– Messieurs, secourez-moi ! supplia-t-elle. On vient d'essayer de m'empoisonner. On me poursuit pour me tuer.

– Mais enfin, où sont-ils, vos assassins, ma pauvre chère ? interrogea la voix douce d'Henriette d'Angleterre.

– Là !

Incapable d'en dire plus, Angélique désignait la porte.

On se retourna.

Le petit Monsieur, frère du roi, et son favori le chevalier de Lorraine se tenaient sur le seuil. Ils avaient remis leur épée au fourreau et affichaient un air de componction peinée.

– Ma pauvre Henriette, dit Philippe d'Orléans en s'approchant à petits pas de sa cousine, je suis navré de cet incident. Cette malheureuse est folle.

– Je ne suis pas folle. Je vous dis qu'ils veulent m'assassiner.

– Mais enfin, chérie, vous déraisonnez, essaya de l'apaiser la princesse. Celui que vous désignez comme votre assassin n'est autre que Mgr d'Orléans. Regardez-le bien.

– Je ne l'ai que trop regardé ! cria Angélique. De ma vie, je n'oublierai jamais son visage. Je vous dis qu'il a voulu m'empoisonner. Monsieur de Préfontaines, vous qui êtes un honnête homme, apportez-moi quelque médecine, du lait, que sais-je, afin que je puisse combattre l'effet de cet atroce poison. Je vous en prie... Monsieur de Préfontaines !

Bégayant, ahuri, le pauvre homme se précipita vers un drageoir et tendit à la jeune femme une boîte d'orviétan, dont elle s'empressa de manger quelques morceaux. Le désordre était à son comble.

*****

Monsieur, sa petite bouche pincée de contrariété, essaya encore de se faire entendre.

– Je vous affirme, mes amis, que cette femme n'a plus sa raison. Aucun de vous n'ignore en vérité que son mari est actuellement à la Bastille, et pour un crime affreux : le crime de sorcellerie ! Cette malheureuse, envoûtée par ce scandaleux gentilhomme, essaie de clamer une innocence bien difficile à démontrer. En vain, Sa Majesté a-t-elle cherché aujourd'hui à la convaincre, au cours d'une entrevue pleine de bonté...

– Oh ! la bonté du roi ! La bonté du roi !... s'exaspéra Angélique.

Dans un instant, elle allait se mettre à divaguer...

C'en serait fait d'elle !

Elle plongea son visage dans ses mains, essaya de retrouver son calme. Elle entendait le petit Monsieur et sa voix candide d'adolescent.

– Elle a été soudain saisie d'une véritable crise diabolique. Elle est possédée du démon. Le roi a fait mander aussitôt le supérieur du couvent des augustins afin qu'on tente de la calmer par des prières rituelles. Mais elle a réussi à s'enfuir. Pour éviter le scandale de la faire appréhender par des gardes. Sa Majesté m'a chargé d'essayer de la rejoindre et de la retenir en attendant l'arrivée des religieux. Je suis désolée, Henriette, qu'elle ait troublé votre soirée. Je crois que le plus sage serait que vous vous retiriez tous dans une chambre voisine avec vos jeux, tandis que j'accomplirai ici le service dont m'a chargé mon frère.

Angélique, dans un brouillard, voyait se dissoudre autour d'elle les rangs pressés de dames et des gentilshommes.

Impressionnés, soucieux de ne pas déplaire au frère du roi, les gens se retiraient.

Angélique leva les mains, rencontra l'étoffe d'une robe sur laquelle ses doigts sans force ne purent se refermer.

– Madame, dit-elle d'une voix sans timbre, vous n'allez pas me laisser mourir ?

La princesse hésitait. Elle jeta un regard anxieux à son cousin.

– Quoi, Henriette, protesta celui-ci douloureusement, vous doutez de moi ? Alors que nous nous sommes déjà promis une confiance mutuelle et que bientôt des liens sacrés nous uniront ?

Le blonde Henriette baissa la tête.

– Faites confiance à monseigneur, mon amie, dit-elle à Angélique. Je suis persuadée qu'on ne veut que votre bien.

Elle s'éloigna rapidement.

Dans une sorte de délire qui la rendait muette de peur, Angélique, toujours agenouillée sur le tapis, se tourna vers la porte par laquelle les courtisans avaient si rapidement disparu. Elle aperçut Bernard d'Andijos et Péguilin de Lauzun qui, pâles comme des morts, ne se décidaient pas à quitter la pièce.

