Me Gallemand murmura :
– Il parle trop simplement et trop bien. Tout à l'heure, ils vont l'accuser d'envoûter le jury et la salle entière.
De nouveau, Kouassi-Ba et Fritz Hauër s'affairèrent. Bécher, visiblement réticent, mais exalté par sa « mission » et le rôle dominant qu'il prenait peu à peu dans ce procès où, à sa manière, il croyait défendre l'Église, suivait sans les contrarier les préparatifs du chargement de la forge en charbon de bois.
Le Saxon prit un très gros creuset en terre cuite. Il y plaça le plomb, puis la poudre noire de la scorie concassée. Le tout fut recouvert d'un sel blanc qui devait être du « borax ». Enfin on remit du charbon de bois par-dessus, et Kouassi-Ba commença d'actionner au pied les deux soufflets.
Angélique admirait la patience avec laquelle son mari, encore si fier et arrogant quelques instants auparavant, se prêtait à cette comédie.
Résolument, il se tenait assez éloigné de la forge, près de la sellette d'accusation, mais la lueur du feu éclairait son visage maigre et hâve enfoui dans son opulente chevelure.
Il y avait dans toute cette scène quelque chose de sinistre et d'oppressant. Dans le grand feu de forge, la masse de plomb et de scorie fondait. L'air s'emplissait de fumée et d'odeur acre et soufrée. Aux premiers rangs, plusieurs personnes se mirent à tousser et à éternuer.
Le tribunal entier disparaissait par instants derrière une masse de vapeurs sombres. Angélique commença à se dire que les juges avaient quand même quelque mérite de s'exposer ainsi, sinon à des sortilèges, du moins à une épreuve fort désagréable. Le juge Bourié se leva et demanda l'autorisation de se rapprocher. Masseneau la lui accorda. Mais le juge qu'on prétendait faussaire et dont l'avocat avait dit que le roi lui avait promis trois abbayes au cas où le procès se terminerait par une condamnation sévère, se tint finalement debout entre la forge, à laquelle il tournait le dos, et l'accusé qu'il épiait sans relâche.
La fumée de la forge se rabattait parfois sur Bourié et le faisait tousser, mais il resta dans cette position peu commode et exposée, sans quitter le comte du regard.
Le juge Fallot, dit de Sancé, semblait être lui-même sur des charbons ardents. Il évitait les regards de ses collègues et s'agitait nerveusement dans son grand fauteuil de velours rouge.
« Pauvre Gaston ! » pensa Angélique. Puis elle cessa de s'intéresser à lui.
*****
Déjà, le creuset, sous l'action du feu de forge qu'un garde alimentait en y ajoutant constamment du charbon de bois, devenait rouge, puis presque blanc.
– Halte ! commanda le mineur saxon qui, couvert de suie, de sueur et de cendre d'os, avait de plus en plus l'apparence d'un monstre surgi des enfers.
Il s'approcha d'un des sacs et en tira une grosse tenaille pansue dont il se servit pour saisir le lourd creuset au milieu des flammes. Cambré, prenant solidement appui sur ses jambes torses, il souleva le creuset sans effort apparent. Kouassi-Ba lui présenta alors un moule de sable. Un jet brillant comme de l'argent jaillit et se déversa dans la lingotière parmi des étincelles de fumée blanche. Le comte Joffrey parut sortir de sa torpeur et commenta d'une voix lasse :
– Voici faite la coulée du plomb d'œuvre qui a capté les métaux précieux de la matte aurifère. Nous allons briser le moule et aussitôt nous coupellerons ce plomb sur une « sole » de cendre qui est placée dans le fond du four.
Fritz Hauër présenta cette « sole » qui était une grosse briquette blanche creusée d'une cavité. Il l'installa sur le feu. puis, pour détacher le lingot du creuset, il dut se servir d'une enclume, et l'auguste Palais retentit pendant quelques instants de sonores coups de marteau. Enfin le plomb fut délicatement déposé dans la cavité et le feu activé. Lorsque la brique et le plomb eurent été chauffés au rouge, Fritz fit arrêter la soufflerie et Kouassi-Ba enleva tout ce qui restait de charbon de bois dans la forge.
Il ne resta plus que la brique rougeoyante emplie de plomb fondu incandescent qui bouillonnait et devenait de plus en plus clair.
Kouassi-Ba saisit un petit soufflet à main et le dirigea sur le plomb. L'air froid, au lieu d'éteindre l'incandescence, l'aviva, et le bain devint éblouissant de clarté.
