Deux clercs qui bâillaient sur le seuil se précipitèrent vers Angélique dès qu'elle mit pied à terre et l'entourèrent aussitôt d'un tourbillon de paroles dans un jargon incompréhensible. Elle finit par comprendre qu'ils lui vantaient les mérites de l'étude de maître de Sancé comme le seul endroit dans Paris où les gens soucieux de gagner un procès pouvaient y être guidés en toute sécurité.

– Je ne viens pas pour un procès, dit Angélique. Je veux rencontrer Mme Fallot.

Déçus, ils lui indiquèrent une porte sur la gauche qui donnait accès au domicile du procureur.

Angélique souleva le marteau de bronze et ce fut presque avec émotion qu'elle attendit qu'on vînt lui ouvrir.

Une grosse servante en bonnet blanc et proprement mise l'introduisit dans le vestibule, mais presque aussitôt Hortense parut au sommet de l'escalier. Elle avait vu le carrosse par la fenêtre.

Angélique eut l'impression que sa sœur avait été sur le point de se jeter à son cou, mais qu'aussitôt, se ravisant, elle affichait un air distant. D'ailleurs, il faisait si sombre dans cette antichambre qu'il était difficile de se voir. Elles s'embrassèrent sans chaleur.

Hortense paraissait encore plus sèche et plus grande qu'autrefois.

– Ma pauvre sœur ! dit-elle.

– Pourquoi m'appelles-tu « ma pauvre sœur ? » demanda Angélique. Mme Fallot fit un geste en désignant la servante et entraîna Angélique dans sa chambre.

C'était une vaste pièce servant aussi de salon, car il y avait de nombreux fauteuils et tabourets ainsi que des chaises et des banquettes groupés autour du lit à beaux rideaux et courtepointe de damas jaune. Angélique se demanda si sa sœur avait coutume de recevoir ses amies étendue sur son lit comme le faisaient les Précieuses. Il est vrai qu'autrefois Hortense passait pour avoir de l'esprit et se piquait de beau langage.

Il y faisait également sombre à cause des carreaux de couleur, mais par cette chaleur ce n'était pas désagréable. Le dallage était rafraîchi par des bottées d'herbe verte jetées ça et là. Angélique respira leur bonne odeur rustique.

– On est bien chez toi, dit-elle à Hortense.

Celle-ci ne se dérida pas.

– N'essaie pas de me donner le change par tes façons enjouées. Je suis au courant de tout.

– Tu as de la chance, car j'avoue, moi, que je suis dans la plus complète ignorance de ce qui m'arrive.

– Quelle imprudence de t'afficher ainsi en plein Paris ! dit Hortense en levant les yeux au ciel.

– Écoute, Hortense, ne commence pas à lever tes prunelles au plafond. Je ne sais pas si ton mari est comme moi, mais je me souviens que je n'ai jamais pu te voir faire cette grimace-là sans t'envoyer une gifle. Maintenant, je vais te dire ce que je sais, ensuite tu me diras ce que tu sais.

Elle raconta comment, se trouvant à Saint-Jean-de-Luz pour le mariage du roi, le comte de Peyrac avait subitement disparu. Les présomptions de certains amis la portant à croire qu'il avait été enlevé et amené vers Paris, elle était remontée elle aussi vers la capitale. Là, elle venait de trouver son hôtel sous scellés et avait appris que son mari était sans doute à la Bastille.

Hortense dit sévèrement :

– Donc, tu pouvais te douter combien ta venue en plein jour était compromettante pour un haut fonctionnaire du roi ? Et pourtant tu es venue ici !

– Oui, c'est bizarre en effet, répliqua Angélique, mais ma première idée a été de penser que les gens de ma famille pouvaient m'aider.

– Seule occasion en laquelle tu puisses te souvenir de ta famille, je crois ! Je suis bien sûre que je n'aurais pas reçu ta visite si tu avais pu te pavaner dans ta belle maison neuve du quartier Saint-Paul. Pourquoi n'es-tu pas allée demander l'hospitalité aux brillants amis de ton si riche et si bel époux, tous ces princes, ducs et marquis, au lieu de nous causer du tort par ta présence ?

Angélique fut sur le point de se lever et de partir en claquant la porte, mais il lui sembla entendre, venant de la rue, les pleurs de Florimond et elle se maîtrisa.

