– Le sieur Aubin, maître ordinaire des hautes et basses œuvres de la ville et de la banlieue de Paris, avertit qu'il louera des places sur son échafaud, à un prix raisonnable, pour voir le feu que l'on fera brûler demain place de Grève pour un sorcier. On prendra les billets au pilori chez messieurs ses valets. Les places seront marquées par une fleur de lis et les jetons par une croix de Saint-André.
– Vous voulez-t-y que je vous prenne une place si vous avez de quoi ? proposa l'apprenti bourreau avec obligeance.
– Non, non, fit Angélique avec horreur.
– Pourtant c'est bien votre droit, fit l'autre avec philosophie. Parce que sans ça vous ne pourrez guère approcher, je vous en préviens. Pour les pendaisons, y a guère de monde : les gens sont habitués. Mais les bûchers, c'est plus rare. Ça va être une presse oh ! la la, Me Aubin dit qu'il en est tout retourné à l'avance. Il n'aime pas quand il y a trop de foule comme ça à crier autour. Il dit qu'on sait jamais ce qui peut leur prendre. Tenez, c'est ici, m'dame. Entrez donc.
La pièce où Cordaucou l'avait introduite était propre et bien tenue. On venait d'allumer les chandelles. Autour de la table, trois petites filles aux cheveux blonds sous leur béguin de laine, proprement vêtues, mangeaient de la bouillie dans des écuelles de bois.
Près de l'âtre, la bourrelle ravaudait le maillot écarlate de son homme.
– Salut, maîtresse, dit l'apprenti. J'ai amené cette femme-là rapport qu'elle voulait parler au patron.
– Il est au Palais de justice. Il ne va pas tarder. Asseyez-vous donc, ma belle. Angélique s'assit sur un banc, contre le mur. La femme lui jetait des regards en dessous, mais ne lui posait pas de questions comme l'eût fait toute autre commère. Combien en avait-elle vu déjà de femmes hagardes, de mères douloureuses, de filles désespérées, s'asseoir sur ce banc, venant implorer du bourreau un dernier secours, le soulagement des douleurs d'un être aimé !... Combien, les mains pleines d'or ou la menace à la bouche, avaient pénétré dans cet intérieur paisible pour réclamer du maître des hautes œuvres une suprême et impossible complicité d'évasion !
Indifférence ou compassion, la femme se taisait et l'on n'entendait que les rires discrets des fillettes, qui taquinaient Cordaucou.
*****
Entendant un pas sur le seuil, Angélique se dressa à demi. Mais ce n'était pas encore celui qu'elle attendait. Le nouveau venu était un jeune prêtre qui, avant d'entrer, frotta longuement ses gros souliers couverts de boue.
– Me Aubin n'est pas là ?
– Il ne va pas tarder. Entrez donc, monsieur l'abbé, et venez vous mettre près du feu, si le cœur vous en dit.
– Vous êtes bien bonne, madame. Je suis un prêtre de la Mission et j'ai été désigné pour assister le condamné de demain. Je suis venu voir Me Aubin afin de lui présenter ma lettre, signée par M. le lieutenant de police, et lui demander de me laisser pénétrer près de ce malheureux. Une nuit de prières n'est pas de trop pour se préparer à la mort.
– Certes oui, dit la bourrelle. Asseyez-vous, monsieur l'abbé, et séchez votre manteau. Cordaucou, jette un fagot.
Elle laissa de côté le maillot rouge et prit sa quenouille.
– Vous avez du courage, reprit-elle. Un sorcier, ça ne vous fait pas peur ?
– Toutes les créatures de Dieu, même les plus coupables, méritent qu'on se penche sur elles avec pitié quand vient l'heure de la mort. Mais cet homme n'est pas coupable. Il est innocent du crime affreux dont on l'accuse.
– Ils disent tous ça ! fit la bourrelle avec philosophie.
– Si Monsieur Vincent avait vécu, il n'y aurait pas eu de bûcher demain. Quelques heures avant sa mort, je l'ai entendu parler avec anxiété de l'iniquité qui allait se commettre envers un gentilhomme du royaume. Lui vivant, il serait plutôt monté sur le bûcher à côté du condamné pour crier au peuple qu'on le brûlât à la place d'un innocent.
– Ah ! voilà bien ce qui tourmente mon pauvre homme, s'écria la femme. Vous ne pouvez vous rendre compte, monsieur l'abbé, du mauvais sang qu'il se fait pour l'exécution de demain. Il a fait dire six messes à Saint-Eustache, une à chaque chapelle latérale. Et encore il en fera dire une au maître-autel, si tout se passe bien.
