– Prends courage, ma chère sœur, dit doucement Raymond. La naissance du Christ nous apporte l'espérance : paix aux hommes de bonne volonté.
*****
Mais ces alternatives d'espoir et de désespoir rongeaient la jeune femme. Si elle se reportait en pensée au dernier Noël qu'elle avait vécu parmi les fêtes de Toulouse, elle se sentait envahie d'effroi devant le chemin parcouru. Un an plus tôt, aurait-elle pu s'imaginer qu'elle se trouverait, en cette veille de Noël, alors que les cloches de Paris se déchaînaient sous le ciel gris, sans autre asile que l'âtre d'une mère Cordeau ? Près de la vieille qui filait sa quenouille et de l'apprenti bourreau qui jouait innocemment avec le petit Florimond, elle n'avait d'autre courage que de tendre ses paumes à la flamme. Assise à son côté sur le même banc, la veuve Scarron, aussi jeune, aussi belle, aussi minable et déshéritée qu'elle-même, glissait parfois doucement son bras autour de la taille de sa compagne et se serrait contre elle dans un besoin frileux de sentir une autre chair contre sa chair solitaire. Le vieux marchand de nouveautés, réfugié lui aussi près du seul feu de la triste masure, somnolait dans le fauteuil de tapisserie qu'il avait descendu de sa chambre. Il marmonnait en dormant et faisait des additions, à la recherche obstinée des raisons de sa faillite. Quand le craquement d'une bûche l'éveillait, il souriait et s'écriait avec effort :
– N'oublions pas que Jésus va naître. Le monde entier est à la joie. Si nous chantions quelque petit cantique ?
Et, au grand plaisir de Florimond, il chevrotait avec ardeur :
Nous étions trois bergerettes
Auprès d'un petit ruisseau.
En gardant nos brebiettes
Naulet, Nau, Nau, Nau,
Qui passaient dans le préau.
Quelqu'un frappa à la porte. On vit une ombre noire qui glissa quelques mots à Cordaucou.
– C'est pour Mme Angélique, fit le garçon.
Angélique se leva, croyant trouver Desgrez. Dans l'entrée, elle vit un cavalier botté, enveloppé d'un grand manteau et dont le feutre baissé cachait le visage.
– Je viens te faire mes adieux, ma chère sœur.
C'était Raymond.
– Où pars-tu ? s'étonna-t-elle.
– Pour Rome... Je ne peux te donner de détails sur la mission dont je suis chargé, mais dès demain tout le monde saura que les relations entre l'ambassade française et le Vatican se sont aggravées. L'ambassadeur a refusé d'obtempérer aux ordres du Saint-Père, qui demandait que seul le personnel des relations diplomatiques fût admis dans l'enceinte de l'ambassade. Et Louis XIV a fait dire qu'il répondrait par la force à quiconque voudrait lui imposer d'autres décisions que les siennes. Nous sommes à la veille d'une rupture entre l'Église de France à la papauté. Il faut à tout prix éviter cette catastrophe. Je dois me rendre à bride abattue jusqu'à Rome pour essayer de négocier une entente et d'apaiser les esprits.
– Tu pars ! répéta-t-elle atterrée. Tu m'abandonnes, toi aussi ? Et la lettre pour Joffrey ?
– Hélas ! ma pauvre petite, je crains fort que dans ces conditions n'importe quelle supplique du souverain pontife ne soit mal accueillie par notre monarque. Mais tu peux compter sur moi cependant pour m'occuper de cette affaire pendant mon séjour à Rome. Tiens, voilà un peu d'argent. Et puis écoute, j'ai vu Desgrez il y a une heure à peine. Ton mari vient d'être transféré dans les prisons du Palais de justice.
– Qu'est-ce que cela signifie ?
– Qu'il va être jugé bientôt. Ce n'est pas tout. Au Palais de justice, Me Desgrez se fait fort de pouvoir introduire le père Kircher et ses acolytes. Cette nuit même... profitant du va-et-vient des offices, ils seront près du prisonnier. Je ne doute pas que l'épreuve soit décisive. Aie confiance !
Elle l'écoutait le cœur glacé, incapable de ranimer en elle l'espérance. Ce fut le religieux qui, la prenant par ses épaules graciles, l'attira vers lui et baisa fraternellement ses joues froides.
– Aie confiance, ma chère sœur, répéta-t-il.
Elle entendit décroître, étouffé par le tapis de neige, le pas de deux chevaux qui, ayant franchi la poterne de l'Enclos, s'éloignaient dans Paris.
