La figure du magistrat se crispa, mais il se domina et observa qu'il était pour le moins surprenant qu'en ce royaume la cendre d'os ne fût utilisée que par une seule personne, et pour des fins qu'un « homme de sens » ne pouvait juger qu'extravagantes, pour ne pas dire sacrilèges.

Et, comme Peyrac haussait dédaigneusement les épaules, Masseneau ajouta que l'accusation de sacrilèges et impiété existait, mais n'avait pas pour fondement le seul usage d'os d'animaux, et qu'elle serait examinée en temps et lieu. Il poursuivit :

– Le rôle réel de votre cendre d'os n'a-t-il pas, en fait, le but occulte de régénérer la matière vile comme le plomb pour lui redonner la vie en la transformant en métal noble, comme l'or et l'argent ?

– Une telle vue s'apparente d'assez près à la dialectique spécieuse des alchimistes, qui prétendent opérer par des symboles obscurs, alors qu'en fait on ne peut créer de la matière.

– Accusé, vous reconnaissez pourtant le fait non visible d'avoir fabriqué de l'or et de l'argent autrement qu'en les retirant des graviers de rivière ?

– Je n'ai jamais fabriqué de l'or ni de l'argent. Je n'ai fait que d'en extraire.

– Pourtant toutes les roches dont vous prétendez extraire ces métaux, on a beau les broyer, même après lavage, on n'y trouve pas d'or ni d'argent, disent les gens qui s'y connaissent.

– C'est exact. Cependant, le plomb fondu aspire et s'allie aux métaux nobles contenus, mais invisibles.

– Vous prétendez donc pouvoir faire sortir de l'or de n'importe quelle roche ?

– Nullement. La plupart des roches n'en contiennent point, ou trop peu. Il est d'ailleurs difficile de reconnaître, malgré des essais longs et compliqués, ces roches qui sont très rares en France.

– Alors, si cette découverte est si difficile, comment se fait-il que vous soyez seul en ce royaume à savoir le faire ?

Le comte répliqua avec agacement :

– Je vous dirai que c'est un talent, monsieur le président, ou plutôt une science et un laborieux métier. Je pourrais aussi me permettre de vous demander, à vous, pourquoi Lulli est pour l'instant seul en France à écrire des opéras, et pourquoi vous n'en écrivez pas aussi, puisque chacun peut étudier les notes de musique.

Le président fit une moue offusquée, mais ne trouva rien à répondre. Le juré à figure chafouine leva la main.

– Vous pouvez parler, monsieur le conseiller Bourié.

– Je demanderai à l'accusé, monsieur le président, comment il se fait, si tant est que M. de Peyrac ait découvert un procédé secret concernant l'or et l'argent, pour quelle raison ce haut gentilhomme, protestant de sa fidélité au roi, n'a point jugé à propos de communiquer son secret au maître éclatant de ce pays, je veux dire S. M. le roi, ce qui était non seulement son devoir, mais encore un moyen d'alléger le peuple et même la noblesse de tant de charges écrasantes encore qu'indispensables qui constituent les impôts, et que même les gens de loi exemptés acquittent, tout au moins sous la forme de charges diverses.

Un murmure approbateur parcourut toute l'assistance. Chacun se sentait visé et saisi d'un grief personnel contre ce grand boiteux méprisant et insolent, qui avait prétendu bénéficier seul de sa miraculeuse richesse.

Angélique sentit la haine de l'auditoire se concentrer sur l'homme, brisé par la torture, qui commençait à vaciller de fatigue sur ses cannes. Pour la première fois, Peyrac regarda la salle en face. Mais il sembla à la jeune femme que ce regard était très lointain et ne voyait personne. « Ne sent-il pas que je suis là et que je souffre avec lui ? » pensa-t-elle.

Le comte semblait hésiter. Il dit lentement :

– J'ai juré de vous dire toute la vérité. Cette vérité est que, dans ce royaume, le mérite personnel non seulement n'est pas encouragé, mais qu'il est exploité par une bande de courtisans n'ayant en tête que leur propre intérêt, leurs ambitions ou encore leurs querelles. Dans ces conditions, le mieux que puisse faire quelqu'un qui veut vraiment créer quelque chose, c'est de se cacher et de protéger son œuvre par le silence. Car « on ne donne pas des perles aux pourceaux ».

– Ce que vous dites est fort grave. Vous desservez le roi et... vous-même, dit doucement Masseneau.

