– Mais ce n'est pas possible ! s'écria Angélique, qui sentit une sueur froide lui mouiller les tempes. Qui sont ces prêtres ?
– L'un d'eux est le moine Bécher dont je vous ai parlé l'autre jour. J'ignore s'il a pu pénétrer à la Bastille comme représentant de l'official. Mais ce qui est certain, c'est que la cérémonie a réellement eu lieu et que les témoins affirment que toutes les réactions du comte prouvent de façon éclatante ses relations avec Satan.
– C'est impossible ! répéta Angélique. Vous, au moins, vous n'y croyez pas ?
– Moi, je suis un libertin, madame. Je ne crois ni à Dieu, ni au diable.
– Taisez-vous, balbutia-t-elle en se signant précipitamment.
Elle courut à Florimond et le serra contre elle.
– Tu entends ce qu'il dit, mon ange ? murmura-t-elle. Oh ! les hommes sont fous.
*****
Après un instant de silence, Desgrez se rapprocha de la jeune femme.
– Ne vous troublez pas, reprit-il, il y a certainement quelque chose de louche là-dessous, et c'est cela qu'il s'agit de découvrir à temps. Mais j'insiste sur le fait que cette pièce est très inquiétante, car c'est elle qui risque d'impressionner le plus les juges. L'exorcisme a été exécuté selon les rites de l'official de Rome. Les réactions du prévenu sont accablantes pour lui. J'ai noté en particulier la réaction aux taches diaboliques et l'envoûtement sur autrui.
– De quoi s'agit-il exactement ?
– Pour les taches diaboliques, les démonologues signalent que certains points du corps d'un possédé sont rendus sensibles au toucher d'un poinçon d'argent auparavant exorcisé. Or, au cours de cette épreuve, les témoins ont constaté les cris affreux et « véritablement infernaux » que le prévenu a jetés par instants. Alors qu'un homme ordinaire ne peut être nullement incommodé par l'attouchement léger de cet instrument inoffensif. Quant à l'envoûtement sur autrui, une personne a été amenée en sa présence et a manifesté tous les signes connus de la possession.
– Si c'est de la Carmencita qu'il s'agit, je lui fais confiance pour jouer à ravir son rôle de comédienne, dit Angélique, sarcastique.
– Il est probable qu'il s'agit de cette religieuse, mais son nom n'est pas mentionné. De toute façon, je vous le répète, il y a là-dedans un détail qui sonne faux. Cependant, comme je prévois que les juges-jurés s'y référeront à tout propos, il me faut pouvoir le démolir. Malheureusement, pour l'instant, je ne trouve rien qui puisse le rendre illégal.
– Mon mari lui-même pourra peut-être vous éclairer.
– Espérons-le, soupira l'avocat.
Chapitre 7
Avec son revêtement de neige candide, l'énorme forteresse de la Bastille paraissait encore plus sinistre et plus noire. Sous le ciel bas, on voyait s'élever, de la plateforme des donjons, de minces filets de fumée grise. Sans doute avait-on allumé quelques feux chez le gouverneur et au corps de garde, mais Angélique imaginait sans peine l'humidité glaciale des cachots où les prisonniers « oubliés » se recroquevillaient sur leur paillasse humide.
*****
Desgrez l'avait installée, jusqu'à son retour, dans une petite taverne du faubourg Saint-Antoine, dont le patron et surtout la fille de celui-ci semblaient de ses amis. De son poste de guet près de la fenêtre, Angélique pouvait tout observer sans être remarquée. Elle voyait très nettement les soldats du bastion avancé, qui soufflaient dans leurs doigts en battant la semelle autour de leurs canons. Parfois, l'un de leurs camarades les hélait du haut des créneaux, et leurs voix sonores se répondaient dans l'air gelé.
Enfin, Angélique aperçut Desgrez qui, ayant franchi le pont-levis, revenait vers elle. Son cœur se mit à battre d'une appréhension mal définie.
Elle trouvait à l'avocat une démarche bizarre et une mine étrange. Il essaya de sourire, puis parla très vite et d'un ton qui parut à Angélique faussement enjoué. Il dit qu'il avait réussi sans trop de mal à voir M. de Peyrac, et que le gouverneur les avait laissés seuls quelques instants. Ils étaient tombés d'accord pour que Desgrez assurât la défense.
