« – Si tu l'es, bourreau, qu'il me répondait, je demanderai à Dieu de l'être avec toi... »

Tenez, l'abbé, je vais vous montrer quelque chose qui va quand même vous rassurer un peu.

*****

Après avoir fouillé encore dans ses nombreuses poches, Me Aubin exhiba un petit flacon.

– C'est une recette que je tiens de mon père, qui lui-même la tenait de son oncle, bourreau sous Henri IV. Je la fais faire en grand secret par un apothicaire de mes amis à qui je fournis en échange des crânes humains pour fabriquer sa poudre de « magistère ». Il dit que là poudre de magistère, c'est souverain pour la gravelle et l'apoplexie, mais qu'il faut que le crâne soit celui d'un jeune homme mort de mort violente. Après tout... c'est son affaire. Je lui fournis un crâne ou deux, et il me fabrique ma potion sans en souffler mot. Avec cela, si j'en donne quelques gouttes à un supplicié, il devient tout gaillard et moins sensible. Je n'en use que pour ceux qui ont des familles qui paient. Mais enfin, c'est quand même rendre service, n'est-ce pas, monsieur l'abbé ?

Angélique écoutait bouché bée. Le bourreau se tourna vers elle.

– Vous voulez-t-y que je lui en donne un peu, demain matin ?

Elle réussit à articuler, les lèvres blanches :

– Je... je n'ai plus d'argent.

– Ça sera compris dans le tout, dit Me Aubin en faisant sauter la bourse dans sa main.

Il attira de nouveau le petit coffret d'argent pour y enfermer la bourse. Murmurant une vague formule de salutation, Angélique marcha vers la porte et sortit.

Elle avait envie de vomir. Ses reins lui semblaient douloureux et tout son corps pétri de courbatures étranges. Pourtant l'animation de la place, où les rires et les appels continuaient à se croiser, lui parut moins pénible à supporter que l'atmosphère sinistre de la maison du bourreau.

Malgré le froid, les portes des boutiques restaient ouvertes. C'était l'heure où l'on s'interpelle entre voisins. Des archers emmenaient vers la prison du Châtelet le voleur qu'on avait descendu du pilori ; une nuée de gamins les poursuivaient à coups de boules de neige.

Angélique entendit un pas qui se précipitait derrière elle. Le petit abbé apparut, essoufflé.

– Ma sœur... ma pauvre sœur, balbutia-t-il. Je ne pouvais pas vous laisser vous éloigner ainsi !

Elle recula brusquement. Dans la pénombre qu'éclairait à peine la pauvre lanterne d'une boutique, l'ecclésiastique effrayé découvrait un visage d'une blancheur translucide, où deux prunelles vertes brillaient d'un éclat presque phosphorescent.

– Laissez-moi, dit Angélique d'une voix métallique. Vous ne pouvez rien pour moi.

– Ma sœur, priez Dieu...

– C'est au nom de Dieu qu'on brûle demain mon mari innocent.

– Ma sœur, n'aggravez pas vos douleurs par la rébellion contre le Ciel. Souvenez-vous que c'est au nom de Dieu qu'on a crucifié Nôtre-Seigneur.

– Vos sornettes me rendent folle ! cria Angélique d'une voix aiguë et qui lui semblait venir de très loin. Je n'aurai de cesse que je n'aie frappé à mon tour l'un de vos pareils, que je ne l'aie fait périr dans les mêmes tortures...

Elle s'appuya contre le mur, porta les mains à son visage et un sanglot atroce la secoua.

– Puisque vous allez le voir... dites-lui que je l'aime, que je l'aime... Dites-lui... Ah ! Qu'il m'a rendue heureuse. Et puis... demandez-lui le nom que je dois donner à l'enfant qui va naître.

– Je le ferai, ma sœur.

Il voulut lui prendre la main, mais elle se déroba et continua son chemin. Le prêtre renonça à la suivre. Courbé sous le poids des tristesses humaines, il s'en alla par les ruelles où rôdait encore l'ombre de Monsieur Vincent.

*****

Angélique se hâtait vers le Temple. Il lui semblait que ses oreilles bourdonnaient, car tout à coup elle entendit crier autour d'elle :

– Peyrac ! Peyrac !

Elle finit par s'arrêter. Cette fois elle ne rêvait pas.

