– Oh ! Joffrey, j'ai tellement sommeil !
Il n'insista pas et elle lui jeta un regard entre ses cils, pour voir s'il n'était pas fâché. Appuyé sur un coude, il la regardait avec un demi-sourire.
– Dors, mon amour, chuchota-t-il.
*****
Lorsqu'elle se réveilla, elle eût pu croire qu'il n'avait pas bougé, car il continuait à la regarder. Elle lui sourit.
Il faisait frais. La nuit n'était pas encore dissipée, mais le ciel prenait une teinte verdâtre, avant l'éblouissement de l'aurore. Une torpeur fugitive apaisait la petite ville.
Encore engourdie, Angélique se tendit vers lui et leurs bras se saisirent, attentifs à bien se nouer.
Il lui avait appris le long plaisir, la joute habile, avec ses feintes, ses reculs, ses audaces, l'œuvre patiente où les deux corps généreux se mènent mutuellement au paroxysme de la jouissance. Lorsque enfin ils se séparèrent, rompus, assouvis, le soleil était déjà haut dans le ciel.
– Dirait-on que nous avons une journée fatigante en perspective ? fit Angélique en riant.
Margot frappait à la porte.
– Madame, Madame, il est temps. Les carrosses se rendent déjà à la cathédrale, et vous n'aurez plus de place pour voir le cortège.
*****
Le cortège était petit. Six personnages allant à pied par le chemin couvert de tapis. En tête venait le cardinal-prince de Conti, brillant et fougueux, ancien héros de la Fronde, dont la présence en ce beau jour confirmait de part et d'autre la volonté d'oublier ces tristes souvenirs.
Puis M. le cardinal Mazarin, dans son fleuve de pourpre.
À distance, le roi s'avançait en habit de brocart d'or assombri d'une ample dentelle noire. À ses côtés les marquis d'Humières et Péguilin de Lauzun, capitaines des deux compagnies de gentilshommes en bec-de-corbin, tenaient chacun le bâton bleu, insigne de leur charge.
Dans le sillage de leurs pas, l'infante, la nouvelle reine, menée à droite par Monsieur, frère du roi, et, à gauche, par son chevalier d'honneur, M. de Bernonville. Sa robe était de brocart d'argent et son manteau de velours violet semé de lis d'or. Ce manteau, très court sur les côtés, avait dix aunes de long à la pointe. Il était soutenu par les jeunes cousines du roi, Mlles de Valois et d'Alençon et la princesse de Carignan. De plus, deux dames maintenaient au-dessus de la tête de la souveraine une couronne fermée. Le groupe étincelant n'avançait qu'avec peine dans la rue étroite le long de laquelle s'échelonnaient Suisses, gardes françaises et mousquetaires.
La reine mère, drapée dans ses voiles noirs brodés d'argent, suivait le couple, entourée de ses dames et de ses gardes.
En queue, venait Mlle de Montpensier, la « grande étourdie du règne », l'objet encombrant de la cour, vêtue de noir, mais avec vingt rangs de perles. Le chemin était court des maisons royales à l'église. Il y eut cependant quelques embarras. On vit fort bien que d'Humières se querellait avec Péguilin. Les deux capitaines prirent place à l'église aux côtés du roi. Avec le comte de Charost, capitaine d'une compagnie des gardes du corps, et le marquis de Vardes, capitaine-colonel des cent-suisses ils accompagnèrent le roi à l'offrande. En l'occurrence Louis XIV prit des mains de Monsieur, qui l'avait reçu du grand maître des cérémonies, un cierge chargé de vingt louis d'or et le remit à Jean d'Olce, évêque de Bayonne.
Mademoiselle remplissait auprès de la jeune reine Marie-Thérèse le même office que Monsieur près du roi.
– N'ai-je pas porté mon offrande et fait mes révérences aussi bien que n'importe qui ? demanda-t-elle plus tard à Angélique.
– Certes, Votre Altesse avait beaucoup de majesté.
Mademoiselle se rengorgea.
– Je suis propre aux cérémonies et je crois que ma personne tient aussi bien sa place en ces occasions que mon nom dans le cérémonial.
Grâce à sa protection, Angélique put assister de près à toutes les festivités qui suivirent : les repas, le bal. Le soir elle fut du long défilé des courtisans et des nobles qui vinrent s'incliner l'un après l'autre devant le grand lit où se trouvèrent étendus côte à côte le roi et sa jeune épouse.
Angélique vit ces deux jeunes gens immobiles comme de raides poupées, couchés entre des draps de dentelle sous le regard de la foule.
