– La dernière fois que je t'ai vue, dit-il, tu étais avec Hortense et Madelon, et tu allais au couvent des Ursulines de Poitiers.

– Oui. Madelon est morte, tu sais ?

– Oui, je sais.

– Te rappelles-tu, Gontran ? Autrefois, tu faisais le portrait du vieux Guillaume.

– Le vieux Guillaume est mort.

– Oui, je sais.

– J'ai toujours son portrait. J'en ai fait un plus beau encore... de mémoire. Je te le montrerai.

Il s'était assis au bord du lit, ouvrant sur son tablier de cuir de grosses mains tachées, incrustées de rouge et de bleu, corrodées par les produits chimiques qui lui servaient à fabriquer ses couleurs, rendues calleuses par le pilon du mortier dans lequel il broyait du matin au soir le minium de plomb, les ocres, les litharges, mêlés d'huiles ou d'esprit-de-sel.

– Comment en es-tu arrivé à faire ce métier ? interrogea Angélique avec une nuance de pitié dans la voix.

Le nez susceptible de Gontran (le nez des Sancé) se pinça, et son front se couvrit de nuages.

– Sotte ! fit-il sans ambages. Si j'en suis arrivé là, comme tu dis, c'est que je l'ai voulu. Oh ! mon bagage de latin est complet et les jésuites n'ont rien épargné pour faire de moi un jeune noble capable de continuer le nom de la famille, puisque Josselin s'est enfui aux Amériques et que Raymond est entré dans la célèbre compagnie. Mais, moi aussi, j'avais mon idée. Je me suis fâché avec notre père, qui voulait me voir aller aux armées, servir le roi. Il m'a dit qu'il ne me donnerait pas un sou. Alors je suis parti à pied, comme un gueux, et je me suis fait artisan à Paris. J'achève mes années d'apprentissage. Ensuite, je vais entreprendre mon tour de France. Je vais partir et aller de ville en ville m'instruire de tout ce qu'on enseigne sur les métiers de peintre ou de graveur. Pour subsister, je me louerai chez des peintres, ou bien je ferai des portraits de bourgeois. Et, plus tard, j'achèterai une maîtrise. Je deviendrai un grand peintre, j'en suis sûr, Angélique ! Et peut-être que je serai chargé de peindre les plafonds du Louvre ?

– Tu y mettras l'enfer, des flammes et des diables grimaçants !

– Non, j'y mettrai le plein ciel bleu, des nuées touchées de soleil, parmi lesquelles apparaîtra le roi dans sa gloire.

– Le roi dans sa gloire..., répéta Angélique d'une petite voix lasse.

Elle ferma les yeux. Elle se sentait soudain plus âgée que ce jeune homme qui était pourtant son aîné, mais qui avait conservé intacte la force de ses passions enfantines. Certes, il avait eu froid et faim, il avait été humilié, mais il n'avait jamais cessé de marcher vers son rêve.

– Et moi, dit-elle, tu ne me demandes pas comment j'en suis arrivée là ?

– Je n'ose pas t'interroger, fit-il avec gêne. Je sais bien que tu as épousé, contre ton gré, un homme affreux et redoutable. Notre père jubilait de ce mariage, mais nous te plaignions tous, ma pauvre Angélique. Tu as donc été très malheureuse ?

– Non. C'est maintenant que je suis malheureuse.

Elle hésitait au bord des confidences. Pourquoi troubler ce garçon, indifférent à ce qui n'était pas son labeur enchanté ? Combien de fois avait-il songé à sa petite Angélique au cours de ces années ? Rarement sans doute, et seulement quand il se désolait de ne pouvoir reproduire le vert des feuilles. Il n'avait jamais eu besoin des autres, bien qu'il fît étroitement partie du cercle familial.

– À Paris, je suis descendue chez Hortense, dit-elle encore, essayant de ranimer en son âme transie la chaleur de leur fraternité.

– Hortense ? Une pie-grièche. En arrivant j'ai bien essayé de la voir, mais quelle sérénade il m'en a coûté ! Elle mourait de honte à me voir pénétrer chez elle avec mes gros souliers. Je ne portais même plus l'épée ! criait-elle. Plus rien ne me distinguait des grossiers artisans ! C'est vrai. Me vois-tu portant l'épée avec mon tablier de cuir ? Et pourtant, s'il me plaît à moi, noble, de peindre, crois-tu que ce soient des préjugés de cette sorte qui vont m'arrêter ? Je les renverse d'un coup de pied.

– Je crois que nous sommes tous faits pour la révolte, dit Angélique avec un soupir.

Et elle prit affectueusement la main calleuse de son frère.

