La salle recommença à manifester bruyamment. Masseneau, debout, essayait de se faire entendre. La voix de Desgrez domina encore :

– Je demande... je demande le renvoi de la séance à demain. Le révérend père Kircher ratifiera sa déclaration, j'en fais serment.

À ce moment, une porte claqua. Un courant d'air froid mêlé de flocons de neige jaillit d'une des entrées de l'hémicycle qui donnait sur la cour. Tout le monde se tourna vers cette ouverture, où venaient d'apparaître deux archers couverts de neige. Ceux-ci s'effacèrent pour laisser passer un petit homme trapu et noir, vêtu avec recherche, et dont la perruque et le manteau à peine mouillés prouvaient qu'il venait de descendre de carrosse.

– Monsieur le président, dit-il d'une voix rude, j'ai appris que vous teniez encore séance à cette heure tardive, et je n'ai pas cru devoir attendre pour vous porter une nouvelle que je crois importante.

– Nous vous écoutons, monsieur le lieutenant de police, répondit Masseneau étonné.

M. d'Aubray se tourna vers l'avocat.

– Me Desgrez, que voici, m'a fait demander de me livrer à des recherches dans la capitale pour retrouver un révérend père jésuite du nom de Kircher. Après avoir expédié quelques exempts aux différents endroits où il aurait pu être et où personne ne l'avait vu, je fus averti que le corps d'un noyé, trouvé pris dans les glaces de la Seine, venait d'être transporté à la morgue du Châtelet. Je m'y suis rendu, accompagné d'un père jésuite de la maison du Temple. Celui-ci a formellement reconnu son confrère, le père Kircher. Sa mort remonte sans doute aux premières heures de la matinée...

– Ainsi vous ne reculez même pas devant le crime ! hurla Bourié le bras tendu vers l'avocat.

Les autres juges s'agitaient, prenaient Masseneau à partie. La foule criait :

– Assez ! finissons-en !...

Angélique, plus morte que vive, n'arrivait même pas à discerner à qui s'adressaient ces huées. Elle porta les mains à ses oreilles.

Elle vit Masseneau se lever et fit effort pour l'entendre.

– Messieurs, la séance est reprise : le témoin capital de dernière heure annoncé par l'avocat de la défense, le révérend père jésuite Kircher, venant d'être trouvé mort, et M. le lieutenant de police en personne, ici présent, n'ayant pu découvrir sur lui aucun document témoignant d'outre-tombe ce que maître Desgrez nous a communiqué ; étant donné également que la personnalité seule du révérend père Kircher pouvait donner du poids à un prétendu acte dressé secrètement, le tribunal, dans sa sagesse..., considère cet incident comme nul et non avenu, et va simplement se retirer pour la délibération du verdict.

– Ne faites pas cela ! cria la voix désespérée de Desgrez. Remettez le verdict. Je trouverai des témoins. Le père Kircher a été assassiné.

– Par vous ! jeta Bourié.

– Maître, calmez-vous, dit Masseneau, faites confiance aux décisions des juges.

*****

La délibération dura-t-elle quelques minutes ou plus longtemps ? Il semblait à Angélique que ces juges n'avaient jamais bougé, qu'ils étaient là depuis toujours avec leurs bonnets carrés et leurs robes rouges et noires, qu'ils resteraient là toujours. Mais maintenant ils se tenaient debout. Les lèvres du président de Masseneau bougeaient. D'une voix tremblante, elles articulaient :

– Je requiers pour le roi, Joffrey de Peyrac de Morens, être déclaré et atteint de crimes de rapt, séduction, impiété, magie, sorcellerie et autres abominations mentionnées au procès, et pour réparation desquelles il sera livré entre les mains de l'exécuteur de la haute justice, mené et conduit par tous au parvis de Notre-Dame, et fera amende honorable en tête nue et pieds nus, la corde au cou, tenant un flambeau de quinze livres. Et, ce étant fait, il sera mené en place de Grève et brûlé vif sur un bûcher qui à ces fins y sera dressé, jusqu'à ce que son corps et ossements soient consumés et réduits en cendres, et icelles seront dispersées et jetées au vent. Et chacun de ses biens sera acquis et confisqué au roi. Et, avant d'être exécuté, il sera mis et appliqué à la question ordinaire et extraordinaire. Je requiers le Saxon Fritz Hauër être déclaré son complice et pour réparation condamné à être pendu et étranglé jusqu'à ce que mort s'ensuive à une potence dressée à cet effet en place de Grève. Je requiers le Maure Kouassi-Ba, être déclaré son complice et pour réparation être condamné aux galères à vie.