Le comte tout d'abord ne voulait pas d'avocat, prétendant qu'en l'acceptant il acceptait par là même la décision d'être jugé devant un tribunal ordinaire et non, comme il le demandait, par la cour parlementaire. Il voulait se défendre seul, mais, après quelques instants de conversation, il avait accepté le concours qui s'offrait à lui.
– Je suis surpris qu'un homme aussi ombrageux ait cédé si facilement, s'étonna Angélique. Je m'attendais à ce que vous ayez à soutenir une véritable bataille. Car, vous savez, pour ce qui est de trouver des arguments logiques à ce qu'il expose, on peut compter sur lui !
L'avocat plissa le front comme s'il souffrait d'une forte migraine, et demanda à la fille du cabaretier de lui apporter une pinte de bière.
Il dit enfin :
– Votre mari a cédé à la seule vue de votre écriture.
– Il a lu ma lettre ? Il en a été heureux ?
– Je la lui ai lue.
– Pourquoi ? Il...
Elle s'interrompit et murmura d'une voix sans timbre :
– Voulez-vous dire qu'il n'était pas en état de la lire ? Pourquoi ? est-il malade ? Parlez ! J'ai le droit de savoir.
Inconsciemment, elle avait saisi le poignet du jeune homme et lui enfonçait ses ongles dans la chair.
Il attendit que la jeune fille qui le servait se fût éloignée.
– Soyez courageuse, fit-il avec une compassion qui n'était pas feinte. Aussi bien, il vaut mieux que vous sachiez tout. Le gouverneur de la Bastille ne m'a pas caché que le comte de Peyrac avait été soumis à la question préalable.
Angélique devenait livide.
– Que lui a-t-on fait ? On a achevé de briser ses pauvres membres ?
– Non. Mais il est vrai que la torture des brodequins et de l'écartèlement l'a beaucoup affaibli, et, depuis, il est obligé de demeurer étendu. Cependant ce n'est pas le pire. Profitant de l'absence du gouverneur, il a pu me donner quelques détails sur la séance d'exorcisme dont il a été victime de la part du moine Bécher. Il affirme que le poinçon dont celui-ci s'est servi pour l'une des épreuves était truqué et lui enfonçait par moments une longue aiguille dans les chairs. Saisi subitement par une souffrance atroce, il n'a pu s'empêcher de pousser plusieurs fois un cri de douleur qui a été très défavorablement interprété par les témoins. Quant à la religieuse possédée, il ne l'a pas formellement reconnue, car il était à demi évanoui.
– Souffre-t-il ? Est-ce qu'il se désespère ?
– Il a beaucoup de courage, bien que son corps soit épuisé et qu'il ait dû subir près de trente interrogatoires.
Après être resté un instant songeur, Desprez ajouta :
– Dois-je vous l'avouer ? Son aspect m'a saisi au premier abord. Je ne pouvais m'imaginer que vous étiez la femme de cet homme. Et puis, dès les premiers mots échangés, quand ses yeux brillants se sont fixés sur les miens, j'ai compris... Ah !
J'oubliais ! Le comte de Peyrac m'a chargé d'une commission pour son fils Florimond. Il l'avertit qu'à son retour il lui apportera, pour se distraire, deux petites araignées auxquelles il a appris à danser.
– Pouah ! J'espère bien que Florimond n'y touchera pas, dit Angélique qui se retenait de toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots.
*****
– Maintenant, nous y voyons plus clair, déclara le révérend père de Sancé, lorsqu'il eut écouté le récit que venait de lui faire l'avocat de ses dernières démarches. À votre avis, maître, l'accusation se bornera aux actes dits de sorcellerie, et s'appuiera sur le procès-verbal dressé par le moine Bécher ?
– J'en suis convaincu, car les quelques bruits qu'on a essayé de lancer sur la soi-disant trahison du comte de Peyrac contre le roi ont été reconnus sans fondement. En désespoir de cause, on en revient à la première accusation : c'est un sorcier que ce tribunal civil prétend juger.
– Parfait. Il faut donc convaincre les juges, d'une part qu'il n'y a rien de surnaturel dans les travaux miniers auxquels se livrait mon beau-frère, et pour cela il vous faut obtenir les témoignages des ouvriers avec lesquels il opérait. D'autre part, il importe de réduire à néant la valeur de l'exorcisme sur lequel l'accusation pense s'appuyer.
– La partie serait gagnée si les juges, qui sont tous fort croyants, pouvaient être convaincus qu'il s'agit là d'un faux exorcisme.