– Voyez le sortilège ! glapit Bécher. Il n'y a plus de charbon, mais le feu de l'enfer commence à opérer le Grand œuvre ! Voyez ! Les trois couleurs apparaissent.
Le Maure et le Saxon continuaient, à tour de rôle, à souffler sur le bain fondu, qui se contorsionnait et était saisi de remous et de tremblotements comme un feu follet. Un œuf de feu se dessina dans la masse. Puis, comme le Noir retirait son soufflet, l'œuf se redressa sur son grand axe, et, tourbillonnant comme une toupie, se mit à perdre son éclat et à devenir de plus en plus sombre.
Mais, tout à coup, l'œuf s'éclaira de nouveau très violemment, devint blanc, sursauta, bondit hors de la cavité et, avec un bruit mat, roula sur le sol, jusqu'aux pieds du comte.
– L'œuf de Satan rejoint celui qui l'a créé ! cria Bécher. C'est la foudre ! C'est l'or fulminant ! Il va éclater sur nous !
La salle criait. Masseneau, dans la demi-obscurité où l'on se trouvait subitement plongé, réclamait des chandelles. Au milieu de ce tintamarre, le moine Bécher continuait à parler d'« œuf philosophique » et de « poulet du sage », si bien qu'un clerc facétieux grimpa sur un banc et lança un sonore « Cocorico » !
« Oh ! mon Dieu, ils ne comprennent rien ! » se disait Angélique en se tordant les mains.
Enfin des exempts reparurent en divers points de la salle avec des flambeaux à trois branches, et le tumulte s'apaisa un peu.
Du bout de sa béquille, le comte, qui n'avait pas bougé, toucha le morceau de métal.
– Ramasse donc ce lingot, Kouassi-Ba, et porte-le au juge.
Sans hésiter, le Noir bondit, s'empara de l'œuf métallique et le présenta, brillant sur sa paume noire.
– C'est de l'or ! haleta le juge Bourié qui restait comme une statue de pierre.
Il voulut s'en emparer, mais à peine l'avait-il effleuré qu'il poussa un cri affreux et retira sa main brûlée.
– Le feu de l'enfer !
– Comment se fait-il, comte, demanda Masseneau en essayant de raffermir sa voix, que la chaleur de cet or ne brûle pas votre serviteur noir ?
– Tout le monde sait que les Maures supportent une braise incandescente dans leur paume, tout comme les charbonniers auvergnats.
Sans y être invité, Bécher surgit les yeux exorbités et vida un flacon d'eau bénite sur le morceau de métal incriminé.
– Messieurs de la cour, vous avez vu fabriquer devant vous, et contre tous les exorcismes rituels, de l'or du diable. Jugez vous-mêmes à quel point le sortilège est puissant !
– Croyez-vous que cet or est véritable ? demanda Masseneau.
Le moine grimaça et tira de son inépuisable poche un autre petit flacon, qu'il déboucha avec précaution.
– Ceci est de l'eau-forte qui attaque non seulement les laitons et les bronzes, mais encore l'alliage or-argent. Cependant, je suis certain d'avance que c'est du purumaurum.
– En fait, cet or extrait de la roche sous vos yeux n'est pas absolument pur, intervint le comte. Sinon, le métal n'eût point produit l'éclair qui illumina le métal en fin de coupellation et qui, accompagnant un brusque changement d'état, a produit cet autre phénomène qui fit sauter le lingot. Berzélius est le premier savant qui ait décrit cet effet étrange.
La voix maussade du juge Bourié demanda :
– Ce Berzélius est-il au moins catholique romain ?
– Sans doute, répondit placidement Peyrac, car c'était un Suédois qui vivait au Moyen Age.
Bourié eut un rire sarcastique.
– La cour appréciera la valeur d'un témoignage aussi lointain. Il y eut ensuite un moment de flottement pendant lequel les juges, penchés les uns vers les autres, s'entretinrent sur la nécessité de continuer la séance ou de la remettre au lendemain.
L'heure était tardive. Les gens se montraient à la fois las et surexcités. En fait, personne ne voulait s'en aller.