– ...Le troisième se nommait Peyrac. Ce fut Satan qui gagna. Juché sur une de ces bornes qui servaient aux cavaliers à se remettre en selle, un maigre gamin beuglait d'une voix enrouée les dernières strophes d'une chanson dont il tenait une liasse d'exemplaires sous le bras.

La jeune femme revint sur ses pas et demanda un feuillet. Le papier grossier sentait l'encre d'imprimerie encore fraîche. Angélique ne pouvait lire la chanson dans une ruelle, obscure. Elle la plia et reprit sa course. À mesure qu'elle approchait du Temple, la pensée de Florimond la reprenait. Elle était toujours inquiète de le laisser seul maintenant qu'il devenait si remuant. Il fallait presque le ficeler dans son berceau, et ce procédé déplaisait fort à l'enfant. En général, il pleurait durant toute l'absence de sa mère, et celle-ci le retrouvait toussant et fiévreux. Elle n'osait demander à Mme Scarron de le surveiller, car, depuis la condamnation de son mari, la veuve du cul-de-jatte la fuyait et se signait presque en la croisant. Dans l'escalier, Angélique entendit les sanglots du bébé et se hâta.

– Me voici, mon trésor, mon petit prince. Pourquoi n'es-tu pas un grand garçon ? Vivement, elle jeta un fagot dans l'âtre et disposa sur les chenets la casserole de bouillie. Florimond hurlait de plus belle, les bras tendus. Elle l'arracha enfin à sa prison, et il se tut comme par magie, daignant même sourire fort gracieusement.

– Tu es un petit bandit, fit Angélique en essuyant la frimousse marbrée de larmes. Tout à coup, son cœur fondit. Elle éleva Florimond dans ses bras, le contempla à la lueur des flammes qui jetaient une étincelle rouge dans les yeux noirs de l'enfant.

– Petit roi ! Petit dieu admirable ! Toi, tu me restes. Que tu es beau !

Florimond semblait comprendre ce qu'elle disait. Il cambrait sa petite taille et souriait avec une sorte de fierté innocente et sûre d'elle-même. Il proclamait très haut par son attitude qu'il se savait le centre du monde. Elle le caressa et joua avec lui. Il bavardait comme un oisillon. Mme Cordeau disait volontiers que c'était un bambin très en avance pour ce qui était de parler. La syntaxe n'était pas parfaite, mais il savait fort bien se faire comprendre. Lorsque sa mère l'eut baigné et couché, il exigea qu'elle lui chantât une berceuse, celle du Moulin vert. La voix d'Angélique avait de la peine à ne pas se briser. Le chant est fait pour exprimer la joie. On peut parler lorsqu'on porte au cœur une grande douleur, mais chanter demande un effort surhumain.

– Encore ! Encore ! réclamait Florimond.

Puis il reprenait son pouce d'un air béat. Elle ne lui en voulait pas de se montrer ainsi tyrannique et inconscient. Elle redoutait l'instant où il lui faudrait se retrouver seule, à attendre la fin de la nuit. Lorsque Florimond fut endormi, elle le regarda longuement, puis se leva en étirant son corps meurtri. Étaient-ce toutes les tortures dont on avait brisé Joffrey qui se répercutaient ainsi en elle ? Les mots du bourreau revenaient, lancinants : On a tout essayé aujourd'hui ; les brodequins, l'eau, le chevalet. Elle ne savait pas exactement quelles horreurs cachaient ces mots, mais elle savait qu'on avait fait souffrir l'homme qu'elle aimait. Ah ! que cela finisse vite !

Elle dit tout haut :

– Demain, vous serez tranquille, mon amour. Vous serez enfin délivré des hommes ignares...

Sur la table, la feuille de la chanson qu'elle avait achetée tout à l'heure s'était dépliée. Elle en approcha la chandelle et lut :

Dans le fond de son gouffre tout noir


Satan consultait son miroir


Et trouvait qu'il n'était point si laid


Que les hommes feignaient de le croire.

Le poème continuait à dépeindre, en termes parfois drôles et souvent orduriers, la perplexité de Satan se demandant si, tout compte fait, son visage tant décrié par les imagiers des cathédrales ne pourrait soutenir honorablement la comparaison avec ceux des humains. L'enfer lui proposait d'organiser un concours de beauté avec les prochains arrivants de la terre.

Précisément on jetait au feu


Trois complices, sorciers mages noirs,


Ils arrivent


En enfer,


L'un avait le visage tout bleu,


L'autre avait le visage tout noir,


Le troisième se nommait Peyrac.


