Le bûcher était dressé beaucoup plus loin, presque au bord du fleuve. C'était une énorme estrade de fagots amoncelés, au sommet de laquelle on voyait un poteau. Il fallait une petit échelle pour y monter.

À quelques mètres, l'échafaud qui servait aux « décollations » était garni de tabourets où les premiers bénéficiaires des places louées commençaient déjà à s'installer. Un vent sec se levait parfois et rabattait sur les visages rougis une fine poussière de neige. Une petite vieille vint se mettre à l'abri sous l'auvent du charcutier.

– Fait frisquet ce matin, dit-elle. Je serais bien restée tranquillement à vendre mes poissons aux halles près de mon bon brasero. Mais j'ai promis à ma sœur de lui rapporter un bout d'os de sorcier pour ses rhumatismes.

– Paraît que ça fait de l'effet.

– Oui. Le barbier de la rue de la Savonnerie m'a dit qu'y me le pilerait avec de l'huile d'œillette, et qu'il n'y a pas meilleur pour les douleurs.

– Ça ne sera pas facile d'en attraper. Me Aubin, le bourreau, a réclamé qu'on double les archers.

– Naturellement, il veut se réserver les bons morceaux, ce carnassier, ce patibulaire du diable ! Mais, bourreau ou pas bourreau, chacun aura sa part, dit la vieille en découvrant d'un air méchant ses dents gâtées.

– À Notre-Dame, vous auriez peut-être un peu plus de chance d'attraper un morceau de sa chemise.

Angélique sentit une sueur froide lui mouiller l'échiné. Elle avait oublié la première phase de l'horrible programme : l'amende honorable à Notre-Dame. Précipitamment elle commença à courir vers la rue de la Coutellerie, mais le flot de gens qui se déversait sur la place, avec un grouillement de fourmilière, lui barra le passage et la reflua en arrière. Jamais, jamais elle ne pourrait parvenir à temps à Notre-Dame !

Le gros charcutier, quitta sa porte et la rejoignit.

– C'est à Notre-Dame que vous voulez aller ? demanda-t-il tout bas d'un air compatissant.

– Oui, balbutia-t-elle, je ne me souvenais plus... je...

– Écoutez, voilà ce que vous devez faire. Traversez la place et descendez jusqu'au port au vin. Là, vous allez demander à un marinier de vous passer jusqu'à Saint-Landry. Et, par-derrière, vous rejoindrez Notre-Dame en cinq minutes. Elle remercia et courut de nouveau. Le charcutier l'avait bien renseignée. Pour quelques sols, un batelier la prit dans sa barque et la déposa en trois coups de rames au port Saint-Landry. Regardant les hautes maisons de bois plongeant dans les pourritures des déchets de fruits, elle évoqua vaguement le matin clair où Barbe lui avait dit : « Là-bas, devant l'Hôtel de Ville, c'est la place de Grève. J'y ai vu brûler un sorcier... »

Angélique courait. La rue qu'elle suivait longeait les maisons canoniales de l'abside Notre-Dame et était presque déserte. Mais le bruit grondant de la foule lui parvint, coupé par les notes graves et sinistres du glas des suppliciés. Angélique courait. Elle ne sut jamais quelle force surhumaine lui fit traverser les rangs pressés des badauds, et par quel miracle elle put se retrouver au premier rang des spectateurs, sur le parvis même de la cathédrale.

À cet instant, une longue clameur annonça l'arrivée du condamné. La foule était si dense que le cortège avait peine à avancer. Les valets du bourreau, à grands coups de fouet, essayaient d'écarter les gens.

Enfin, un petit tombereau de bois apparut. C'était une de ces grossières voitures dans lesquelles on ramassait les immondices de la ville. Des traces de boue et de paille s'y trouvaient encore accrochées.

Dominant l'ignominie de cet équipage, Me Aubin, debout, les poings sur les hanches, en chausses et maillot écartâtes, la poitrine écussonnée aux armes de la ville, laissait tomber sur la populace houleuse son regard lourd. Le prêtre était assis sur le rebord du tombereau. Des cris réclamaient le sorcier, qu'on ne voyait pas.

– Il doit être étendu au fond, dit une femme près d'Angélique. On dit qu'il est à moitié mort.

– J'espère bien que non, s'exclama spontanément sa voisine, une jolie fille aux joues fraîches.

Cependant, le tombereau avait fait halte près de la statue colossale du Grand Jeûneur.

