Angélique poussa un soupir de soulagement.

– Enfin, ça y est ! s'exclama-t-elle.

Le petit bonhomme regarda d'un air scandalisé cette cliente qui n'entendait visiblement rien à la chicane.

– Si Me Desgrez m'a fait l'insigne honneur de me demander de l'assister, c'est qu'il s'est rendu compte, ce jeune homme, que, malgré tous les hauts parchemins que sa grande intelligence lui a fait décerner, il lui fallait un homme connaissant vraiment le métier de la procédure. Cet homme de métier, madame, c'est moi.

Angélique le vit fermer les yeux, avaler sa salive et se mettre ensuite à surveiller les poussières qui dansaient dans un rai de lumière. Elle fut un peu décontenancée.

– Mais vous m'aviez laissé entendre que le procès était introduit ?

– Tout doux, ma belle madame. J'ai dit seulement que je travaillais à l'introduction dudit procès et que...

Il fut interrompu par l'entrée de l'avocat et du jésuite.

– Qu'est-ce donc cet oiseau que vous nous avez amené ? glissa Angélique à Desgrez.

– Ne craignez rien, il n'est pas dangereux. C'est un petit insecte qui vit de paperasses, mais un petit dieu dans son genre.

– Il parle de faire pourrir mon mari en prison pendant vingt ans !

– Monsieur Clopot, votre langue est trop longue et vous avez excédé madame, dit l'avocat.

Le petit homme se fit encore plus petit, et alla se blottir dans un coin où il prit quelque ressemblance avec une blatte.

Angélique faillit éclater de rire.

– Vous le traitez bien durement, votre petit dieu de la paperasse.

– C'est toute la supériorité que j'ai sur lui. En fait, il est cent fois plus riche que moi. Maintenant asseyons-nous et examinons la situation.

– Le procès est décidé ?

– Oui.

La jeune femme regarda les visages de son frère et de son avocat, qui marquaient quelque réticence.

– La présence de M. Clopot a dû déjà t'en avertir, dit enfin Raymond, mais il nous a été impossible d'obtenir la comparution de ton mari devant un tribunal ecclésiastique.

– Pourtant... puisqu'il s'agit d'une accusation de sorcellerie ?

– Nous avons fait valoir tous les arguments et fait jouer toutes les influences, tu peux m'en croire. Mais le roi a, je crois, le désir de se montrer plus catholique que le pape. En réalité, plus M. Mazarin s'incline vers la tombe, et plus le jeune monarque prétend prendre en main toutes les affaires du royaume, y compris les affaires religieuses. N'est-ce pas assez déjà que la nomination des évêques dépende de son choix, et non d'une autorité religieuse ? Enfin nous n'avons pu rien obtenir d'autre que le déclenchement d'un procès civil.

– Cette décision est préférable à l'oubli, n'est-ce pas ? dit Angélique, quêtant un encouragement dans les yeux de Desgrez.

Mais celui-ci restait de marbre.

– Il est toujours préférable d'être fixé sur son sort, plutôt que de douter pendant de longues années, dit-il.

– Ne nous appesantissons pas sur cet échec, reprit Raymond. Maintenant, il s'agit de savoir comment influer sur la direction de ce procès. Le roi va nommer lui-même les juges-jurés. Notre rôle sera de lui faire comprendre qu'il se doit d'agir avec souci d'impartialité et de justice. Rôle délicat que d'éclairer la conscience d'un roi !...

Cette parole rappela à Angélique une expression lointaine prononcée par le marquis du Plessis-Bellière à propos de M. Vincent de Paul. Il disait de lui : « C'est la conscience du royaume. »

– Oh ! s'exclama-t-elle, pourquoi n'y avoir pas songé plus tôt ? Si M. Vincent pouvait parler de Joffrey à la reine ou au roi, je suis sûre qu'il les ébranlerait.

– Hélas ! Monsieur Vincent est mort le mois dernier dans sa maison de Saint-Lazare.

– Mon Dieu ! soupira Angélique dont les yeux se remplirent de larmes dues à la déception. Oh ! pourquoi n'avoir pas songé à lui quand il était encore en vie ! Il aurait su leur parler. Il aurait obtenu la juridiction religieuse...

– Crois-tu donc que nous n'avons pas essayé tous les moyens possibles pour emporter cette décision ? demanda un peu aigrement le jésuite.

Les yeux d'Angélique brillaient.

– Si, murmura-t-elle. Mais Monsieur Vincent était un saint. Il y eut un silence, puis le père de Sancé soupira.