Bourié bondit.

– Monsieur le président, en tant que juré je m'élève contre la façon trop indulgente dont vous semblez accueillir ce qui doit à mon avis être enregistré comme la preuve d'un crime de lèse-majesté.

– Monsieur le conseiller, je vous serais obligé, si vous continuez, de me récuser de la présidence de ce tribunal, récusation que j'ai déjà demandée et que notre roi n'a pas voulu m'accorder, ce qui semble prouver que j'ai sa confiance.

Bourié devint rouge et se rassit, tandis que le comte, d'une voix lasse mais posée, expliquait que chacun comprenait son devoir à sa manière. N'étant pas courtisan, il ne se sentait pas la force de faire triompher ses vues envers et contre tous. N'était-ce pas déjà suffisant que, de sa province éloignée, il fût parvenu à verser tous les ans au trésor royal plus du quart de ce que rapportait le Languedoc entier à la France, et que, s'il travaillait ainsi pour le bien général, encore qu'aussi pour le sien, il préférait ne donner aucune publicité à ses découvertes, de peur d'être contraint de s'exiler, comme beaucoup de savants et d'inventeurs mal compris.

– En somme, vous avouez par là avoir un état d'esprit aigri et de dénigrement pour le royaume, laissa tomber avec la même douceur le président.

Angélique frémit de nouveau.

L'avocat leva le bras.

– Monsieur le président, pardonnez-moi. Je sais que ce n'est point encore l'heure de ma plaidoirie, mais je veux vous rappeler que mon client est un des plus fidèles sujets de Sa Majesté, qui l'a honoré d'une visite à Toulouse et l'a ensuite invité lui-même à son mariage. Vous ne pouvez pas, sans déconsidérer Sa Majesté elle-même, soutenir que le comte de Peyrac a travaillé contre elle et contre le royaume.

– Silence, maître ! Je suis bien bon de vous avoir laissé dire tout ceci, et croyez que nous en prenons. note. Mais n'interrompez pas ce qui n'est encore que l'interrogatoire, qui permettra d'éclairer tous les jurés sur la physionomie de l'accusé et sur ses affaires.

Desgrez se rassit. Le président rappela que le désir de justice du roi voulait qu'on pût entendre tout, y compris des critiques justifiées, mais qu'il appartenait au roi seul de juger sa propre conduite.

– Il y a crime de lèse-majesté..., cria encore Bourié.

– Je ne retiens pas le crime de lèse-majesté, trancha Masseneau.

Chapitre 9

Masseneau continua son interrogatoire en disant qu'outre la transmutation de l'or, qui n'était pas niée par l'accusé lui-même, mais qu'il prétendait être un phénomène naturel et nullement diabolique, de nombreux témoignages pourtant attestaient qu'il avait le pouvoir certain de fasciner les gens, plus particulièrement les toutes jeunes femmes. Et qu'aux réunions impies et dissolues qu'il organisait, il y avait généralement une grande majorité de femmes, « signe certain d'intervention satanique, car, dans les sabbats, le nombre de femmes dépasse toujours celui des hommes ».

Et, comme Peyrac restait muet et perdu dans un rêve lointain, Masseneau s'impatienta.

– Que pouvez-vous répondre à cette question précise suggérée par l'étude des causes de l'official de l'Église et qui semble vous embarrasser beaucoup ?

Joffrey sursauta, comme s'il s'éveillait.

– Puisque vous insistez, monsieur le président, je répondrai deux choses. La première, c'est que je ne suis pas certain de votre connaissance si approfondie de l'official de Rome, dont les détails ne peuvent être communiqués en dehors des tribunaux ecclésiastiques ; la deuxième, c'est que votre connaissance de ces faits singuliers ne peut vous être venue que d'expériences personnelles, c'est-à-dire qu'il vous a fallu, pour le moins, assister à l'un de ces sabbats de Satan que j'avoue pour ma part n'avoir encore jamais rencontré dans ma vie pourtant riche en aventures.

Le président bondit sous ce qu'il considérait comme une insulte. Il resta sans souffle pendant un long moment, puis proféra avec un calme menaçant :

– Accusé, je pourrais profiter de cette circonstance pour cesser de vous écouter, et vous juger « en muet », et même vous priver de tout moyen de tierce défense. Mais je ne désire pas qu'aux yeux de certains malveillants vous passiez pour le martyr de je ne sais quelle sombre cause. C'est pour cela que je laisserai d'autres jurés poursuivre cet interrogatoire, en espérant que vous ne les découragerez pas de vous entendre. À vous, monsieur le conseiller des protestants !