Des archers à cheval, leurs hallebardes disposées horizontalement dans la direction de la populace, maintenaient celle-ci à distance. Quelques exempts de police, entourés d'une foule de moines de différentes confréries, s'avancèrent sur le parvis. Un remous rejeta Angélique en arrière. Elle cria et, comme une furie, joua des ongles pour reprendre sa place.

Les notes du glas continuaient à tomber sur la foule devenue subitement silencieuse. À l'entrée du parvis, une apparition fantômale se dressait et montait les marches. Les yeux brouillés d'Angélique ne voyaient que cette silhouette d'une blancheur éclatante. Puis, tout à coup, elle s'aperçut que le condamné avait un bras passé autour des épaules du bourreau, l'autre autour des épaules de l'aumônier et qu'en réalité on le traînait, sans qu'il pût s'aider de ses jambes. Sa tête aux longs cheveux noirs retombait en avant.

Il était précédé d'un moine qui, par instants, marchait à reculons, portant un énorme cierge dont le vent courbait la flamme. Angélique reconnut Conan Bécher, dont la figure était tordue par l'extase et la joie mauvaise. Il portait au cou un lourd crucifix blanc qui descendait jusqu'à ses genoux et le faisait trébucher. Il semblait ainsi se livrer, au-devant du condamné, à une grotesque danse macabre. La procession progressait avec une lenteur de cauchemar. Enfin, parvenu en haut du parvis, le groupe s'arrêta, devant le porche du Jugement.

Une corde pendait au cou du condamné. De la chemise blanche, un pied nu dépassait posé sur le dallage glacial.

« Ce n'est pas Joffrey », se dit Angélique.

Ce n'était pas celui qu'elle avait connu, cet homme si raffiné qui jouissait de tous les plaisirs de la Vie. C'était un misérable comme tous les misérables venus avant lui en ce lieu, « pieds nus, en chemise, la corde au cou »...

À ce moment Joffrey de Peyrac releva la tête. Dans ce visage réduit, incolore, déformé, les yeux seuls, immenses, brillaient d'un feu sombre. Une femme poussa un cri perçant :

– Il me regarde. Il va m'ensorceler !

Mais le comte de Peyrac ne regardait pas du côté du public. Droit devant lui, il contemplait, au front gris de Notre-Dame, les vieux saints de pierre assemblés. Quelle prière leur adressait-il ? Quelle promesse en recevait-il ? Les voyait-il seulement ?

Un greffier était venu se ranger à sa gauche et relisait d'une voix nasillarde la condamnation. Le glas s'était tu. Cependant les mots parvenaient mal.

– ...Pour crime de rapt, séduction, impiété... magie... être livré entre les mains de la haute justice... mené tête nue et pieds nus... faire amende honorable... tenant un flambeau ardent entre ses mains, et à genoux...

En voyant le greffier rouler son parchemin on sut qu'il avait terminé sa lecture. Conan Bécher énonça alors les termes de l'amende honorable.

– Je reconnais les crimes dont je suis accusé. Je demande pardon à Dieu. J'accepte mon châtiment en expiation de mes fautes.

L'aumônier avait pris le cierge, que le condamné ne pouvait tenir. On attendait que s'élevât la voix du coupable, et la foule s'impatientait.

– Vas-tu parler, suppôt de diable ?

– Tu veux donc brûler en enfer, avec ton maître ?

Angélique eut soudain l'impression que son mari rassemblait ses dernières forces. Un flot de vie ranimait sa face livide. Il s'arc-bouta aux épaules du bourreau et du prêtre, et parut grandir au point qu'il dépassa maître Aubin. Une seconde avant qu'il ouvrît la bouche, Angélique, par divination d'amour, avait compris ce qu'il allait faire.

Et soudain, dans l'air gelé, une voix profonde, vibrante, extraordinaire, se fit entendre.

Une dernière fois, la Voix d'or du royaume s'élevait.

Elle chantait, en langue d'oc, un refrain béarnais qu'Angélique reconnut :

Les génois flexez am lo cap encli


À vos reclam la regina plazent


Flor de las flors, non Jhésus prés nayssença


Vulhatz guarda la dental de Tholoroza...

Angélique seule, en comprenait le sens :

...Les genoux fléchis et la tête inclinée,


À vous je me recommande, reine plainte.


Fleur des fleurs où Jésus prit naissance,


Veuillez garder la cité de Toulouse...


