La neige recouvrait les toits, ourlait les corniches des maisons et fleurissait comme un rameau printanier la flèche de la Sainte-Chapelle, plantée au sein de la masse close du Palais de justice.

N'était son pieux déguisement, Angélique eût volontiers demandé un petit verre au marchand d'eau-de-vie. Celui-ci, le nez rouge, courait éveiller les compagnons artisans, les pauvres clercs, les apprentis, tous ceux qui doivent se lever les premiers afin d'ouvrir l'échoppe, l'atelier ou l'étude.

6 heures sonnaient à la grosse horloge de la tour d'angle. Son incomparable cadran érigé sur fond d'azur et fleurs de lis d'or avait été, à l'époque du roi Henri III, une étrange nouveauté. L'horloge, c'était le joyau du Palais. Ses figurines de terre coloriée, sa colombe représentant le Saint-Esprit et abritant sous ses ailes Piété et Justice brillaient dans le matin gris de tous leurs émaux rouges, blancs et bleus. Ayant traversé la grande cour et monté un certain nombre de marches, Angélique et sa compagne furent enfin abordées par un magistrat en qui Angélique reconnut avec étonnement l'avocat Desgrez. Il l'intimida avec son ample robe noire, son rabat immaculé, sa perruque à rouleaux blancs, soigneusement étages sous son bonnet carré. Il tenait à la main un sac à procès tout neuf et qui paraissait bourré de paperasses ; très grave, il dit qu'il venait de voir le prisonnier à la Conciergerie du Palais.

– Sait-il que je serai dans la salle ? interrogea Angélique.

– Non ! Cela risquerait de l'émouvoir. Et vous ?... Vous me promettez de ne pas perdre votre sang-froid ?

– Je vous le promets.

– Il est... il est très abîmé, fit Desgrez d'une voix altérée. On l'a torturé odieusement. Mais ainsi les abus flagrants de ceux qui ont monté le procès risquent d'impressionner les juges. Quoi qu'il arrive, vous serez forte ?

La gorge serrée, elle inclina affirmativement la tête.

À l'entrée de la salle, des gardes du roi exigèrent des billets signés. Angélique fut à peine surprise lorsque la religieuse en tendit un en l'accompagnant d'un murmure :

– Service de S. E. le cardinal Mazarin !

Un huissier prit ensuite les deux religieuses en charge et les conduisit au milieu d'une salle déjà bondée où les robes noires des gens de justice se mêlaient aux bures et aux soutanes des religieux, prêtres et moines.

Un assez mince parterre de seigneurs garnissait le deuxième rang de l'hémicycle. Parmi ces seigneurs, Angélique n'aperçut personne de connaissance. Il fallait croire que les gens de cour n'étaient point admis ou bien qu'ils ignoraient ce procès qui avait lieu à huis clos, ou encore qu'ils ne voulaient point se compromettre. La comtesse de Peyrac et sa voisine furent installées un peu à l'écart, mais d'un endroit d'où l'on pouvait tout voir et tout entendre, et Angélique fut surprise de se trouver à côté d'une brochette d'autres religieuses de différents ordres, qu'un aumônier de très haut rang semblait surveiller discrètement. Angélique se demanda ce que ces nonnes pouvaient avoir à faire dans un procès d'alchimie et de sorcellerie. La salle, qui devait appartenir à l'une des parties les plus anciennes du Palais de justice, était voûtée d'ogives profondes dont les culs-de-lampe sculptés suspendaient au-dessus des têtes leurs masses de feuilles d'acanthe. Il faisait sombre à cause des fenêtres à vitraux, et quelques chandelles ajoutaient encore à cette atmosphère lugubre. Deux ou trois gros poêles allemands, dont les faïences brillaient, répandaient un peu de chaleur.

Angélique regretta de ne pas avoir demandé à l'avocat s'il avait pu récupérer Kouassi-Ba et s'entendre avec le vieux métallurgiste saxon. En vain, cherchait-elle dans la foule des visages familiers. Ni l'avocat, ni le prisonnier, ni les jurés n'étaient là encore. Pourtant, la salle était maintenant pleine et beaucoup de gens, malgré l'heure matinale, encombraient les passages. On voyait que certains étaient venus en ce lieu comme au spectacle, ou plutôt comme à une sorte de cours public de justice, car, visiblement, la grande partie de l'assistance était composée de jeunes clercs de la judicature. Devant Angélique, un groupe paraissait particulièrement bruyant, au milieu de la réserve générale, et se livrait à mi-voix à des commentaires qui sans doute étaient destinés à instruire un auditoire proche et encore inexpérimenté.