– Hortense, je ne me fais pas d'illusions. En sœur affectueuse et dévouée, tu me mets à la porte. Mais j'ai avec moi un enfant de quatorze mois qui a besoin d'être baigné, changé, nourri. Il se fait tard. Si je repars encore à la recherche d'un gîte, je finirai par coucher au coin d'une rue. Accueille-moi pour cette nuit.

– C'est une nuit de trop pour la sécurité de mon foyer.

– Ne dirait-on pas que je traîne derrière moi la réputation d'une vie scandaleuse ? Mme Fallot serra ses lèvres minces, et ses yeux bruns et vifs, bien qu'assez petits, brillèrent.

– Ta réputation n'est pas sans taches. Quant à celle de ton mari, elle est atroce.

Angélique ne put s'empêcher de sourire de son expression dramatique.

– Je t'assure que mon mari est le meilleur des hommes. Tu comprendrais vite si tu le connaissais...

– Dieu m'en préserve ! J'en mourrais de peur. Si ce qu'on m'a dit est vrai, je ne comprends pas comment tu as pu vivre plusieurs années en sa demeure. Il faut qu'il t'ait envoûtée.

Elle ajouta après une seconde de réflexion :

– Il est vrai que, très jeune, tu avais une prédisposition marquée pour toutes sortes de vices.

– Tu es vraiment d'une amabilité, ma chère ! Il est exact que très jeune, toi, tu avais une prédisposition marquée pour la médisance et la méchanceté.

– De mieux en mieux ! Maintenant tu viens m'injurier sous mon propre toit.

– Pourquoi refuses-tu de me croire ? Je te dis que mon mari n'est à la Bastille que par un malentendu.

– S'il est à la Bastille, c'est qu'il y a une justice.

– S'il y a une justice, il sera libéré promptement.

– Permettez-moi d'intervenir, mesdames, qui parlez si bien de la justice, fit derrière elles une voix grave.

Un homme venait d'entrer dans la pièce. Il devait avoir une trentaine d'années, mais affectait une attitude fort compassée. Sous sa perruque brune, son visage plein, soigneusement rasé, affichait une expression à la fois grave et attentive, qui avait quelque chose d'un peu ecclésiastique. Il penchait la tête légèrement de côté, comme quelqu'un qui est accoutumé, par sa profession, à recevoir des confidences. À son costume de drap noir, confortable, mais à peine relevé d'un galon noir et de boutons de corne, à son rabat immaculé mais simple, Angélique devina qu'elle se trouvait devant son beau-frère le procureur. Pour l'amadouer, elle lui fit une révérence. Il vint à elle et très solennellement la baisa sur les joues, comme il se doit entre gens de même famille.

– Ne parlez pas au conditionnel, madame. Il y a une justice. Et c'est en son nom et du fait de son existence que je vous accueille dans ma maison.

Hortense sursauta comme un chat échaudé.

– Mais enfin, Gaston, vous êtes fou à lier. Depuis que je suis mariée, vous me répétez à l'envi que votre carrière prime tout et que celle-ci dépend exclusivement du roi...

– Et de la justice, ma chère, interrompit avec douceur, mais fermement, le magistrat.

– Il n'empêche que depuis plusieurs jours vous émettez sans cesse la crainte de voir ma sœur se réfugier chez nous. Étant donné ce que vous savez sur l'arrestation de son mari, une telle éventualité, disiez-vous, équivaudrait pour nous à une ruine certaine.

– Taisez-vous, madame, vous me feriez regretter d'avoir trahi, en quelque sorte, le secret professionnel, en vous tenant au courant de ce que fortuitement j'ai appris.

Angélique décida de faire litière de tout amour-propre.

– Vous avez appris quelque chose ? Oh ! monsieur, de grâce, informez-moi. Je suis depuis plusieurs jours dans l'incertitude la plus complète.

– Hélas ! madame, je ne chercherai pas à me retrancher derrière une fausse discrétion, ni à me répandre en paroles lénifiantes. Je vous l'avoue tout de suite, je sais fort peu de chose. Ce n'est que par un renseignement officieux du palais que j'ai appris, avec stupeur je l'avoue, l'arrestation de M. de Peyrac. Aussi je vous demande, dans votre propre intérêt comme dans celui de votre mari, de ne pas faire état jusqu'à nouvel ordre de ce que je vais vous confier. C'est d'ailleurs, je le répète, un bien médiocre renseignement. Voici : votre mari a été arrêté par une lettre de cachet de troisième catégorie, c'est-à-dire la lettre appelée « de par le roi ». L'officier ou le gentilhomme incriminé y est invité par le roi à se rendre en secret, mais librement, bien qu'accompagné d'un commissaire royal, au lieu qu'on lui désigne. En ce qui concerne votre époux, il a tout d'abord été conduit à For-Lévêque, d'où il a été transféré, sur ordre contresigné Séguier, à la Bastille.

