– Monsieur le président, l'accusation a mentionné, à la charge de mon client, les réactions de celui-ci au cours d'un exorcisme qui aurait eu lieu dans les prisons de la Bastille sous les auspices de Conan Bécher, auquel je me refuse à donner ses titres ecclésiastiques, par respect pour l'Église. Conan Bécher nous a dit qu'à l'épreuve des « taches diaboliques » le prévenu avait réagi d'une façon qui ne laisse aucun doute sur ses relations avec Satan. À chacun des points névralgiques prévus par le rituel de Rome, le prévenu aurait poussé des hurlements à faire frémir les gardiens eux-mêmes. Or je veux faire remarquer que le poinçon avec lequel cette épreuve a été conduite était fabriqué sur le même modèle que celui que vous avez entre les mains. Messieurs, ce faux « exorcisme » sur lequel la cour de justice risque d'appuyer son verdict, a été mené avec un poinçon truqué. C'est-à-dire que, sous une apparence inoffensive, il renfermait une longue aiguille à ressort, qui, déclenchée par un coup d'ongle imperceptible, s'enfonçait au moment voulu dans les chairs. Je défie n'importe quel homme de sang-froid de pouvoir subir cette épreuve sans pousser par instants des hurlements de possédé. L'un de vous, messieurs les jurés, a-t-il le courage d'expérimenter sur lui-même la torture raffinée à laquelle mon client a été soumis, et derrière laquelle on se retranche pour l'accuser de possession certaine ?...
Très raide et pâle, Fallot de Sancé se dressa et tendit son bras. Mais Masseneau s'interposa avec impatience :
– Assez de comédie ! Ce poinçon est-il celui-là même avec lequel a eu lieu la séance d'exorcisme ?
– Il en est la copie exacte. L'original a été porté par ce même apprenti, il y a environ trois semaines, à la Bastille, et remis à Bécher. L'apprenti peut en témoigner. À ce moment, le gamin déclencha malicieusement l'instrument et l'aiguille jaillit sous le nez de Masseneau, qui fit un bond en arrière.
– En tant que président de la cour, je récuse ce témoin de dernière heure et qui ne figure même pas sur la première liste du greffier. De plus, c'est un enfant, et son témoignage est donc sujet à caution. Enfin, c'est certainement un témoignage intéressé. Combien t'a-t-on payé pour venir ici ?
– Rien encore, m'sieur. Mais on m'a promis le double de ce que le moine m'avait déjà donné, c'est-à-dire vingt livres.
Masseneau en fureur se tourna vers l'avocat.
– Je vous préviens que, si vous insistez sur l'enregistrement d'un pareil témoignage, je me verrai obligé de renoncer à l'audition des autres témoins à décharge.
Desgrez baissa la tête en signe de soumission, et le gamin s'enfila dans la petite porte du greffe comme s'il avait le diable à ses trousses.
*****
– Faites entrer les autres témoins, ordonna le président sèchement. Il y eut un bruit, comparable au piétinement d'une forte équipe de déménageurs. Précédé de deux sergents, un curieux cortège apparut. Il y avait d'abord plusieurs débardeurs des Halles, suants et débraillés, qui portaient des colis de formes étranges, dont on voyait dépasser des tuyaux de fer, des soufflets de forge et autres objets bizarres. Puis venaient deux petits Savoyards traînant des paniers de charbon de bois et des pots de grès pourvus d'étiquettes étranges.
Ensuite, derrière deux gardes, on vit entrer un gnome contrefait que semblait pousser devant lui l'immense Noir Kouassi-Ba, très impressionné. Le Maure, torse nu, s'était bariolé de rayures de kaolin blanc. Angélique se rappela qu'il en faisait autant à Toulouse, les jours de fête. Mais son apparition, ainsi que celle de ce cortège étrange, arracha à la salle comme un râle où l'étonnement se mêlait à la terreur. Angélique poussa en revanche un soupir de soulagement. Des larmes lui montèrent aux yeux.
« Oh ! les braves gens, pensa-t-elle en regardant Fritz Hauër et Kouassi-Ba. Ils savent pourtant ce qu'ils risquent en venant au secours de leur maître. »
Dès qu'ils eurent déposé leurs colis, les porteurs suivirent. Seuls restèrent le vieux Saxon et le Maure. Ils procédèrent au déballage et à l'installation de la forge portative ainsi que des soufflets à pied. On installa également deux creusets et une grosse coupelle en cendre d'os. Puis le Saxon ouvrit deux sacs. De l'un, il tira avec peine une lourde galette noire ressemblant à de la scorie ; de l'autre, un lingot apparemment de plomb.