Et je n'étonnerai personne


En confessant que ces gorgones


Qui étaient mâles et non femelles


Firent envoler à grand bruit d'ailes


L'enfer lui-même effrayé


Et que le prix de beauté


Ce fut Satan qui le gagna.

Les yeux d'Angélique coururent à la signature : « Claude Le Petit, poète crotté ! »

La bouche amère, elle froissa la feuille.

« Celui-là aussi, je le tuerai !  » pensa-t-elle.

Chapitre 15

La femme doit suivre son mari, se dit Angélique lorsque l'aube se leva et qu'un ciel d'une pureté irisée se déploya au-dessus des clochers de la ville. Elle irait donc. Elle le suivrait jusqu'à la dernière étape. Il lui faudrait prendre garde de ne pas se trahir, car elle risquait encore de se faire arrêter. Mais peut-être l'apercevrait-il, la reconnaîtrait-il...

Elle descendit avec Florimond endormi dans ses bras et alla frapper à la porte de Mme Cordeau, qui déjà allumait son feu.

– Puis-je vous le laisser pour quelques heures, mère Cordeau ? La vieille tourna vers elle son visage de sorcière triste.

– Mettez-le dans mon lit, je vous le garderai. Ce n'est que justice, pauvre agneau !

Le bourreau s'occupe du père. La bourrelle s'occupera du fils. Allez, ma fille, et priez Notre-Dame des Sept Douleurs qu'elle vous soutienne dans votre peine. Du seuil, elle la rappela :

– Et pour votre marché, ne vous en faites pas. Vous mangerez la soupe chez moi, au retour.

Angélique répondit avec effort que ce n'était pas la peine et qu'elle n'avait pas faim. La vieille hocha sa tête échevelée et rentra en marmonnant.

*****

Comme une somnambule, la jeune femme franchit la porte du Temple et s'achemina vers la place de Grève.

Le brouillard de la Seine commençait à peine à se dissiper, découvrant les beaux bâtiments de l'Hôtel de Ville en bordure du vaste emplacement. Il faisait très froid, mais déjà le ciel bleu promettait une journée de soleil.

Dans la première partie de la place, il y avait une haute croix dressée sur un socle de pierre, près du gibet auquel se balançait le corps d'un pendu. Une foule importante commençait à arriver et à s'agglutiner autour de la potence.

– C'est le Maure, disait-on.

– Mais non, c'est l'autre. On l'a exécuté quand il faisait encore nuit. Le sorcier le verra quand il arrivera avec sa charrette.

– Mais il a le visage tout noir.

– C'est parce qu'il est pendu. Déjà il avait le visage tout bleu. Tu connais la chanson ?...

Quelqu'un se mit à fredonner :

L'un avait le visage tout bleu,


L'autre avait le visage tout noir,


Le troisième se nommait Peyrac...


Ce fut Satan qui le gagna.

Angélique porta la main à sa bouche pour étouffer un cri. Dans le cadavre difforme qui se balançait là, le visage tuméfié, la langue gonflée, elle venait de reconnaître le Saxon Fritz Hauër.

Un gamin loqueteux la regarda et dit. en riant :

– Via déjà une frangine qui tourne de l'œil ! Qu'est-ce qu'elle va dire quand le sorcier va griller.

– Paraît que les femmes collaient à lui comme des mouches au miel.

– Tu parles, plus riche que le roi qu'il était !

– C'est par diablerie qu'il fabriquait tout cet or.

Frissonnante, la jeune femme serrait sa mante autour d'elle. Un gros charcutier, qui se tenait sur le seuil de sa boutique, lui dit avec bonhomie :

– Vous devriez vous en aller d'ici, ma fille. Ce qui s'y passe n'est pas un spectacle pour une femme sur le point d'être mère.

Angélique secoua la tête avec entêtement.

Après avoir examiné son pâle visage et ses grands yeux hagards, le charcutier haussa les épaules. En habitué de la place, il connaissait les pauvres silhouettes qui viennent rôder autour des potences et des échafauds.

– Est-ce bien ici, l'exécution ? demanda Angélique d'une voix sans timbre.

– Ça dépend pour laquelle vous venez. Je sais qu'on doit pendre un gazetier ce matin au Châtelet. Mais, si c'est pour le sorcier, c'est bien ici, à la Grève. Tenez, voilà le bûcher, là-bas.