Près de la sellette d'infamie, la haute silhouette, appuyée sur deux cannes, vacilla. Joffrey de Peyrac leva vers le tribunal un visage livide.

– Je suis innocent !

Son cri résonna dans un silence de mort.

Alors, il reprit d'une voix calme et sourde :

– Monsieur le baron de Masseneau de Pouillac, je comprends qu'il n'est plus temps pour moi de protester de mon innocence. Je me tairai donc. Mais, avant de m'éloigner, je veux vous rendre publiquement hommage pour le souci de l'équité que vous avez cherché à maintenir dans ce procès dont la présidence et la conclusion vous ont été imposées. Recevez, d'un noble de vieille souche, l'assurance que vous êtes plus digne de porter le blason que ceux qui vous gouvernent.

Le visage rougeaud du parlementaire toulousain se crispa. Brusquement on le vit porter la main à ses yeux et il cria, en employant cette langue d'oc que seuls Angélique et le condamné pouvaient comprendre :

– Adieu ! Adieu ! frère de mon pays.

Chapitre 13

Dehors, dans la nuit profonde mais qui, déjà, approchait vers l'aube, la neige tombait et le vent soufflait d'énormes flocons. Trébuchant dans l'épais tapis blanc, les assistants quittaient le Palais de justice. Des lanternes se balançaient aux portières des carrosses.

Angélique s'en alla, silhouette solitaire, à travers les rues ténébreuses de Paris. En sortant du Palais, un remous l'avait séparée de la religieuse.

Machinalement, elle reprenait le chemin de l'enclos du Temple. Elle ne pensait à rien ; elle aspirait seulement à retrouver sa petite chambre et à se pencher sur la bercelonnette de Florimond.

Combien de temps dura cette marche trébuchante ?... Les rues étaient désertes. Par ce temps affreux, les malandrins mêmes se terraient. Les tavernes étaient peu bruyantes, car c'était la fin de la nuit, et les ivrognes qui n'avaient pas regagné leur logis ronflaient sous les tables ou confiaient leurs malheurs à quelque fille à moitié endormie. La neige recouvrait la ville d'un silence morne.

En s'approchant de l'enceinte fortifiée du Temple, Angélique se souvint que les portes devaient être closes. Mais elle entendit les sons étouffés de l'horloge de Notre-Dame de Nazareth et compta cinq coups. Dans une heure, le bailli ferait ouvrir. Elle franchit le pont-levis et alla se blottir sous la voûte de la poterne. Des flocons de neige fondue coulaient sur son visage. Heureusement, la confortable robe de grosse laine du costume de religieuse, avec ses multiples jupes, la vaste coiffe, le manteau à capuchon, l'avaient bien protégée. Mais ses pieds étaient glacés. L'enfant s'agitait en elle. Elle posa ses mains sur son ventre et l'étreignit avec une colère soudaine. Pourquoi cet enfant voulait-il vivre, alors que Joffrey allait mourir ?...

À cet instant, la draperie mouvante de la neige s'écarta, et une forme monstrueuse bondit sous la voûte en haletant.

Le premier mouvement de frayeur passé, Angélique reconnut le chien Sorbonne. Il lui avait posé les pattes sur les épaules et lui léchait le visage de sa langue râpeuse. Angélique le caressa, scrutant l'ombre où continuait la danse serrée des flocons. Sorbonne, c'était Desgrez. Desgrez allait venir et, avec lui, l'espoir. Il aurait une idée. Il lui dirait ce qu'il fallait faire encore pour sauver Joffrey. Elle entendit le pas du jeune homme sur le pont de bois. Il avança avec précaution.

– Vous êtes là ? chuchota-t-il.

– Oui.

Il s'approcha. Elle ne le voyait pas, mais il lui parlait de si près que le parfum de tabac de son haleine lui rappelait atrocement les baisers de Joffrey.

– Ils ont essayé de m'arrêter alors que je sortais du Palais de justice. Sorbonne a étranglé l'un des exempts. J'ai pu m'enfuir. Le chien a suivi votre piste et m'a guidé jusqu'ici. Maintenant, il vous faut disparaître. Vous avez compris ? Plus de nom, plus de démarches, plus rien. Sinon vous allez vous retrouver dans la Seine un matin, comme le père Kircher, et votre fils sera doublement orphelin. Quant à moi, j'avais prévu le dénouement épouvantable. Un cheval m'attend à la porte Saint-Martin. Dans quelques heures, je serai loin.