– Qu'est-ce qu'on attend donc ? réclamait avec impatience un jeune magistrat aux cheveux abondamment poudrés.

Son voisin, dont le large visage bourgeonnant était engoncé dans un collet de fourrure, répondit en bâillant :

– On attend qu'on ferme les portes de la salle et qu'ensuite le prévenu soit introduit pour être mis sur la sellette.

– La sellette, c'est ce banc isolé en contrebas, et où il n'y a même pas de dossier ?

Un clerc, ricanant et crasseux à souhait, se retourna vers le groupe et protesta :

– Vous ne voudriez tout de même pas qu'on préparât un fauteuil pour un suppôt de Satan !

– Il paraît qu'un sorcier peut se tenir debout sur une épingle ou une flamme, dit l'avocat poudré.

Son gros compagnon répliqua gravement :

– On ne lui en demandera pas tant, mais il devra se tenir à genoux sur cet escabeau, sous un crucifix placé au bas du pupitre du président du jury.

– C'est encore trop de luxe pour des monstres pareils ! cria le clerc aux cheveux sales.

Angélique frissonna. Si le sentiment général de la foule, pourtant triée et composée de l'élite de la judicature, était déjà si partial et hostile, que fallait-il attendre des juges triés sur le volet par le roi et ses serviteurs ?

Mais la voix grave du magistrat en collet de fourrure reprit :

– Pour moi, tout cela, c'est de l'invention. Cet. homme n'est pas plus sorcier que vous ou moi, mais il a dû simplement déranger quelque grosse intrigue des grands, qui voudraient avoir un prétexte légal pour le supprimer.

Angélique se pencha un peu pour essayer de mieux apercevoir le visage de cet homme, qui osait exprimer aussi ouvertement une opinion dangereuse. Elle brûlait de demander son nom. Sa compagne lui toucha légèrement la main pour la rappeler à une attitude discrète.

Le voisin de l'homme au collet de fourrure, après avoir jeté un regard autour de lui, glissa :

– Si on voulait vraiment le supprimer, je crois que les nobles, d'habitude, n'ont pas besoin de s'encombrer d'un jugement.

– Il faut bien satisfaire le peuple et prouver de temps à autre que le roi punit tout de même parfois quelques puissants.

– Si votre hypothèse de donner satisfaction à la vindicte publique, comme le faisait Néron autrefois, était la vraie, maître Gallemand, on eût ordonné une grande séance publique et non pas le huis clos, reprit le jeune impatient.

– On voit que tu en es à tes débuts de ce fichu métier, fit le célèbre avocat dont Desgrez avait dit que les boutades faisaient trembler le Palais. En séance publique, on risque de véritables émeutes du peuple, qui est sentimental et pas si bête qu'il en a l'air. Or le roi est déjà un sage de la procédure, et il craint par-dessus tout que les choses ne tournent comme en Angleterre, où le peuple a fort bien su poser la tête d'un roi sur un billot. Chez nous donc, on étouffe en douceur et sans éclat ceux qui ont des idées personnelles, ou gênantes. Ensuite, on jette leur carcasse encore pantelante en pâture aux plus bas instincts de la racaille. On accuse les manants de bestialité. Les prêtres parlent de la nécessité de maîtriser leurs penchants les plus vils et, bien entendu, il y a une messe dite avant et après.

– L'Église n'est pour rien dans de pareils excès, protesta l'aumônier en se penchant vers les causeurs. Je vous ferai même remarquer, messieurs, que trop souvent aujourd'hui des laïques ignorant les lois canoniques ont la prétention de se substituer à la loi divine. Et je crois pouvoir vous assurer que la plupart des religieux que vous voyez ici sont dans l'inquiétude de l'empiétement du pouvoir civil sur le droit religieux. Ainsi, moi qui viens de Rome, j'ai vu le quartier de notre ambassade du Vatican se transformer peu à peu en un refuge de tous les gredins de la pire espèce. Le Saint-Père lui-même n'est plus maître chez lui, car notre roi, pour régler ce différend, n'a pas hésité à envoyer des troupes de renfort, des effectifs militaires français de son ambassade, avec ordre de tirer sur les troupes du pape si celles-ci passaient à l'action, c'est-à-dire si elles se saisissaient des bandits et des voleurs italiens et suisses réfugiés à l'ambassade de France.