– Tu as raison. Il n'y a en effet qu'un saint qui pourrait faire plier l'orgueil du roi. Même ses courtisans les plus intimes connaissent mal encore l'âme réelle de ce jeune homme qui, sous une apparente réserve, est dévoré d'un terrible désir de puissance. Je ne doute pas qu'il soit un grand roi, mais...

Il s'interrompit, jugeant peut-être qu'il y avait danger à émettre de pareils commentaires.

– Nous avons su, reprit-il, que certains savants qui résident à Rome et dont deux font partie de notre congrégation, s'inquiétaient de l'arrestation du comte Joffrey de Peyrac et protestaient – sous le manteau évidemment, puisque la chose était jusqu'à ce jour secrète. Il serait possible de réunir leurs témoignages et de demander au pape une intervention par lettre au roi. Cette voix auguste, le mettant en face de ses responsabilités et l'adjurant de bien examiner le cas d'un accusé que les plus grands esprits s'accordent à juger innocent du délit de sorcellerie, pourrait l'ébranler.

– Crois-tu qu'on puisse obtenir une telle lettre ? fit Angélique désabusée. L'Église n'aime pas les savants.

– Il me semble que ce n'est pas à une femme de ta conduite de juger les fautes ou les erreurs de l'Église, répondit doucement Raymond.

Angélique ne se méprit pas sur la douceur de ce ton. Elle demeura silencieuse.

– J'ai l'impression qu'il y avait quelque chose qui n'allait pas entre Raymond et moi aujourd'hui, dit-elle lorsqu'un peu plus tard elle raccompagna l'avocat jusqu'à la poterne. Pourquoi parle-t-il de ma conduite sur ce ton acerbe ? Il me semble que je mène une vie au moins aussi exemplaire que la bourelle chez qui je loge.

Desgrez sourit.

– Je suppose que votre frère a dû déjà recueillir quelques-uns des papiers qui circulent depuis ce matin dans Paris. Claude Le Petit, ce fameux poète du Pont-Neuf qui depuis bientôt six ans trouble la digestion des grands, a eu vent du procès de votre mari et en a profité pour tremper sa plume dans le vitriol.

– Qu'a-t-il pu raconter ? Avez-vous vu ses pamphlets ?

L'avocat fit signe à M. Clopot qui suivait derrière de se rapprocher et de lui donner le sac qu'il tenait. Il en tira une liasse de papiers grossièrement imprimés. Il s'agissait de petites chansons en vers. Le journaliste, avec une verve qui semblait couler de source, mais recherchait manifestement l'injure la plus basse et les termes les plus vulgaires, présentait Joffrey de Peyrac comme « le grand Boiteux, le Chevelu, le Grand Cocu du Languedoc »...

Il avait beau jeu d'ironiser sur l'aspect physique de l'accusé. Il terminait l'un de ces libelles par ce couplet :

Et la belle madame de Peyrac,


Priant que la Bastille ne s'ouvre


Et qu'il demeure en son cul-de-sac,


S'en va faire la p... au Louvre.

Angélique crut qu'elle allait rougir, mais au contraire devint toute pâle.

– Oh ! maudit poète crotté ! s'écria-t-elle en jetant les feuillets dans la boue. C'est bien vrai que la crotte est encore trop propre pour lui !

– Chut ! Madame, il ne faut pas jurer, protesta Desgrez en affectant un air scandalisé tandis que le clerc se signait. Monsieur Clopot, veuillez ramasser ces ordures et les remettre dans le sac.

– Je voudrais bien savoir pourquoi l'on ne jette pas ces maudits gazetiers en prison au lieu d'y mettre les honnêtes gens, continua Angélique, qui tremblait de colère. Et j'ai entendu dire qu'on enfermait les gazetiers à la Bastille, comme s'ils étaient dignes de considération. Pourquoi pas au Châtelet, comme des vrais bandits qu'ils sont ?

– Il n'est pas facile de mettre la main sur un gazetier. C'est la race la plus fuyante qui soit. Ils sont partout et nulle part. Claude Le Petit a failli être pendu dix fois, et pourtant il reparaît toujours et lance ses flèches au moment où l'on s'y attend le moins. C'est l'œil de Paris. Il voit tout, il sait tout et personne ne le rencontre jamais. Je ne l'ai jamais vu moi-même, mais je suppose que ses oreilles doivent être plus larges que des plats à barbe, car tous les potins de la capitale y trouvent asile. On devrait le payer comme espion au lieu de le poursuivre.