Angélique se cramponnait à la veste trempée de l'avocat. Ses dents claquaient.

– Vous n'allez pas partir ?... Vous n'allez pas m'abandonner ? Il prit les minces poignets de la jeune femme et détacha les mains crispées.

– J'ai tout joué pour vous et j'ai tout perdu, sauf ma peau.

– Dites-moi encore... Dites-moi ce que je peux faire pour mon mari ?

– Tout ce que vous pouvez faire pour lui...

Il hésita, puis parla précipitamment :

– Allez trouver le bourreau et donnez-lui trente écus pour qu'il l'étrangle... avant le feu. Comme cela, il ne souffrira pas. Tenez, voilà trente écus. Elle sentit qu'il lui glissait une bourse dans la main. Sans ajouter un mot, il s'éloigna. Le chien hésitait à suivre les traces de son maître. Il revenait vers Angélique, et levait vers elle de bons yeux pleins d'amitié. Desgrez siffla. Le chien pointa les oreilles et disparut en galopant dans la nuit.

Chapitre 14

Le bourreau, Me Aubin, habitait sur la place du Pilori, au carré de la halle aux poissons. Il devait loger là et non ailleurs. Les lettres d'investissement des exécuteurs des hautes œuvres de Paris stipulaient ce détail depuis des temps immémoriaux. Toutes les boutiques et échoppes de la place lui appartenaient, et il les louait à de petits marchands. De plus, par droit de « havage » il pouvait prélever à chaque étalage du marché une pleine main des légumes verts ou grains exposés, un poisson d'eau douce, un poisson de mer, et une bottée de foin. Si les poissardes étaient les reines des Halles, le bourreau en était le seigneur occulte et honni.

Angélique se rendit chez lui à la nuit tombante. Le jeune Cordaucou la guidait. Même à cette heure déjà tardive, le quartier était très animé. Par les rues de la Poterie et de la Fromagerie, Angélique pénétrait dans ce quartier caractéristique où retentissaient les clameurs extraordinaires des dames de la Halle, lesquelles, célèbres par leurs faces rubicondes et leur langage pittoresque, formaient un corps de métier privilégié. Les chiens se battaient dans les ruisseaux sur des détritus. Des charrettes de foin et de bois barraient les rues. Sur tout cela, régnait l'odeur de marée exhalée par les étaux de la halle aux poissons.

Des relents nauséabonds, venus du cimetière proche des Saints-Innocents et de ses affreux charniers où l'on entassait depuis cinq cents ans les ossements des Parisiens, se mêlaient à ces fortes senteurs, à celles des viandes et des fromages. Le pilori se dressait au milieu de la place. C'était une sorte de petite tour octogonale au toit pointu. Le bâtiment comportait un rez-de-chaussée et un seul étage avec de hautes fenêtres en ogives, par lesquelles on pouvait apercevoir la grande roue de fer mobile qui se trouvait placée au milieu de la tour.

Un voleur y était exposé ce soir-là, la tête et les mains passées dans les trous ménagés tout autour de la roue. De temps en temps, la roue était mise en branle par un des valets du bourreau. Le visage bleui de froid du voleur et ses mains pendantes apparaissaient tour à tour entre les croisées comme le personnage macabre d'une horloge à automates, et les badauds assemblés riaient de ses grimaces.

– C'est Jactance, disait-on, le plus grand coupe-bourses des Halles.

– Oh ! maintenant, on le reconnaîtra !

– Qu'il paraisse dans les parages, servantes et marchands crieront : Au coupe-bourses !

Il y avait une assez grande foule au pied du pilori. Mais, si l'on se pressait à cet endroit, c'était moins pour contempler le voleur exposé que pour s'entendre avec deux valets qui, au rez-de-chaussée, distribuaient des jetons.

– Voyez, m'dame, dit Cordaucou avec une certaine fierté, c'est des gens qui veulent avoir dès places pour l'exécution de demain. Sûr qu'il y en aura pas pour tout le monde.

Avec l'insensibilité inhérente à sa profession et qui permettrait de faire de lui un excellent « exécuteur », il lui montra l'avis que des crieurs avaient claironné le matin même à tous les carrefours :