Un homme grand, au visage sévère, se dressa.

Le président du jury le gourmanda.

– Vous êtes juge aujourd'hui, monsieur Delmas. Vous devez à la majesté de la justice d'écouter l'accusé assis.

Delmas se rassit.

– Avant d'entreprendre l'interrogatoire, dit-il, je veux adresser au tribunal une requête où je me défends de mettre la moindre indulgence partiale envers l'accusé, mais seulement un souci d'humanité. Nul n'ignore que l'accusé est infirme depuis l'enfance, à la suite des guerres fratricides qui ont si longtemps désolé notre pays, et particulièrement les régions du Sud-Ouest, dont il est originaire. La séance risquant de se prolonger, je demande au tribunal d'autoriser l'accusé à s'asseoir, car il risque de défaillir.

– La chose est impossible ! trancha le désagréable Bourié. L'accusé doit assister à la séance à genoux sous le crucifix, la tradition est formelle. C'est déjà bien que l'on accepte qu'il se tienne debout.

– Je réitère ma demande, insista le conseiller des protestants.

– Naturellement, glapit Bourié, nul n'ignore que vous considérez le condamné comme un quasi-coreligionnaire parce qu'il a sucé le lait d'une nourrice huguenote, et qu'il prétend avoir été molesté dans son enfance par des catholiques, ce qu'il faudrait encore prouver.

– Je répète que c'est une question d'humanité et de sagesse. Les crimes dont on accuse cet homme me font aussi horreur qu'à vous-même, monsieur Bourié, mais s'il tombe en défaillance nous n'en finirons jamais avec ce procès.

– Je ne m'évanouirai pas et je vous remercie, monsieur Delmas. Continuons, je vous prie, coupa l'accusé d'un ton si autoritaire qu'après un peu de flottement le tribunal obtempéra.

– Monsieur de Peyrac, reprit Delmas, je crois en votre serment de dire la vérité, et aussi lorsque vous affirmez n'avoir pas eu de contacts avec l'esprit malin. Cependant, trop de points restent obscurs pour que votre bonne foi éclate aux yeux de la justice. C'est pourquoi je vous demande de répondre aux questions que je vais vous poser sans y voir de ma part autre chose que le désir de dissiper les doutes affreux qui planent sur vos actes. Vous prétendez avoir extrait de l'or des roches qui, selon les gens qualifiés, n'en contiennent pas. Admettons. Mais pourquoi vous êtes-vous livré à ce travail curieux, pénible, et auquel votre titre de gentilhomme ne vous destinait pas ?

– Tout d'abord, j'avais le désir de m'enrichir en travaillant et en faisant fructifier les dons intellectuels que j'avais reçus. D'autres demandent des pensions ou vivent aux dépens du voisin, ou encore restent gueux. Aucune de ces trois solutions ne me convenant, j'ai cherché à tirer de moi-même et de mes quelques terres le maximum de bénéfices. En quoi je ne pense pas avoir failli aux enseignements de Dieu lui-même, car il a dit : « Tu n'enterreras pas ton talent. » Cela signifie, je crois, que si l'on possède un don ou un talent, nous n'avons pas la faculté ou non de l'employer, mais l'obligation divine de le faire fructifier.

Le visage du magistrat se figea.

– Ce n'est pas à vous, monsieur, de nous parler des obligations divines. Passons... Pourquoi vous êtes-vous entouré soit de libertins, soit de gens bizarres, venus de l'étranger, et qui, sans être convaincus d'espionnage contre notre pays, ne sont pas précisément des amis de la France ni même de Rome, d'après ce qu'on m'a dit ?

– Ces gens bizarres pour vous représentent en fait surtout des savants étrangers, suisses, italiens ou allemands, aux travaux desquels je comparais les miens. Discuter de la gravitation terrestre et universelle est un passe-temps inoffensif. Quant au libertinage qu'on me reproche, il ne s'est guère passé plus de scandales dans mon palais qu'au temps où l'amour courtois, d'après les érudits eux-mêmes, « civilisait la société », et certainement moins qu'il ne s'en passe de nos jours et chaque soir, à la cour et dans toutes les tavernes de la capitale.