Très douce fleur où nous nous réfugions...


Très douce fleur où tout bien fleurit...


Garde Toulouse toujours bien fleurie...

Angélique se sentit traversée par une douleur semblable à un coup de poignard, et elle poussa un cri.

Ce cri s'éleva seul dans un silence soudain terrible. Car la voix du chanteur s'était tue. Le moine Bécher avait levé son crucifix d'ivoire et en avait frappé la bouche du supplicié, dont la tête retomba en avant tandis qu'une salive rouge s'échappait de ses lèvres jusqu'au sol. Mais, presque aussitôt, Joffrey se redressa.

– Conan Bécher, cria-t-il du même timbre haut et clair, je te donne rendez-vous dans un mois au tribunal de Dieu !

Un frisson de terreur parut passer sur la populace et des hurlements forcenés éclatèrent, étouffant la voix du comte de Peyrac.

Une convulsion de colère, une indignation démente avaient saisi les spectateurs. Mais cette explosion était moins provoquée par le geste du moine que par l'arrogance du condamné. Jamais pareil scandale n'avait eu lieu sur le parvis de Notre-Dame ! Chanter !... Il avait osé chanter ! Si encore ce chant avait été un cantique !

Mais le condamné avait chanté en langue étrangère, en langue diabolique... La ruée de la foule souleva Angélique comme une vague monstrueuse. Portée, écrasée, piétinée, elle se retrouva dans l'angle d'un porche. Elle sentit sous sa main un vantail qu'elle poussa. L'ombre de la cathédrale déserte l'accueillit, haletante. Elle essaya de se maîtriser, de dominer la douleur qui la possédait. Le bébé bougeait en elle. Quand Joffrey avait chanté, il avait littéralement bondi au point de la faire hurler.

Les cris du dehors lui parvenaient assourdis. Pendant quelques minutes, les clameurs se soutinrent à une sorte de paroxysme, puis peu à peu s'apaisèrent.

« Il faut repartir, il faut aller place de Crève », se dit Angélique. Et elle quitta le refuge du sanctuaire.

Sur le parvis, un groupe d'hommes et de femmes se battaient à l'emplacement où Bécher avait frappé le comte de Peyrac.

– Je l'ai, la dent du sorcier, cria l'un d'eux.

Et il s'enfuit, poursuivi par les autres. Une femme brandissait un haillon blanc.

– J'ai réussi à couper un morceau de sa chemise. Qui en veut ? Ça porte bonheur.

*****

Angélique courait. Au-delà du pont Notre-Dame, elle rejoignit la foule qui escortait le tombereau. Mais, dans les rues de la Vannerie et de la Coutellerie, il lui devint presque impossible d'avancer. Angélique suppliait qu'on la laissât passer. On ne l'écoutait pas. Les gens paraissaient en état de transe. Sous les rayons du soleil, la neige glissait des toits et tombait en gros paquets, recouvrant têtes et épaules. Mais personne n'en avait cure.

Enfin Angélique réussit à atteindre l'angle de la place. Au même instant, elle vit une énorme flamme jaillir du bûcher. Les bras levés, elle s'entendit crier d'une voix de folle :

– Il brûle ! Il brûle !...

Sauvage, elle se fraya un passage vers le lieu du supplice. La chaleur du brasier l'atteignit. Avivé par le vent, le feu ronflait.

Un crépitement d'orage ou de grêle s'élevait avec violence. Que signifiaient ces formes humaines s'agitant dans l'éclat jaune des flammes qui se mêlaient à la lumière du soleil ?

Quel était cet homme vêtu d'écarlate qui faisait le tour du bûcher, plongeant sa torche enflammée dans les soubassements des fagots ? Quel était cet homme en soutane noire cramponné à l'échelle, les sourcils grillés, et qui, tendant à bout de bras un crucifix, criait :

– Espérance ! Espérance !

Quel était cet homme enfermé dans la fournaise ? Oh ! Dieu ! Pouvait-il y avoir un être vivant dans cette fournaise ? Non, cet être n'était pas vivant, puisque le bourreau l'avait étranglé !

– Entendez-vous comme il crie ! disaient les gens.

– Mais non, il ne crie pas, il est mort, répétait Angélique hagarde. Et elle portait les mains à ses oreilles, croyant entendre sourdre du rideau de feu elle ne savait quelle clameur déchirante.