs du Louvre, elle pourrait échapper à un second. Certes, en la faisant revenir au Louvre, la Grande Mademoiselle était ignorante des dangers qu'Angélique courait. Le roi lui-même, elle en était sûre, ne soupçonnait pas ce qui se tramait à l'intérieur de son palais. Mais, au Louvre, régnait la présence occulte de Fouquet. Tremblant que le secret d'Angélique n'amenât la ruine de son étonnante fortune, le surintendant avait alerté son âme damnée, Philippe d'Orléans, il avait jeté la crainte dans le cœur de ceux qui vivaient de lui, tout en flattant le roi. L'arrestation du comte de Peyrac était une étape. La disparition d'Angélique complétait la manœuvre prudente. Seuls les morts ne parlent pas. La jeune femme serra les dents. Une volonté farouche l'envahit. Elle échapperait à la mort.

Des yeux, elle fit le tour de la pièce, cherchant l'issue par laquelle elle pourrait essayer de s'évader sans risquer d'attirer l'attention.

Tout à coup, son regard se dilata d'effroi.

Devant elle, la tenture bougeait. Elle entendit le grincement d'un pêne dans une serrure. Une porte dissimulée s'ouvrit très lentement et, dans l'ouverture, les trois hommes qui l'avaient poursuivie apparurent.

Elle n'eut pas de peine à reconnaître, en celui qui s'avançait le premier. Monsieur, frère du roi.

Il rabattit son manteau de conspirateur, fit bouffer d'une chiquenaude les dentelles de son jabot. Il ne la quittait pas des yeux, tandis qu'un sourire froid retroussait sa petite bouche aux lèvres rouges.

– Parfait ! s'exclama-t-il de sa voix de fausset. La biche est tombée dans le piège. Mais quelle course ! Vous pouvez vous vanter, madame, d'avoir le pied léger.

Angélique s'arma de sang-froid et, bien qu'elle sentît ses jambes se dérober sous elle, esquissa une révérence.

– C'est donc vous, monseigneur, qui m'avez tant effrayée ? J'ai cru avoir affaire à quelques malandrins ou coupe-bourses du Pont-Neuf qui s'étaient introduits dans le palais en quête d'un mauvais coup.

– Oh ! il m'est déjà arrivé de jouer la nuit au brigand sur le Pont-Neuf, dit le petit Monsieur d'un air suffisant, et personne ne peut m'en remontrer pour couper les bourses ou percer la bedaine d'un bourgeois. N'est-il pas vrai, mon très cher ?

Il se tournait vers l'un de ses compagnons. Celui-ci relevait son feutre, découvrant les traits du chevalier de Lorraine. Sans répondre, le favori s'approcha et tira son épée, qui jeta un reflet rougeâtre à la lueur du feu.

Angélique regardait avec attention le troisième, qui se tenait un peu à l'écart.