Angélique ne ressentait aucune fatigue. Elle était comme détachée d'elle-même. À l'arrière de sa pensée, un petit raisonnement fiévreux se déroulait, dont elle suivait les méandres sans pouvoir le dominer. Il n'était pas possible que la démonstration de l'extraction de l'or fût interprétée de façon défavorable à l'accusé... Est-ce que les excès mêmes du moine Bécher n'avaient pas déplu aux juges ? Ce Masseneau avait beau affirmer qu'il demeurait neutre, il semblait évident, au fond, qu'il était favorable à son compatriote gascon. Mais, d'autre part, tout ce tribunal n'était-il pas composé de rudes et raides gens du Nord ? Et, dans le public, il n'y avait guère que le truculent Me G allemand qui osât manifester des sentiments tant soit peu hostiles aux décisions du roi. Quant à la religieuse qui accompagnait Angélique, elle était certes secourable, mais à la façon d'un glaçon qu'on déposerait sur le front brûlant d'un malade.
Ah ! si la chose s'était passée à Toulouse !...
Et cet avocat, enfant de Paris lui aussi, inconnu, pauvre au surplus, quand lui laisserait-on la parole ?... N'allait-il pas se dérober ? Pourquoi n'intervenait-il plus ? Et le père Kircher, où était-il ? Angélique essayait en vain de discerner, parmi les spectateurs du premier rang, le visage de paysan matois du grand exorciste de France.
Des chuchotements hostiles entouraient Angélique d'une ronde infernale :
– Il paraît que Bourié a la promesse d'entrer en possession de trois diocèses s'il obtient la condamnation de cet homme. Peyrac n'a que le tort d'être en avance sur son siècle. Vous allez voir qu'on va le condamner...
Le président Masseneau toussota.
– Messieurs, dit-il, la séance continue. Accusé, avez-vous quelque chose à ajouter à tout ce que nous avons vu et entendu ?
Le Grand Boiteux du Languedoc se redressa sur ses cannes et sa voix s'éleva pleine, sonore, empreinte d'un accent de vérité qui fit passer un frémissement entre les rangs du public.
– Je jure devant Dieu, et sur les têtes bénies de ma femme et de mon enfant, que je ne connais ni le diable ni ses sortilèges, que je n'ai jamais pratiqué de transmutation de l'or ni créé la vie d'après des conseils sataniques, et que je n'ai jamais cherché à nuire à mon prochain par l'effet de charmes et de maléfices.
Pour la première fois de l'interminable séance, Angélique enregistra un mouvement de sympathie pour celui qui venait de parler.
Une voix claire, enfantine, jaillie du sein de la foule, cria :
– Nous te croyons.
Le juge Bourié se dressa en agitant ses manches.
– Prenez garde ! Voici l'effet d'un charme dont nous n'avons pas assez parlé. N'oubliez pas : la Voix d'or du royaume... la voix redoutable qui séduisait les femmes...
Le même timbre enfantin cria :
– Qu'il chante ! Qu'il chante...
Cette fois, le sang méridional du président Masseneau lui remonta au visage et il se mit à frapper du poing sur son pupitre.
– Silence ! Je fais évacuer la salle ! Gardes, expulsez les perturbateurs !... Monsieur Bourié, asseyez-vous ! Assez d'interruptions. Finissons-en ! Maître Desgrez, où êtes-vous ?
– Je suis là, monsieur le président, répondit l'avocat.
Masseneau reprit son souffle et fit effort pour se maîtriser. Il continua d'un ton plus calme :
– Messieurs, la justice du roi se doit de prendre toutes les garanties. C'est pourquoi, bien que ce procès soit mené à huis clos, le roi, dans sa magnanimité, n'a pas voulu priver l'accusé de tous les moyens de défense. C'est dans ce dessein que j'ai cru devoir accepter que l'accusé produise toute démonstration, même dangereuse, pour jeter la lumière sur les procédés magiques dont il est accusé d'être détenteur. Enfin, suprême clémence du prince, il a obtenu l'assistance d'un avocat, à qui je donne donc la parole.
Chapitre 12
Desgrez se leva, salua la cour, remercia le roi au nom de son client, puis monta sur la petite estrade de deux marches d'où il devait parler.
En le voyant se dresser, très droit, très grave, Angélique avait de la peine à s'imaginer que cet homme vêtu de noir était le même long garçon au nez fureteur qui, le dos rond sous sa casaque râpée, s'en allait à travers les rues de Paris en sifflant son chien.
Le vieux petit greffier Clopot, qui avait « procuré » les pièces s'en vint, selon l'usage, s'agenouiller devant lui.
L'avocat regarda le tribunal, puis le public. Il semblait chercher quelqu'un dans la foule. Était-ce à cause de la lueur jaune des chandelles ? Angélique eut l'impression qu'il était pâle comme un mort.
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