– Eh bien, messieurs, fit Mgr d'Orléans de sa voix criarde, mes ordres vous concernent également. Faudra-t-il que je rapporte au roi que vous accordez plus de créance au rabâchage d'une folle qu'aux paroles de son propre frère ?

Les deux hommes baissèrent la tête et avec lenteur sortirent à leur tour. Cette suprême défection réveilla subitement la combativité d'Angélique.

– Lâches ! Lâches ! Ô lâches ! s'écria-t-elle en se relevant d'un bond et en se précipitant derrière l'abri d'un fauteuil.

Elle évita de justesse le coup d'épée que lui portait le chevalier de Lorraine. Un autre coup lui atteignit l'épaule et son sang jaillit.

– Andijos, Péguilin, à moi les Gascons ! hurla-t-elle hors d'elle-même, sauvez-moi des hommes du Nord.

La porte du second salon se rouvrit brusquement. Lauzun et le marquis d'Andijos firent irruption, l'épée nue. Ils avaient guetté derrière le vantail entrebâillé, et maintenant, ils ne pouvaient plus douter des horribles intentions du frère du roi et de son favori.

D'un seul coup, d'Andijos fit sauter l'épée de Philippe d'Orléans et lui entama le poignet. Lauzun croisait le fer avec le chevalier de Lorraine. Andijos saisit la main d'Angélique.

– Fuyons vite !

Il l'entraîna dans le couloir, se heurta à Clément Tonnel qui n'eut pas le temps de brandir le pistolet qu'il dissimulait sous son manteau. D'un seul élan, Andijos lui planta sa lame dans la gorge. L'homme s'effondra dans un flot de sang. Puis le marquis et la jeune femme se lancèrent dans une course folle. Derrière eux, la voix de fausset du petit Monsieur ameutait les suisses :

– Gardes ! Gardes ! Rattrapez-les.

Bientôt un bruit de pas, mêlé au cliquetis des hallebardiers, s'éleva sur leurs traces.

– La grande galerie... souffla Andijos, jusqu'aux Tuileries... Les écuries, les chevaux !

Après, la campagne... Sauvés...

Malgré son embonpoint, le Gascon courait avec une endurance qu'Angélique ne lui eût jamais supposée. Mais elle n'en pouvait plus. Sa cheville la faisait atrocement souffrir, son épaule la brûlait.

– Je vais tomber ! dit-elle haletante, je vais tomber !

À ce moment, ils passaient devant un des grands escaliers menant aux cours.

– Descendez là, fit Andijos, et cachez-vous de votre mieux. Moi, je vais les entraîner le plus loin possible.

Volant presque, Angélique glissa le long des marches de pierre. La lueur du brasero la fit reculer. Brusquement, elle s'effondra.

Arlequin, Colombine, Pierrot la reçurent, l'attirèrent dans leur refuge, la dissimulèrent de leur mieux. Les grands losanges verts et rouges de leurs travestis papillonnèrent longtemps devant les yeux de la jeune femme avant qu'elle sombrât dans un profond évanouissement.

Chapitre 11

Une lueur verte et douce baignait Angélique. Celle-ci venait de rouvrir les yeux. Elle était à Monteloup, sous les ombrages de la rivière, où le soleil ne pénétrait qu'en se teignant de vert, bile entendait son frère Gontran lui dire :

– Le vert des plantes, je ne le trouverai jamais. À la rigueur, en traitant la calamine par du sel de cobalt venu de Perse, on obtient une teinte voisine, mais c'est un vert épais, opaque. Rien de cette émeraude lumineuse des feuilles au-dessus de la rivière...

Gontran avait une grosse voix enrouée, nouvelle, et pourtant c'était bien l'intonation maussade qu'il prenait lorsqu'il parlait de ses couleurs et de ses tableaux. Combien de fois avait-il murmuré, en regardant les yeux de sa sœur avec une sorte de rancune :

– Le vert des plantes, je ne le trouverai jamais.

Une brûlure au creux de l'estomac fit tressaillir Angélique. Elle se souvint que quelque chose de terrible s'était passé.

« Mon Dieu, pensa-t-elle, mon petit enfant est mort ! »

Certainement il était mort ! Il n'avait pu survivre à tant d'horreurs. Il était mort quand elle avait sauté par la fenêtre, dans ce gouffre noir. Ou bien quand elle avait couru à travers les couloirs du Louvre... Le vertige de cette course insensée enfiévrait encore ses membres ; son cœur, forcé à l'extrême, lui semblait douloureux. Rassemblant ses forces, elle réussit à bouger l'une de ses mains et à la poser sur son ventre. Un doux sursaut répondit à sa pression.