*****
L'avocat Desgrez habitait, sur le Petit-Pont qui relie la Cité au quartier de l'Université, une de ces vieilles maisons grêles au toit pointu, dont les fondations trempaient dans la Seine depuis des siècles et qui ne parvenaient pas à s'écrouler malgré les inondations.
Angélique, folle d'impatience, finit par se rendre chez lui. Elle avait obtenu son adresse du tavernier des Trois-Maillets.
Arrivée à l'endroit qu'on lui avait indiqué, elle hésita un peu. Vraiment cette maison ressemblait à Desgrez : pauvre, dégingandée, tant soit peu arrogante. Angélique grimpa l'escalier en tournevis, dont la rampe de bois pourri s'ornait de curieuses sculptures grimaçantes.
Au dernier étage, il n'y avait qu'une porte. Elle entendit renifler, au ras du plancher, le chien Sorbonne. Elle frappa.
Une grosse fille au visage fardé, et dont le mouchoir de col bâillait sur une poitrine généreuse, vint ouvrir.
Angélique recula un peu. Elle n'avait pas songé à cela.
– Qu'est-ce que tu veux ? demanda l'autre.
– Est-ce ici qu'habite Me Desgrez ?
Quelqu'un bougea à l'intérieur de la pièce, et l'avocat apparut, une plume d'oie à la main.
– Entrez, madame, fit-il d'un ton très naturel.
Puis il poussa la fille dehors et referma la porte.
– Vous n'avez donc pas deux sous de patience ? reprit-il d'un ton de reproche. Il faut que vous veniez me relancer jusque dans ma bauge, au risque de perdre la vie...
– Je n'avais aucune nouvelle depuis...
– Depuis six jours seulement.
– Quel est le résultat de l'exorcisme ?
– Asseyez-vous là, fit Desgrez sans la moindre pitié, et laissez-moi terminer ce que je suis en train d'écrire. Ensuite, nous parlerons.
Angélique s'assit sur le siège qu'il lui montrait et qui n'était autre qu'un simple coffre de bois, destiné sans doute à ranger des vêtements. Elle regardait autour d'elle en se disant qu'elle n'avait jamais vu un intérieur aussi misérable. Le jour n'y pénétrait que par des petits carreaux de couleur verdâtre, encadrés de plomb. Dans l'âtre, un feu maigre n'arrivait pas à dissiper l'humidité venue du fleuve que l'on entendait couler plus bas entre les pilotis du Petit-Pont. Dans un coin, des livres étaient entassés sur le plancher. Desgrez lui-même n'avait pas de table. Assis sur un escabeau, il écrivait, une planche posée sur les genoux. Son écritoire était à terre, près de lui.
Le seul meuble important était le lit, mais les courtines de serge bleue et les couvertures en étaient constellées de trous. Cependant il y avait des draps blancs, usés mais propres. Malgré elle, les yeux d'Angélique revenaient sans cesse vers ce lit bouleversé, dont le désordre trahissait sans fard la scène qui avait dû s'y dérouler quelques instants auparavant entre l'avocat et la fille, si lestement congédiée. La jeune femme sentit le sang lui monter aux joues.
Une longue continence, vécue dans des alternatives d'espoir et de découragement qui lui exaspéraient les nerfs, la rendait sensible à cette évocation. Elle éprouva le désir intense de se blottir contre une épaule masculine et de tout oublier dans une étreinte exigeante, un peu brutale, comme devait l'être celle de ce garçon dont la plume grinçait dans le silence.
Elle le regarda. Absorbé, il plissait le front et remuait ses noirs sourcils sous l'effort de la pensée.
Elle éprouva un peu de honte et, pour dissimuler son trouble, caressa machinalement la grosse tête que le chien danois avait posée dévotement sur ses genoux.
– Ouf ! s'exclama Desgrez en se levant et en s'étirant. Jamais de ma vie je n'ai tant parlé de Dieu et de l'Eglise. Savez-vous ce que représentent ces feuillets que vous voyez épars sur mon dallage ?
– Non.
– La plaidoirie de Me Desgrez, avocat, qu'il prononcera au procès du seigneur de Peyrac, accusé de sorcellerie, procès qui tiendra ses assises au Palais de justice le 20 janvier 1661.
– La date est fixée ? s'écria Angélique qui se sentit pâlir. Oh ! je veux absolument y assister. Déguisez-moi en homme de robe ou en moine. Il est vrai que je suis enceinte, fit-elle en se regardant avec ennui. Mais cela se voit à peine. Mme Cordeau affirme que j'aurai une fille, car je porte le bébé très haut. À la rigueur, je puis passer pour un clerc qui aime bien la bonne chère...