Tant d'étiquette ôtait vie et chaleur à l'acte qui allait s'accomplir. Comment ces époux, qui hier encore ne se connaissaient pas, et qui maintenant se tenaient guindés dans leur magnificence, empesés dans leur dignité, pourraient-ils se tourner l'un vers l'autre pour s'étreindre lorsque la reine mère aurait, selon l'usage, laissé retomber sur eux les rideaux du lit somptueux ? Elle eut pitié de l'infante impassible, qui sous les regards devait dissimuler son trouble de jeune fille. À moins qu'elle n'éprouvât nulle émotion, figurante accoutumée depuis l'enfance à la servitude des représentations. Il ne s'agissait que d'un rite de plus. On pouvait, faire confiance au sang bourbon de Louis XIV pour ne pas faillir.
En redescendant l'escalier, les seigneurs et les daines échangeaient des plaisanteries osées. Angélique pensait à Joffrey, qui avait été si doux et si patient pour elle. Où était-il, Joffrey ? De la journée, elle ne l'avait vu...
Dans le hall de la maison royale, Péguilin de Lauzun l'aborda. Il était un peu essoufflé.
– Où est le comte votre mari ?
– Ma foi, je le cherche aussi.
– Quand lavez-vous vu pour la dernière fois ?
– Je l'ai quitté ce matin pour me rendre à la cathédrale avec Mademoiselle. Lui-même accompagnait M. de Gramont.
– Vous ne l'avez pas aperçu depuis ?
– Mais non, vous dis-je. Vous avez l'air bien agité. Que lui voulez-vous ?
Le petit homme lui prit la main et l'entraîna.
– Allons à la demeure du duc de Gramont.
– Que se passe-t-il ?
Il ne répondit pas. Il avait toujours son bel uniforme, mais, contrairement à son habitude, son visage avait perdu sa gaieté.
Chez le duc de Gramont, le grand seigneur, attablé au milieu d'un groupe d'amis, leur dit que le comte de Peyrac l'avait quitté ce matin après la messe.
– Était-il seul ? interrogea Lauzun.
– Seul ? Seul ? bougonna le duc, que voulez-vous dire, mon petit ? Est-ce qu'il y a une personne dans Saint-Jean-de-Luz qui puisse se vanter d'être seule aujourd'hui ? Peyrac ne m'a pas confié ses intentions, mais je puis vous dire que son Maure l'accompagnait.
– Bon. J'aime mieux cela, dit Lauzun.
– Il doit être avec les Gascons. La bande mène joyeuse vie dans une taverne sur le port ; à moins qu'il n'ait répondu à l'invite de la princesse Henriette d'Angleterre, qui comptait lui demander de chanter pour elle et ses dames.
– Venez, Angélique, dit Lauzun.
*****
La princesse d'Angleterre était cette agréable jeune Bile près de laquelle Angélique avait été assise dans la barque, lors de la visite à l'île des Faisans. À l'interrogation de Péguilin, elle secoua négativement la tête :
– Non, il n'est point ici. J'ai envoyé un de mes gentilshommes à sa recherche, mais il ne l'a trouvé nulle part.
– Pourtant, son Maure Kouassi-Ba est un individu qu'on remarque sans difficultés.
– On n'a pas vu le Maure.
À la taverne de la Baleine-d'Or, Bernard d'Andijos se leva péniblement de la table, où était réunie la fleur de la Gascogne et du Languedoc. Non, personne n'avait vu M. de Peyrac. Dieu sait qu'on l'avait cherché, appelé, jusqu'à aller jeter des cailloux dans les vitres de son hôtel rue de la Rivière. On avait même cassé des carreaux chez Mademoiselle. Mais de Peyrac, pas de trace.
Lauzun se prit le menton pour réfléchir.
– Trouvons de Guiche. Le petit Monsieur faisait des yeux doux à votre mari. Il se peut qu'il l'ait entraîné en partie fine chez son favori.
Angélique suivait le duc à travers les ruelles encombrées, éclairées de torches et de lanternes de couleurs. Ils entraient, interrogeaient, ressortaient. Les gens était à table dans l'odeur des mets, la fumée des milliers de chandelles, le relent des domestiques qui avaient bu tout le jour aux fontaines de vin.
On dansait aux carrefours au son des tambourins et des castagnettes. Les chevaux hennissaient dans la pénombre des cours.
Le comte de Peyrac avait disparu.
Angélique saisit brusquement Péguilin et le fit pirouetter vers elle.
– Cela suffit, Péguilin, parlez. Pourquoi vous inquiétez-vous à ce point de mon mari ? Vous savez quelque chose ?