« Oh ! il est encore là, il vit ! Quel vaillant petit compagnon ! » pensa-t-elle avec fierté et tendresse.

L'enfant s'agitait en elle comme une petite grenouille. Elle sentit glisser sous ses doigts la tête ronde. D'instant en instant, elle regagnait sa lucidité, et elle s'aperçut qu'elle se trouvait en réalité dans un grand lit à colonnes torses, dont les courtines de serge verte laissaient filtrer cette lueur glauque qui lui avait rappelé les bords de la rivière de Monteloup.

Elle n'était pas rue de l'Enfer, chez Hortense. Où était-elle ? Ses souvenirs restaient vagues ; elle avait seulement l'impression de traîner derrière elle comme une masse énorme et ténébreuse, elle ne savait quel drame atroce de poison noir, d'épées jaillies comme des éclairs, de peur, de boue collante.

La voix de Gontran s'éleva encore :

– Jamais, jamais on ne trouvera ce vert de l'eau sous les feuilles.

Cette fois, Angélique avait failli pousser un cri. Elle était folle, sans nul doute ! ou affreusement malade ?...

Elle se redressa et écarta les courtines du lit. Le spectacle qui s'offrit à sa vue acheva de la convaincre qu'elle avait perdu la raison.

Devant elle, étendue sur une espèce d'estrade, elle voyait une déesse blonde et rosé à demi nue offrant dans un panier de paille de somptueuses grappes de raisins dorés dont les pampres exubérants se répandaient sur des coussins de velours. Un petit Cupidon, entièrement nu, potelé à merveille, une couronne de fleurs posée de guingois sur ses cheveux blonds, grappillait le raisin avec beaucoup d'ardeur. Tout à coup, à plusieurs reprises le petit dieu éternua. La déesse le regarda avec inquiétude et dit quelques mots en une langue étrangère, qui était sans doute la langue de l'Olympe.

Quelqu'un bougea dans la pièce, et un géant roux et barbu, mais vêtu tout bonnement comme un artisan du siècle, s'approcha d'Eres, le prit dans ses bras et l'enveloppa dans un manteau de laine.

Simultanément, Angélique découvrit le chevalet du peintre Van Ossel, près duquel un ouvrier en tablier de cuir se tenait, chargé de deux palettes où d'éclatantes couleurs mêlaient leurs taches bariolées.

L'ouvrier, penchant la tête légèrement de côté, regardait le tableau inachevé du maître. Un jour blafard éclairait son visage. C'était un gaillard de taille moyenne, d'aspect ordinaire, avec sa chemise de grosse toile ouverte sur un cou bronzé, des cheveux châtains coupés à la diable au ras des épaules, et dont la frange en désordre cachait à demi les yeux sombres. Mais Angélique aurait reconnu entre mille cette lèvre boudeuse, ce nez frondeur, et aussi la bonhomie du menton un peu lourd qui lui rappelait son père, le baron Armand.

Elle appela :

– Gontran !

– La dame est réveillée ! s'exclama la déesse.

Aussitôt tout le groupe, auquel s'ajoutaient cinq ou six enfants, se pressa au bord du lit.

L'ouvrier semblait stupéfait. Ébahi, il regardait Angélique, qui lui souriait. Tout à coup, il rougit violemment et lui saisit la main entre les siennes, maculées de couleurs. Il murmura :

– Ma sœur !

La plantureuse déesse, qui n'était autre que la femme du peintre Van Ossel, cria à sa fille d'apporter le lait de poule qu'elle avait préparé dans la cuisine.

– Je suis content, disait le Hollandais, je suis content d'avoir obligé non seulement une dame dans la peine, mais aussi la sœur de mon compagnon.

– Mais pourquoi suis-je ici ? demanda Angélique.

De sa voix pesante, le Hollandais raconta comment, la veille au soir, des coups frappés à la porte de leur logement les avaient éveillés. À la lueur de la chandelle, des comédiens italiens en oripeaux de satin leur avaient tendu une femme évanouie, sanglante, à demi morte, et, dans leur fougueuse langue italienne, les avaient suppliés de secourir la malheureuse. La paisible langue hollandaise avait répondu :

– Qu'elle soit la bienvenue !

*****

Maintenant, Gontran et Angélique se regardaient avec un peu d'embarras. N'y avait-il pas huit années qu'ils s'étaient séparés aux abords de Poitiers ? Angélique revoyait Raymond et Gontran, s'enfonçant à cheval dans les ruelles montantes. Peut-être Gontran évoquait-il le vieux carrosse où les trois fillettes poussiéreuses se serraient.