– Mais toute ambassade doit rester inviolable en territoire étranger, émit un vieux bourgeois à l'air prudent.

– Certes. Cependant, elle ne doit pas non plus abriter toute la racaille de Rome et contribuer à saper l'unité de l'Église.

– Mais l'Église elle-même ne doit pas saper l'unité de l'État de France, dont le roi est le défenseur, répliqua le vieux bourgeois d'un air têtu.

Les gens le regardèrent et parurent se demander ce qu'il faisait là. La plupart prirent une expression soupçonneuse et se détournèrent, en regrettant manifestement d'avoir prononcé des paroles osées devant un inconnu, qui était peut-être un espion du Conseil de Sa Majesté.

Seul, Me Gallemand, après l'avoir dévisagé, riposta :

– Eh bien, surveillez attentivement ce procès, monsieur. Vous y verrez sans doute un petit aspect de ce grand conflit très réel qui existe déjà entre le roi et l'Église de Rome.

Angélique suivait avec effroi cet échange de paroles. Elle comprenait mieux maintenant les réticences des jésuites et l'échec de la lettre du pape en laquelle elle avait mis si longtemps toute son espérance. Ainsi le roi ne reconnaissait plus aucun maître. Il n'y avait donc qu'une seule chance pour Joffrey de Peyrac : c'était que la conscience des juges fût plus forte que leur servilité.

Un silence énorme, tombant sur l'amphithéâtre, ramena la jeune femme à la réalité. Son cœur s'arrêta de battre.

Elle venait d'apercevoir Joffrey.

Il entrait en marchant avec difficulté et en s'appuyant sur deux cannes ; sa claudication s'était accentuée, et à chaque pas on avait l'impression qu'il allait perdre l'équilibre.

Il lui parut à la fois très grand et très voûté, effroyablement maigre. Elle éprouva un choc terrible. Après ces longs mois de séparation, qui avaient estompé dans sa mémoire les contours de la chère silhouette, elle le revoyait avec les yeux du public et, terrifiée, elle découvrait son aspect insolite et même inquiétant. L'abondante chevelure noire de Joffrey encadrant un visage ravagé, d'une pâleur de spectre, où les cicatrices traçaient des sillons rouges, ses vêtements usés, sa maigreur, tout contribuait à impressionner la foule.

Lorsqu'il releva la tête et que ses yeux noirs et brillants firent lentement, avec une sorte d'assurance railleuse, le tour de l'hémicycle, la pitié qui avait effleuré certains disparut, et un murmure hostile courut dans l'assistance. La vision dépassait encore ce qu'on avait espéré. C'était bien là un vrai sorcier !

Encadré par les gardes, le comte de Peyrac resta debout devant la sellette, sur laquelle il ne pouvait s'agenouiller.

À ce moment, une vingtaine de gardes royaux armés pénétrèrent par deux portes et se répartirent à travers l'immense salle.

Le procès allait s'ouvrir.

Une voix annonça :

– Messieurs, la cour !

Toute l'assistance se leva, et par la porte de la scène entrèrent des huissiers hallebardiers en costume du XVIe siècle, avec collerettes à godrons et toquets de plumes. Ils précédaient une procession de juges en toge et col d'hermine, coiffés du bonnet carré.

Celui qui venait en premier était assez âgé, entièrement vêtu de noir, et Angélique eut de la peine à reconnaître en lui le chancelier Séguier qu'elle avait aperçu, si magnifique, au cours du défilé de l'entrée royale. Le personnage qui le suivait était grand et sec, habillé de rouge. Venaient ensuite six hommes en noir. L'un d'eux portait un mantelet rouge. C'était le sieur Masseneau, président du parlement de Toulouse, plus austèrement vêtu que lors de la rencontre du chemin de Salsigne. Devant Angélique, Me Gallemand commentait à mi-voix :

– Le vieux en noir qui marche en tête est le premier président de la cour, Séguier. L'homme en rouge, c'est Denis Talon, avocat général du Conseil du roi et accusateur principal. Le mantelet rouge appartient à Masseneau, un parlementaire de Toulouse, et qui a été nommé, pour ce procès, président des jurés. Parmi ceux-ci, le plus jeune, c'est le procureur Fallot qui se dit baron de Sancé et qui n'hésite pas à rentrer dans les grâces de la cour en acceptant de juger l'accusé, qu'on dit un de ses proches parents par alliance.