La voix de Desgrez se fit entendre :
– Conformément au désir unanime exprimé par la cour de tout voir et de tout entendre concernant l'accusation des sortilèges de la transmutation de l'or, voici les témoins et « complices » – en nos termes de justice – de l'opération prétendument magique. Je vous prie de noter que leur présence est tout à fait volontaire. Ils sont venus au secours de leur ancien maître et nullement parce que leurs noms ont été arrachés par la torture à mon client, le comte de Peyrac... Maintenant, monsieur le président, voulez-vous permettre à l'accusé de faire devant vous, avec ses aides habituels, la démonstration de l'expérience de ce que l'acte d'accusation appelle « sortilège magique », alors que, selon l'accusé, il s'agit d'une extraction d'or invisible, révélé par un procédé scientifique ?
Me Gallemand glissa à son voisin :
– Ces messieurs sont partagés entre la curiosité, l'attirance du fruit défendu, et les consignes sévères venant de très haut. S'ils étaient vraiment malins, ils refuseraient de se laisser influencer.
La jeune femme frissonna, craignant que la seule preuve visuelle de l'innocence de son mari ne fût, en effet, interdite au dernier instant. Mais la curiosité ou même l'esprit de justice l'emporta. Joffrey de Peyrac fut invité par Masseneau à diriger l'opération et à répondre à toutes questions utiles.
– Auparavant, pouvez-vous jurer, comte, que, avec ces histoires d'or fulminant, ni ce palais ni les personnes qui s'y trouvent ne courent le moindre danger ? Angélique, dont l'ironie restait toujours aux aguets, nota que, dans leur crainte du mystère qui se préparait, ces juges infaillibles rendaient son titre à celui qui en avait été dépouillé sans autre forme de procès.
Joffrey affirma qu'il n'y avait aucun danger.
Le juge Bourié demanda qu'on fît revenir le père Bécher afin de le confronter avec l'accusé au cours de la prétendue expérience, et d'éviter ainsi toute supercherie. Masseneau inclina gravement sa perruque., et Angélique ne put retenir le tremblement nerveux qui, chaque fois, la saisissait à la vue de ce moine qui non seulement était la véritable âme damnée de ce procès, mais devait être l'inventeur de l'aiguille de torture, et probablement l'instigateur de la comédie de la Carmencita. Monstrueusement lucide, cherchait-il simplement à justifier son échec cinglant en alchimie ? Ou s'agissait-il d'un visionnaire nébuleux, ayant, comme certains fous, des moments de lucidité ? Au fond, peu importait. C était le moine Bécher !
Il représentait tout ce que Joffrey de Peyrac avait combattu, le déchet, le résidu d'un monde ancien, ce Moyen Age qui s'était étendu comme un formidable océan sur l'Europe, mais qui, en se retirant, laissait stagner au creux du siècle nouveau l'écume stérile de la sophistique et de la dialectique.
Les mains dans les amples manches de sa robe, le cou tendu, les yeux fixes, Bécher surveillait le Saxon et Kouassi-Ba qui, ayant amené la forge et l'ayant « lutée » avec de la glaise aux raccords de tuyauterie, commençaient à activer le feu. Derrière Angélique, un prêtre parlait à l'un de ses collègues :
– Il est certain qu'un tel assemblage de monstres humains, et plus particulièrement ce Maure barbouillé comme pour une cérémonie magique, n'est pas fait pour rassurer les âmes faibles. Heureusement que Nôtre-Seigneur saura toujours reconnaître les siens. J'ai entendu dire qu'un exorcisme secret, mais régulier, fait sur ordre du diocèse de Paris, aurait conclu qu'il n'y avait rien de diabolique dans l'accusation dont on charge injustement ce gentilhomme, qui n'est peut-être puni que pour son manque de piété...
La détresse et le réconfort se partageaient le cœur endolori d'Angélique. Certes, l'ecclésiastique avait raison. Mais pourquoi fallait-il que le bon Fritz Hauër eût ce dos bossu et ce visage bleui, et que Kouassi-Ba fût si terrifiant ? Et, lorsque Joffrey de Peyrac déploya son long corps brisé pour s'approcher en boitillant de la forge rougeoyante, il ne fit qu'ajouter à ce sinistre tableau. L'accusé demanda à l'un des sergents de ramasser le bloc de scorie, d'apparence poreuse et noire, puis de le présenter d'abord au président et ensuite à tous les jurés. Un autre sergent leur tendait également une forte loupe, afin qu'il fût possible d'examiner la pierre de très près.