– Si Monsieur Vincent était encore là...
– ...Il n'y aurait plus de voleurs et de sorciers, et nous n'aurions plus de travail.
– Vous vendriez des harengs sur le carreau des halles, ou des bouquets sur le Pont-Neuf, et vous n'en seriez pas plus malheureux.
– Ma foi..., dit la femme en riant.
Angélique regardait le prêtre. À cause des paroles qu'il venait de prononcer, elle aurait voulu se lever, se nommer, lui demander l'assistance de sa charité. Il était jeune, mais la flamme de Monsieur Vincent transparaissait en lui ; il avait de grosses mains, l'attitude pauvre et simple des gens du peuple. Il aurait eu la même attitude devant le roi. Cependant, Angélique ne bougeait pas. Depuis deux jours, les yeux lui brûlaient des larmes qu'elle avait versées dans la solitude de sa petite chambre où elle terrait sa misère. Mais, maintenant, elle n'avait plus de larmes, elle n'avait plus de cœur. Aucun baume ne pouvait apaiser la plaie ouverte. De son désespoir était née une fleur mauvaise : la haine. « Ce qu'ils lui ont fait souffrir, je le leur ferai payer au centuple. » Elle avait puisé dans cette résolution le goût de vivre encore et celui d'agir. Est-ce qu'on peut pardonner à un Bécher ?...
Elle demeura immobile, raidie, les mains crispées sous sa cape, autour de la bourse que lui avait donnée Desgrez.
– Vous me croirez si vous voulez, monsieur l'abbé, disait la bourrelle, mais mon plus grand péché à moi, c'est l'orgueil.
– Ça alors, vous me stupéfiez ! s'exclama le prêtre en claquant ses mains sur ses genoux. Soit dit sans manquer à la charité, ma fille, mais, vous qui êtes détestée de tous à cause du métier de votre mari, vous dont vos voisines elles-mêmes se détournent en marmonnant quand vous passez, je me demande où vous allez encore pêcher de l'orgueil et de la fierté ?...
– Hé ! c'est certain, soupira la pauvre femme. Pourtant, quand je vois mon homme, bien campé sur ses jambes, lever sa grande hache, et pan ! d'un seul coup faire sauter une tête, je ne peux m'empêcher d'être fi ère de lui. Vous savez, ça n'est pas facile de réussir cela d'un seul coup, monsieur l'abbé.
– Ma fille, vous me faites frissonner, dit le prêtre.
Il ajouta rêveusement :
– Le cœur des êtres humains est insondable.
À ce moment, la porte en s'ouvrant laissa pénétrer la rumeur de la place. Un géant aux épaules carrées entra et s'avança d'un pas pesant et tranquille. Il salua d'un grognement en jetant alentour le regard impérieux de celui qui est partout et toujours dans son droit. Son visage plein, tacheté par des traces de petite vérole, avait de gros traits impassibles. Il ne paraissait pas méchant, mais seulement froid et dur comme un masque de pierre. Il portait le visage des hommes qui ne doivent ni rire ni pleurer en certaines circonstances, le visage des croque-morts... et des rois, pensa Angélique, qui soudain, malgré sa casaque grossière d'artisan, lui trouvait une ressemblance avec Louis XIV.
C'était le bourreau.
Elle se leva et le prêtre fit de même, tendant sans un mot la lettre d'introduction du lieutenant de police.
Me Aubin s'approcha d'une chandelle pour la lire.
– C'est bon, dit-il. Demain, dès l'aube, je vous emmènerai avec moi là-bas.
– Ne pourrais-je pas me présenter dès ce soir ?
– Impossible. Tout est clos. Il n'y a que moi qui peux vous introduire près du condamné et, franchement, m'sieur le curé, j'ai besoin de casser la croûte. Les autres ouvriers ont interdiction de travailler après le couvre-feu. Mais, pour moi, il n'y a ni jour ni nuit. Quand ça les prend de vouloir faire avouer un patient, ces messieurs de la haute justice, pour un peu ils s'installeraient à coucher là-bas, enrages qu'ils sont !
Tout y est passé aujourd'hui : l'eau, les brodequins, le chevalet. Le prêtre joignit les mains.
– Le malheureux ! Seul dans les ténèbres d'un cachot avec sa souffrance, et l'angoisse d'une mort prochaine ! Mon Dieu, secourez-le !
Le bourreau lui jeta un regard soupçonneux.
– Vous n'allez pas me faire des ennuis, au moins ? Ça me suffit déjà d'avoir à mes chausses ce moine Bécher, qui ne trouve jamais que j'en fais assez. Par saint Corne et saint Éloi, m'est avis que c'est bien plutôt lui qui est possédé du diable !