– On devrait le pendre une bonne fois, c'est tout !

– Il est vrai que notre chère et peu efficace police classe les journalistes-gazetiers parmi les malintentionnés. Mais elle n'attrapera jamais le Petit Poète du Pont-Neuf, si nous ne nous en mêlons pas, mon chien et moi.

– Faites cela, je vous en prie ! s'écria Angélique en saisissant à deux mains Desgrez par son rabat de grosse toile. Que Sorbonne me le ramène dans sa gueule, mort ou vif.

– J'irai plutôt l'offrir à M. Mazarin, car, croyez-moi, avant vous c'est bien là son pire ennemi.

– Comment a-t-on pu tolérer si longtemps qu'un menteur puisse s'étaler ainsi impunément ?

– Hélas ! la force redoutable de Claude Le Petit, c'est qu'il ne ment jamais et se trompe rarement.

Angélique ouvrit la bouche pour protester, puis se souvenant du marquis de Vardes, elle se tut, dévorant sa rage et sa honte.

Chapitre 6

Quelques jours avant Noël, la neige se mit à tomber. La ville prit sa parure de fête. Dans les églises, on édifiait les crèches de gros carton ou de rocaille où les personnages de la Nativité retrouvaient leurs places, l'Enfant Jésus entre le bœuf et l'âne.

Les bannières des confréries continuaient à mener par les ruelles encombrées de neige et de boue leurs longues processions chantantes.

Ainsi que le voulait la coutume annuelle, les Augustins de l'Hôtel-Dieu se mirent à fabriquer des milliers de beignets, arrosés de jus de citron, que les enfants partirent vendre à pleines bassines à travers Paris. Pour ces beignets seuls, on avait droit de rompre le jeûne, et l'argent récolté aiderait au Noël des pauvres malades. Simultanément, les événements se précipitèrent pour Angélique. Entraînée dans les méandres lugubres de l'affreux procès, c'est à peine si elle réalisa que l'on vivait les heures bénies de Noël et les premiers jours de la nouvelle année. Tout d'abord, Desgrez vint la voir un matin au Temple, et lui communiqua les renseignements qu'il avait pu obtenir sur la nomination des juges-jurés du procès.

– La nomination des juges a été précédée d'une longue enquête. Il ne faut pas se faire d'illusions, car il semble qu'on les ait choisis non point à cause de leur esprit de justice, mais d'après leur degré d'attachement à la cause royale. De plus, on a soigneusement écarté des magistrats dont certains sont dévoués au roi, certes, mais que l'on sait assez courageux pour éventuellement s'opposer à la pression royale. Tel par exemple Me Gallemand, qui est un des avocats les plus célèbres de notre temps et dont la situation est pourtant bien assise, car, pendant la Fronde, il a franchement pris parti pour la cause royale, jusqu'à risquer l'emprisonnement, mais c'est un lutteur qui ne craint personne, et ses boutades inattendues font trembler le Palais. J'ai longtemps espéré qu'il serait choisi, mais décidément on ne veut que des gens sûrs.

– C'était à prévoir, d'après ce que j'ai cru comprendre dernièrement, fit Angélique avec courage. Savez-vous quelques noms parmi ceux qu'on a déjà désignés ?

– Le président Séguier, premier président, fera en personne l'interrogatoire pour la forme et pour revêtir le procès d'un grand éclat d'exemple et de publicité.

– Le président Séguier ! C'est plus que je n'osais espérer !

– Ne nous emballons pas, dit l'avocat. Le président Séguier paie ses hautes fonctions du prix de son indépendance morale. J'ai entendu dire aussi qu'il avait visité le prisonnier, et que l'entrevue avait été orageuse. Le comte a refusé de prêter serment, car la chambre de Justice est, à ses yeux, a-t-il dit, incompétente pour juger un membre du parlement de Toulouse, et seule la grande chambre du Parlement de Paris pourrait juger un ancien maître des requêtes d'un parlement provincial.

– Ne disiez-vous pas que la solution parlementaire n'était pas non plus souhaitable, à cause de l'asservissement des parlementaires à M. Fouquet ?

– Certes, madame, et j'ai essayé d'en avertir votre mari. Mais, soit que ce mot ne lui soit point parvenu, soit que sa fierté s'oppose à recevoir des conseils, je ne puis que vous rapporter la réponse qu'il a faite au grand maître de la justice du roi.