– Voyez, messieurs, ceci est la « matte » de pyrite aurifère fondue, extraite de ma mine de Salsigne, fit remarquer Peyrac.
Bécher confirma :
– C'est bien la même matière noire que j'ai broyée et lavée, et où je n'ai pas trouvé d'or.
– Eh bien, mon père, reprit l'accusé avec une déférence qu'Angélique admira, vous allez montrer de nouveau vos talents de laveur d'or.
Kouassi-Ba, donne un mortier. Le moine retroussa ses larges manches et se mit à concasser avec ardeur et à piler la roche noire, qui se réduisit assez facilement en poudre.
– Monsieur le président, ayez l'obligeance de faire chercher maintenant un gros baquet d'eau et un bassinet d'étain bien propre et passé au sable. Pendant que deux suisses allaient chercher le nécessaire, le prisonnier fit de la même façon présenter aux juges un lingot de métal.
– Ceci est du plomb à faire des balles ou des tuyauteries d'eau, du plomb dit « pauvre » par, les spécialistes, car il ne contient pratiquement ni or ni argent.
– Comment pouvons-nous en être certains ? remarqua judicieusement le protestant Delmas.
– Je peux vous le démontrer par coupellation.
Le Saxon présenta à son ancien patron une grosse bougie de suif et deux cubes blancs de trois ou quatre pouces carrés. Avec un canif, Joffrey creusa dans une face de l'un des cubes une petite cavité.
– Quelle est cette matière blanche ? Est-ce de la terre à porcelaine ? interrogea Masseneau.
– C'est une coupelle en cendre d'os, cette cendre qui vous a déjà tellement impressionné au début de l'audience. En fait, vous allez voir que cette matière blanche sert simplement à absorber la crasse du plomb lorsqu'on chauffe celui-ci avec la flamme d'une bougie de suif...
La bougie fut allumée et Fritz Hauër apporta un petit tube recourbé à angle droit, dans lequel le comte se mit à souffler de façon à diriger la flamme de la bougie sur le morceau de plomb incrusté dans la coupelle d'os.
On vit la flamme éclairante s'incurver, toucher le plomb qui se mit à fondre et à émettre des vapeurs d'un bleu livide.
Conan Bécher leva un doigt doctoral.
– Les savants autorisés appellent cela « souffler la pierre philosophale », commentat-il d'une voix grinçante. Le comte interrompit son opération un instant.
– À écouter cet imbécile, toutes les cheminées passeront bientôt pour des souffles de Satan.
Le moine prit un air de martyr et le président rappela l'inculpé à l'ordre. Joffrey de Peyrac se remit à souffler. Dans l'obscurité du soir qui commençait à envahir la salle, on vit le plomb fondu bouillonner au rouge, puis se calmer, et enfin s'assombrir, tandis que le prisonnier opérateur cessait de souffler dans son chalumeau. Soudain, le petit nuage de fumée acre se dissipa, et l'on s'aperçut que le plomb fondu avait disparu complètement.
– C'est un tour de passe-passe qui ne prouve absolument rien, remarqua Masseneau.
– Il démontre seulement que la cendre d'os a absorbé ou, si vous voulez, bu tout le plomb pauvre oxydé. Et cela indique que ce plomb est privé de métaux précieux, chose que je tenais à vous démontrer par cette opération, que les métallurgistes saxons appellent « essai à blanc ». Maintenant, je vais demander au père Bécher de terminer le lavage de cette poudre noire que je dis aurifère, et nous procéderons ensuite à l'extraction de l'or.
Les deux suisses étaient de retour avec un baquet d'eau et un bassinet. Après avoir lavé par giration la poudre qu'il avait broyée, le moine, d'un air triomphant, montra au tribunal le très maigre résidu des éléments lourds qui s'étaient déposés au fond de la cuvette.
– C'est bien ce que j'affirmais, dit-il. Aucune trace d'or, même infime. On ne peut en faire jaillir que par magie.
– L'or est invisible, répéta Joffrey. De cette roche broyée, mes assistants vont l'extraire par la seule aide du plomb et du feu. Je ne prendrai pas part à l'opération. Ainsi vous serez convaincus que je n'y fais entrer aucun élément nouveau, ni ne l'accompagne d'aucune formule cabalistique, et qu'il ne s'agit là que d'un procédé quasi artisanal, pratiqué par des ouvriers aussi peu sorciers que n'importe quel forgeron ou chaudronnier.
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