– Tu as dû avoir beaucoup de misère ?

– Pas plus que je n'en aurais connu à l'armée avec une épée au côté, des dettes pardessus la tête et des usuriers à mes trousses. Je sais ce que je gagne. Je n'attends aucune pension de la bonne humeur d'un seigneur lointain. Mon maître ne peut me tromper, car la corporation me protège. Quand la vie devient trop dure, je fais quelquefois un saut au Temple, chez notre frère le jésuite, pour lui demander quelques écus.

– Raymond est-il à Paris ? s'exclama Angélique.

– Oui. Il réside au Temple, mais il est aumônier de je ne sais combien de couvents, et je ne serais même pas étonné qu'il devienne le confesseur de quelques grands personnages à la cour.

Angélique réfléchissait. C'était l'aide de Raymond qu'il lui fallait. Un ecclésiastique qui, peut-être, prendrait la chose à cœur puisqu'il s'agissait de sa famille... Malgré le souvenir encore cuisant des dangers qu'elle avait courus, malgré les paroles du roi, Angélique ne songeait pas un instant à abandonner la partie. Elle comprenait seulement qu'elle devait se montrer très prudente.

– Gontran, dit-elle d'un ton décidé, tu vas me conduire à la taverne des Trois-Maillets.

Gontran ne se formalisa pas des décisions d'Angélique. Angélique n'avait-elle pas toujours été une originale ? Avec quelle netteté il la revoyait dans son souvenir, pieds nus, griffée de ronces, revenant déguenillée de ses expéditions à travers champs dont elle ne soufflait mot à personne, sanglante, farouche, mystérieuse. Le peintre Van Ossel conseilla d'attendre la nuit, ou tout au moins le soir, qui estompe les visages. N'avait-il pas une longue expérience des drames et des intrigues de ce palais dont les échos venaient bruire, par la voix de ses nobles modèles, autour de son chevalet ?

Mariedje prêta à Angélique une de ses cottes avec le corsage en drap simple d'un beige soutenu, de cette couleur qu'on appelait rosé sèche. Elle lui mit sur les cheveux un foulard de satin noir comme en portaient les femmes du peuple. Angélique s'amusait de sentir la jupe, plus courte que celle des grandes dames, lui battre les chevilles.

Lorsque, accompagnée de Gontran, elle quitta le Louvre par la petite porte qu'on surnommait la porte des lavandières parce que tout le long du jour les blanchisseuses des maisons princières allaient et venaient de la Seine au palais, elle ressemblait plus à une accorte petite femme d'artisan, pendue au bras de son mari, qu'à une grande dame qui, la veille encore, avait parlé au roi. Au-delà du Pont-Neuf, la Seine miroitait sous les derniers rayons du soleil. Les chevaux qu'on menait boire entraient dans l'eau jusqu'au poitrail et s'ébrouaient en hennissant. Des bateaux à foin rangeaient le long des berges la longue file de leurs meules odorantes. Un coche d'eau, venu de Rouen, débarquait sur les berges vaseuses son contingent de soldats, de moines et de nourrices. Les cloches sonnaient l'angélus. Les marchands d'oubliés et de gaufres s'élançaient dans les rues avec leurs paniers recouverts de linges blancs, interpellant ainsi les joueurs des tavernes :

Eh ! Qui appelle l'oublieur


Quand chacun de vous a perdu ?


Oublies ! Oublies ! Voyez bon prix.

Un carrosse passait, précédé de ses coureurs et de ses chiens, et le Louvre, massif et lugubre, violacé par l'approche du soir, étirait sous le ciel rouge son interminable galerie.

Quatrième partie

Le supplicié de Notre-Dame


(Septembre 1660 – Février 1661)

Chapitre 1

Un tonnerre de chansons s'échappait de la taverne, dont l'enseigne énorme brandissait trois maillets de fer forgé au-dessus de la tête des passants. Angélique et son frère Gontran descendirent les marches et se trouvèrent dans l'atmosphère épaissie par la fumée du tabac et le relent des sauces. Au fond de la salle une porte ouverte laissait voir la cuisine où, devant des feux rougeoyants, tournaient lentement des broches bien garnies de volailles. Les deux jeunes gens s'assirent à une table un peu éloignée, près d'une fenêtre, et Gontran commanda du vin.

– Choisis une bonne bouteille, dit Angélique en se forçant à sourire, c'est moi qui paie.

Et elle montra sa bourse, où elle gardait précieusement les 1 500 livres qu'elle avait gagnées au jeu.