– Nous vous aiderons à le prouver.
Raymond de Sancé frappa du plat de sa main la table du parloir, et tendit vers l'avocat son fin visage au teint mat. Ce geste et ces yeux clos à demi, c'était soudain le grand-père de Ridoué qui revivait. Chaque fois, Angélique en était émue, et son cœur se réchauffait de sentir s'étendre sur1 son foyer menacé l'ombre protectrice de Monteloup.
– Car il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur l'avocat, scanda le jésuite d'une voix ferme, de même que l'ignorent bien des princes de l'Église de France dont, il est vrai, l'éducation religieuse est moins poussée parfois que celle d'un pauvre curé de campagne. Eh bien, apprenez qu'il n'y a qu'un seul homme en France qui, de par le pape, est autorisé à juger les cas de possession et les manifestations de Satan. Cet homme fait partie de la Compagnie de Jésus. Ce n'est qu'à la suite d'une vie prudente, d'études approfondies et arides, qu'il a reçu de S. S. le pape le redoutable privilège de s'entretenir face à face avec le Prince des Ténèbres. Maître Desgrez, je suis persuadé que vous désarçonnerez beaucoup les juges lorsque vous leur apprendrez que, seul un procès-verbal d'exorcisme signé par le révérend père Kircher, grand exorciste de France, est valable aux yeux de l'Église.
– Certes, s'exclama Desgrez, très agité, j'avoue que je me doutais un peu d'une chose de ce genre, mais ce moine Bécher a agi avec une habileté infernale et a réussi à se faire accréditer par le cardinal de Gondi, archevêque de Paris. Je dénoncerai ce vice de procédure religieuse ! s'écria l'avocat qui se voyait déjà à la barre, je dénoncerai les prêtres non mandatés qui, par un simulacre blasphématoire, ont essayé de ridiculiser l'Église.
– Ayez la patience de m'attendre quelques instants, dit le père de Sancé en se levant.
Il revint peu après accompagné d'un autre jésuite qu'il présenta comme étant le père Kircher.
Angélique était très impressionnée de rencontrer le grand exorciste de France. Elle ne savait pas trop à quoi elle s'était attendue. Mais elle n'avait certainement pas pensé se trouver devant un homme d'aspect aussi modeste. Sans sa soutane noire éclairée sur sa poitrine d'une croix de cuivre, on eût pris volontiers ce grand jésuite peu bavard pour un paysan paisible plutôt que pour un ecclésiastique accoutumé à converser avec le diable.
Angélique sentit que Desgrez lui-même, malgré son scepticisme foncier, ne manquait pas d'être intrigué par la personnalité du nouveau venu. Raymond dit qu'il avait déjà mis le père Kircher au courant de l'affaire, et il l'informa des derniers événements.
Le grand exorciste écoutait avec un bon sourire rassurant.
– La chose me paraît simple, dit-il enfin. Il me faut pratiquer à mon tour un exorcisme en règle. La lecture que vous en ferez à l'audience et que j'appuierai de mon témoignage mettra certainement dans une situation épineuse la conscience de ces messieurs.
– Ça n'est pas si simple, fit Desgrez en se grattant vigoureusement la tête. Vous faire pénétrer à la Bastille, même à titre d'aumônier et pour ce prisonnier qui est extrêmement surveillé, me semble une gageure...
– D'autant plus qu'il faut que nous soyons trois.
– Pourquoi cela ?
– Le démon est trop habile pour qu'un seul homme, même bardé de prières, puisse le provoquer sans danger. Pour aborder un homme qui fait commerce avec le diable, il me faut être assisté de deux au moins de mes acolytes habituels.
– Mais mon mari ne fait pas commerce avec le diable ! protesta Angélique.
Elle plongea brusquement son visage dans ses mains pour dissimuler un fou rire subit. À force d'entendre dire que son mari commerçait avec le diable, elle finissait par se représenter Joffrey debout devant un comptoir de boutique et devisant avec un diable cornu et souriant. Ah ! quand ils se retrouveraient enfin chez eux, à Toulouse, comme ils riraient à grands éclats de toutes ces sottises ! Elle s'imaginait sur les genoux de Joffrey, enfouissant ses lèvres dans l'épaisse chevelure au parfum de violette, tandis que les mains merveilleuses de Joffrey retrouveraient avec de longues caresses le corps qu'il aimait.
Son rire intempestif s'acheva dans un sanglot bref.
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