– Je vous remercie de me confirmer des nouvelles somme toute rassurantes. Beaucoup de gens sont allés à la Bastille et en sont sortis réhabilités aussitôt que la lumière avait été faite sur les calomnies qui les y avaient conduits.

– Je vois que vous êtes une femme de sang-froid, dit maître Fallot avec un petit hochement de menton approbateur, mais je ne voudrais pas vous donner l'illusion que les choses s'arrangeront facilement, car j'ai appris également que l'ordre d'arrestation, signé du roi. spécifiait de ne porter sur les registres d'écrou, ni le nom ni l'accusation dont le prévenu fait l'objet.

– Sans doute le roi ne désire-t-il pas infliger un affront à l'un de ses fidèles sujets avant d'avoir examiné lui-même les faits qu'on lui reproche. Il veut pouvoir l'innocenter sans éclat...

– Ou l'oublier.

– Comment cela, l'oublier ? répéta Angélique, tandis qu'un frisson subit la secouait.

– Il y a beaucoup de gens que l'on oublie dans les prisons, dit maître Fallot en fermant à demi les yeux et en regardant au loin, aussi sûrement qu'au fond d'un tombeau. Certes il n'est pas déshonorant en soi d'être emprisonné à la Bastille, qui est la prison des gens de qualité et où de nombreux princes du sang sont passés, sans pour cela déroger. Néanmoins j'insiste sur le fait qu'être un prisonnier anonyme et au secret est l'indice que l'affaire est particulièrement grave.

Angélique resta silencieuse un instant. Tout à coup, elle sentait sa fatigue, et la faim lui tenaillait l'estomac. À moins que ce ne fût l'angoisse ?... Elle leva les yeux vers ce magistrat en lequel elle espérait un allié.

– Puisque vous avez la bonté, monsieur, de m'éclairer, dites-moi ce que je dois faire ?

– Encore une fois, madame, il ne s'agit pas de bonté, mais de justice. C'est par esprit de justice que je vous reçois sous mon toit, et puisque vous me demandez conseil, je vous adresserai à un autre homme de loi. Car je crains que mon propre crédit dans cette affaire ne soit jugé partial et intéressé, bien que nos relations de famille n'aient pas été jusqu'alors très fréquentes.

Hortense, qui rongeait son frein, s'exclama avec la voix aigre de sa jeunesse :

– Ça, vous pouvez le dire ! Tant qu'elle a eu ses châteaux et les écus de son Boiteux, elle ne s'est guère préoccupée de nous. Ne croyez-vous pas que M. le comte de Peyrac, qui était du parlement de Toulouse, n'aurait pas pu vous procurer quelques avantages en vous recommandant à de hauts magistrats de Paris ?

– Joffrey avait peu de relations avec les gens de la capitale.

– Oui ! Oui ! fit l'autre en la singeant. Seulement quelques petites relations avec le gouverneur du Languedoc et du Béarn, le cardinal Mazarin, la reine mère et le roi !

– Tu exagères...

– Enfin, avez-vous été invités au mariage du roi, oui ou non ?...

Angélique ne répondit rien et sortit du salon. Il n'y avait aucune raison pour que la discussion prît fin. Autant aller chercher Florimond, puisque le mari était d'accord. En descendant l'escalier, elle se surprit à sourire. Elles avaient vite retrouvé, Hortense et elle, le chemin familier de leurs éternelles querelles !... Ainsi donc Monteloup n'était pas mort. Mieux valait se tirer les cheveux que de se sentir étrangères.

Dans la rue, elle trouva François Binet assis sur le marchepied du carrosse et tenant dans ses bras le bébé endormi. Le jeune barbier lui dit que, voyant l'enfant souffrir, il lui avait administré un remède à sa façon, d'opium et de menthe pilée, dont il avait réserve, étant, comme tous ceux de sa profession, quelque peu chirurgien et apothicaire. Angélique le remercia. Elle s'informa de Margot et de la petite bonne.

On lui dit que la servante, comme l'attente se prolongeait, n'avait pu résister à l'annonce d'un valet d'étuviste qui chantait à travers les rues : C'est à l'image de saint Jeanne que vont se baigner les femmes. Bien servies vous y serez de valets et chambrières. Allez tôt, les bains sont prêts...