Gontran dit qu'il n'était pas gourmet. En général, il se contentait d'un bon petit vin des coteaux de Paris. Et, le dimanche, il s'en allait déguster des vins plus célèbres dans les faubourgs où le vin de Bordeaux et de Bourgogne, n'ayant pas payé encore l'octroi d'entrée dans Paris, coûtait moins cher. On l'appelait le vin « guinguet ». On le buvait dans des guinguettes. Cette promenade, le dimanche, c'était sa seule distraction.

Angélique lui demanda s'il y allait avec des amis. Il dit que non. Il n'avait pas d'amis, mais il se plaisait, assis sous une tonnelle, à regarder autour de lui les visages des ouvriers et de leurs familles. Il trouvait l'humanité bonne et sympathique.

– Tu as de la chance, murmura Angélique, qui sentit brusquement sur la langue le goût amer du poison.

Elle ne se sentait pas malade, mais lasse et nerveuse.

Les yeux brillants, serrant autour d'elle la mante de grosse laine empruntée à Mariedje, elle contemplait ce spectacle nouveau pour elle d'un cabaret de la capitale. Il était vrai qu'on y respirait, à défaut d'air pur, un climat de liberté et de familiarité qui comblait d'aise les habitués.

Le gentilhomme y venait fumer et oublier l'étiquette des antichambres royales, le bourgeois s'y remplissait la panse loin de l'œil soupçonneux de son acariâtre épouse, le mousquetaire y jouait aux dés, l'artisan y buvait sa paie et, pendant quelques heures, oubliait ses peines.

*****

Aux Trois-Maillets, situé place de Montorgueil, non loin du Palais-Royal, on voyait beaucoup de comédiens, qui, le visage encore illuminé de fards et paré de faux nez, venaient à la fin de la soirée « s'humecter les entrailles » et rafraîchir leurs gosiers épuisés par les rugissements de la passion. Des mimes italiens aux oripeaux voyants, des montreurs forains, et même parfois des bohémiens suspects aux yeux de braise se mêlaient à la compagnie habituelle du quartier. Cette nuit-là, un vieillard italien, dont le visage était caché par un masque de velours rouge et dont la barbe blanche descendait jusqu'à la ceinture, montrait à l'assemblée un petit singe fort drôle. Celui-ci, après avoir observé l'un des clients, se mettait à l'imiter cocassement dans la façon de fumer sa pipe ou de placer son chapeau ou de porter son verre à la bouche.

La houle des rires secouait les bedaines.

Gontran, les yeux brillants, observait la scène.

– Regarde, quelle merveille ce masque rouge et cette barbe de neige étincelante !

Néanmoins, Angélique, de plus en plus nerveuse, se demandait combien de temps il lui faudrait attendre en ce lieu.

Enfin, comme la porte s'ouvrait une fois de plus, l'énorme chien danois de l'avocat Desgrez apparut.

Un homme enveloppé d'un ample manteau gris muraille accompagnait l'avocat. Angélique reconnut avec étonnement le jeune Cerbalaud qui dissimulait son pâle visage sous un feutre profondément enfoncé et un collet relevé. Elle pria Gontran d'aller chercher les nouveaux venus et de les mener discrètement à leur table.

– Mon Dieu, madame, soupira l'avocat en se glissant près d'elle sur le banc, depuis ce matin je vous ai vue égorgée dix fois, noyée vingt fois et enterrée cent fois !

– Une seule suffirait, maître, dit-elle en riant.

Mais elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un certain plaisir en constatant son émotion.

– Vous craigniez donc tant de voir disparaître une cliente qui vous paie si mal et vous compromet si dangereusement ? demanda-t-elle.

Il fit une moue piteuse.

– La sentimentalité est une maladie dont on ne se guérit pas facilement. Quand il s'y mêle le goût de l'aventure, autant dire qu'on est destiné à finir stupidement. Bref, plus votre affaire se complique, plus elle me passionne. Comment va votre blessure ?

– Vous êtes déjà au courant ?

– C'est le devoir d'un avocat-policier. Mais monsieur ici présent m'a été fort précieux, je l'avoue.

Cerbalaud, les yeux mauves d'insomnie dans un visage de cierge, raconta la fin de la tragédie du Louvre à laquelle, par le plus grand des hasards, il s'était trouvé mêlé. Il était de garde cette nuit-là aux écuries des Tuileries, lorsqu'un homme haletant, ayant perdu sa perruque, avait débouché des jardins. C'était Bernard d'Andijos. Il venait d'enfiler au pas de course la grande galerie, réveillant par la galopade de ses talons de bois les échos du Louvre et des Tuileries, précipitant aux portes des chambres et des appartements des visages effarés, bousculant au passage des gardes qui essayaient de s'interposer.