Tout en parlant, Me Aubin vidait les vastes poches de sa veste. Il jeta quelques objets sur la table et, tout à coup, les petites filles poussèrent un cri d'admiration. Un cri horrifié leur répondit.
Angélique, les yeux agrandis, reconnaissait, parmi quelques pièces d'or, le petit étui incrusté de perles dans lequel Joffrey rangeait autrefois les bâtonnets de tabac qu'il fumait. D'un geste vif qu'elle ne maîtrisa pas, elle s'en saisit et le serra contre elle. Sans se fâcher, le bourreau lui ouvrit les doigts et reprit l'étui.
– Tout doux, ma fille. Ce que je trouve dans les poches du supplicié m'appartient de droit.
– Vous êtes un voleur ! dit-elle haletante. Un ignoble corbeau, un détrousseur de cadavres !
Posément, l'homme alla prendre sur le rebord de l'auvent un coffret d'argent ciselé et y rangea son butin sans répondre. La femme continuait de filer en hochant la tête. Elle murmura d'un ton d'excuse en regardant le prêtre :
– Vous savez, elles disent toutes la même chose. Faut pas leur en vouloir. Pourtant celle-là devrait bien se rendre compte qu'avec un brûlé on n'a déjà pas trop d'avantages. Je ne peux même pas récupérer le corps pour en tirer des petits profits avec la graisse, que les apothicaires nous demandent, et les os qui...
– Oh ! pitié, ma fille, dit le prêtre en portant les mains à ses oreilles.
Il regardait Angélique avec de grands yeux débordant de compassion. Mais elle ne le voyait pas. Elle tremblait et se mordait les lèvres. Elle avait injurié le bourreau !
Maintenant il allait refuser la macabre supplique qu'elle était venue lui adresser. De son même pas lourd et balancé, maître Aubin fit le tour de la table et s'approcha d'elle. Les pouces dans son large ceinturon, il la toisa avec calme.
– À part ça, qu'est-ce qu'il y a pour votre service ?
Tremblante, incapable de prononcer un mot, elle lui tendit la bourse. Il la prit, la soupesa, puis, de ses yeux inexpressifs, dévisagea de nouveau Angélique.
– Vous voulez qu'on l'étrangle... ?
Elle fit oui de la tête.
L'homme ouvrit la bourse, laissa glisser quelques écus dans sa large paume et dit :
– C'est bon, on le fera.
Apercevant le regard effaré du jeune prêtre qui avait suivi le colloque, il fronça les sourcils.
– Vous ne parlerez pas, curé ? Hein ? Moi, vous comprenez, je risque gros. Si je me faisais remarquer, ça pourrait m'attirer des ennuis. Faut que je m'y prenne au tout dernier moment, quand déjà la fumée cache un peu le poteau au public. C'est pour rendre service, vous comprenez ?
– Oui... Je ne parlerai pas, fit l'abbé avec effort. Je... Vous pouvez compter sur moi.
– J'vous fais peur, hein ? dit le bourreau. C'est la première fois que vous assistez un condamné ?
– Dans les campagnes en guerre, lorsque j'allais porter les secours recueillis par Monsieur Vincent, bien souvent j'ai accompagné jusqu'au pied de l'arbre les malheureux qu'on pendait. Mais c'était la guerre, l'horreur et la fièvre de la guerre... Tandis qu'ici...
Son geste navré désignait les petites filles blondes assises devant leurs écuelles.
– Ici, c'est la justice, dit le bourreau non sans grandeur.
Il s'appuya contre la table, familièrement, en homme qui a envie de causer.
– Vous m'êtes sympathique, curé. Vous me rappelez un aumônier des prisons avec lequel j'ai travaillé longtemps. Je peux lui rendre cette vérité que tous les condamnés que nous avons menés ensemble, sont morts en baisant le crucifix. Quant c'était fini, il pleurait comme s'il avait perdu son propre enfant et il était si pâle que bien souvent j'ai dû le forcer à prendre un gobelet de vin pour se remettre. J'emporte toujours une cruche de bon vin. On ne sait jamais ce qui peut se passer, surtout avec les apprentis. Mon père était valet quand on a écarté Ravaillac le régicide, en place de Grève. Il m'a raconté... Bon, après tout, c'est pas des histoires pour vous plaire. Je vous les raconterai plus tard, quand vous serez habitué. Bref, quelquefois je disais à l'aumônier :
« – Curé, crois-tu que je serai damné ?
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