Il soupira, et soulevant discrètement sa perruque s'épongea le front.
– Je ne sais rien. Un gentilhomme de la suite du roi ne sait jamais rien. Il peut trop lui en cuire. Mais voici quelque temps que je soupçonne un complot contre votre mari.
Il lui chuchota à l'oreille :
– Je crains qu'on n'ait essayé de l'arrêter.
– L'arrêter ? répéta Angélique. Mais pourquoi ?
Il eut un geste d'ignorance.
– Vous êtes fou, reprit Angélique. Qui peut donner l'ordre de l'arrêter ?
– Le roi, évidemment.
– Le roi a autre chose à faire que de songer à faire arrêter les gens un pareil jour. Cela ne tient pas debout, ce que vous racontez.
– Je l'espère. Je lui ai fait porter un mot d'avertissement hier soir. Il était temps encore pour lui de sauter sur son cheval. Madame, vous êtes bien certaine qu'il a passé la nuit près de vous ?
– Oh ! oui, bien certaine, fit-elle en rougissant un peu.
– Il n'a pas compris. Il a joué encore, jonglé avec le Destin.
– Péguilin, vous me rendez folle ! s'écria Angélique en le secouant. Je crois que vous êtes en train de me faire une odieuse plaisanterie.
– Chut !
Il l'attira contre lui en homme familier des femmes, et lui appuya la joue contre la sienne pour l'apaiser.
– Je suis un bien vilain garçon, ma mignonne, mais meurtrir votre petit cœur, voilà une chose dont je ne serai jamais capable. Et d'ailleurs, après le roi, il n'est pas d'homme que j'aime autant que le comte de Peyrac. Ne nous affolons pas, ma mie. Il se peut qu'il ait fui à temps.
– Mais enfin..., s'exclama Angélique.
Il eut un geste impérieux.
– Mais enfin, reprit-elle plus bas, pourquoi le roi voudrait-il l'arrêter ? Sa Majesté lui a parlé hier soir encore avec beaucoup de grâce, et j'ai moi-même surpris des paroles où le roi ne cachait pas la sympathie que Joffrey lui inspirait.
– Hélas ! Sympathie !... Raison d'État... Influences, ce n'est pas à nous, pauvres courtisans, de doser les sentiments du roi. Souvenez-vous qu'il a été l'élève de Mazarin, et que celui-ci parlait de lui de cette façon : « Il se mettra tard en chemin, mais il ira plus loin que les autres. »
– Ne pensez-vous pas qu'il y ait là-dessous quelque intrigue de l'archevêque de Toulouse, Mgr de Fontenac ?
– Je ne sais rien... je ne sais rien, répéta Péguilin.
Il la raccompagna jusqu'à son hôtel, lui dit qu'il allait encore s'informer et qu'il viendrait la voir au matin. En rentrant, Angélique espérait follement que son mari l'attendrait là, mais elle ne trouva que Margot veillant sur Florimond endormi, et la vieille tante, bien oubliée au milieu de ces fêtes et qui trottinait dans les escaliers. Les autres domestiques étaient partis danser en ville.
Angélique finit par se jeter tout habillée sur son lit, après avoir seulement retiré ses bas et ses souliers. Elle avait les pieds gonflés de la folle course qu'elle avait menée avec le duc de Lauzun à travers la ville. Son cerveau tournait à vide.
« Je réfléchirai demain », se dit-elle. Et elle s'endormit lourdement. Elle fut réveillée par un appel venu de la rue.
– Médême ! Médême !...
La lune voyageait au-dessus des toits plats de la petite ville. Des clameurs et des chants venaient encore du port et de la grand-place, mais le quartier était calme et presque tout le monde y dormait, rompu de fatigue.
Angélique se précipita au balcon et aperçut le Noir Kouassi-Ba, debout dans le clair de lune.
– Médême ! Médême !...
– Attends, je viens t'ouvrir.
Sans prendre le temps de se rechausser, elle descendit, alluma une chandelle dans le vestibule et tira la porte.
Le Noir se glissa à l'intérieur d'un bond souple de bête. Ses yeux brillaient d'un éclat étrange ; elle vit qu'il tremblait comme s'il avait été en état de transe.
– D'où viens-tu ?
– De là-bas, fit-il avec un geste vague. Il me faut un cheval. Tout de suite, un cheval !
Ses dents se découvrirent dans une grimace extraordinairement sauvage.
– On a attaqué mon maître, chuchota-t-il, et je n'avais pas mon grand sabre. Oh ! Pourquoi n'avais-je pas mon grand sabre aujourd'hui ?
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