Desgrez se mit à rire.
– Je ne sais pas si la supercherie ne serait pas un peu trop visible. J'ai trouvé mieux. Il y aura quelques religieuses admises à l'audience. Vous vous déguiserez avec cornette et scapulaire.
– Cette fois je me demande si la bonne réputation des nonnes ne sera pas atteinte par mon embonpoint ?
– Bah ! Avec une ample robe et une bonne mante, il n'y paraîtra pas. Mais, attention, je peux compter sur votre sang-froid ?
– Je vous promets que je serai la plus discrète des auditrices.
– Ce sera dur, fit Desgrez. Je ne peux absolument pas prévoir comment les choses vont tourner. Tout tribunal a ceci de bon, c'est qu'il est sensible à une déposition sensationnelle faite devant lui. Je tiens donc en réserve la démonstration artisanale de la fabrication de l'or, pour réduire à néant les accusations d'alchimie, et surtout le procès-verbal du père Kircher, seul accrédité par l'Église et qui déclare votre mari comme ne présentant aucun signe de possession.
– Merci, mon Dieu ! soupira Angélique.
Touchait-elle au bout de ses épreuves ?
– Nous gagnerons, n'est-ce pas ?
Il eut un geste dubitatif.
– J'ai vu ce Fritz Hauër, que vous avez fait appeler, reprit-il après un instant de silence. Il est arrivé avec toutes ses casseroles et ses cornues. Impressionnant, le bonhomme ! C'est dommage. Enfin ! Je le cache au couvent des chartreux, dans le faubourg Saint-Jacques. Quant au Maure, avec lequel j'ai pu converser en me glissant aux Tuileries sous les traits d'un marchand de vinaigre, son concours nous est assuré. Surtout ne parlez à personne de mon plan. Il y va peut-être de la vie de ces pauvres gens. Et la réussite est suspendue à ces quelques démonstrations.
La recommandation parut superflue à la malheureuse Angélique, qui commençait à avoir la bouche sèche et brûlante à force de craindre et d'espérer.
– Je vais vous raccompagner, dit l'avocat. Paris est malsain pour vous. Ne sortez plus de l'Enclos avant le matin du procès. Une religieuse viendra vous y chercher avec des vêtements et vous accompagnera jusqu'au Palais de justice. Je vous avertis tout de suite que cette respectable nonne est peu aimable. C'est ma sœur aînée. Elle m'a élevé et elle est entrée au couvent lorsqu'elle a vu que ses vigoureuses corrections ne m'avaient pas empêché de m'écarter du droit chemin. Elle prie pour la rémission de mes péchés. Bref, elle ferait n'importe quoi pour moi. Vous pouvez avoir toute confiance en elle.
Dans la rue, Desgrez prit le bras d'Angélique. Elle se laissa faire, heureuse de cet appui.
Comme ils arrivaient à l'extrémité du Petit-Pont, Sorbonne se mit en arrêt et pointa ses oreilles.
À quelques pas, dressé avec une sorte d'insolence, un grand athlète haillonneux paraissait attendre les deux promeneurs. Sous son feutre déteint planté d'une plume, on devinait son visage marqué d'une loupe violette et barré par le bandeau noir qui lui cachait un œil. L'homme souriait.
Sorbonne bondit vers lui. Le gueux sauta de côté avec une souplesse d'acrobate et s'engouffra sous la porte d'une des maisons du Petit-Pont. Le chien fila derrière lui.
On entendit un « plouf » sonore.
– Sacré Calembredaine ! grommela Desgrez. Il a sauté dans la Seine malgré les glaçons, et je parie qu'en ce moment il est en train de se défiler dans les pilotis. Il a de véritables cachettes de rat sous tous les ponts de Paris. C'est un des plus audacieux bandits de la ville.
Sorbonne revenait l'oreille basse.
Angélique essayait de maîtriser sa frayeur, mais elle ne pouvait se défendre d'une angoissante appréhension. Il lui semblait que ce misérable dressé soudain sur son chemin était le symbole d'un destin effrayant.
Chapitre 8
Il faisait à peine jour lorsque Angélique, accompagnée de la religieuse, franchit le pont au Change et se retrouva dans l'île de la Cité.
Le froid était vif. La Seine charriait de gros glaçons qui faisaient craquer sinistrement les pilotis des vieux ponts de bois.
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