Chaque fois qu'Adhémar entendait prononcer le nom de la duchesse de Maudribourg, il se signait abondamment. Le quartier-maître Vanneau finit par l'écarter et par le dissimuler derrière le rempart des hommes du Gouldsboro. Il valait mieux qu'il n'attirât pas trop l'attention dans son uniforme flambant neuf, tant qu'on n'aurait pas éliminé pour le pauvre soldat l'accusation de désertion qui risquait de peser sur lui en Nouvelle-France.
Comme par une réaction de conjuration envers la duchesse, l'instant parut choisi pour présenter les jésuites. Étant avertie que le Père d'Orgeval ne se trouvait pas parmi eux, Angélique les aborda sans appréhension. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver aussi de la déception. Ce jésuite, leur ennemi, qu'ils n'avaient jamais vu et qui se dérobait toujours au moment de la confrontation, demeurait ainsi un adversaire inquiétant. Il aurait été bon de pouvoir croiser le fer avec lui une fois pour toutes, d'affronter « ce regard bleu à la dureté de saphir » dont parlait Ambroisine.
Privé de cette présence, le groupe des jésuites, nonobstant leur expression de courtoisie distante, n'inspirait pas la crainte.
Ils étaient une dizaine environ.
Le supérieur de la communauté, le Révérend Père de Maubeuge, apparut à Angélique comme un énigmatique personnage. On disait qu'il avait passé de longues années en Chine, parmi les savants qui avaient fondé l'observatoire de Pékin. Était-ce l'effet de sa réputation ? On ne pouvait s'empêcher de trouver à ce religieux, d'origine picarde, on ne sait quelle ressemblance avec les Asiatiques dont il avait si longtemps partagé l'existence et les coutumes.
Âgé d'une soixantaine d'années, peut-être plus, de taille moyenne, presque chauve, il avait la peau lisse, ivoirine, les gestes rares, les traits impassibles mais qu'une lueur d'humour pouvait éclairer parfois. Sa barbe grisonnante était courte et pointue. Il échangea des paroles de bienvenue avec le comte de Peyrac. Sa forme de politesse et quelques petits saluts dont il ponctuait son discours complétaient cette impression d'avoir affaire à un mandarin, à un homme d'une race différente, étrangère à celle de ces Français bruyants et turbulents qui s'ébattaient alentour.
Du bref regard oblique qu'il lui jeta de sous ses paupières bridées, Angélique garda le sentiment d'avoir été examinée par le représentant d'un monde mystérieux et inaccessible. Cependant, elle n'en éprouva pas d'effroi.
– Nous n'oublions pas que nous vous devons la vie d'un de nos frères, Madame, lui dit-il d'une voix tranquille et monocorde.
Et comme elle s'étonnait, il se tourna vers un autre jésuite à ses côtés, trapu et solide, à la forte barbe noire, dans lequel elle reconnut le Père Massérat, souriant et bonhomme.
– Vous, mon Père ? Quelle bonne surprise de vous trouver ici ! Pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu plus tôt...
– C'est à moi de vous prier de m'excuser. J'écarquillais les yeux ne reconnaissant pas, dans une si fastueuse apparition, notre bonne hôtesse de Wapassou, à qui nous devons de ne pas avoir péri, transformés en statues de glace, un soir d’Épiphanie. J'ai tardé à venir vous saluer.
Ils commencèrent d'évoquer les souvenirs de cet hiver terrible au cours duquel le Père Massérat les avait aidés à soigner les malades.
Les Filles du Roy étaient arrivées avec Yolande et Chérubin, et la cohorte des voyageurs du Saint-Jean-Baptiste que les équipages de Peyrac avaient tirés de leur mauvaise posture, à l'entrée de la rivière Saint-Charles.
Angélique les vit de loin qui introduisaient les jeunes filles auprès des aimables Canadiens avec lesquels ils avaient lié connaissance, et qui leur faisaient servir à boire et à manger, tâchant de les encourager et de les égayer.
On était à Québec, plus de doute ! Et le moment était venu de voir comment allait se résoudre une foule de petits détails dont la proposition n'était pas simple.
Que faire entre autres du malheureux Anglais du Connecticut, Élie Kempton, razzié par le capitaine du Saint-Jean-Baptiste dans le Golfe Saint-Laurent ? Pour l'instant, on ne le montrait pas, car il faudrait lui éviter d'être emprisonné comme ennemi des Français et vendu comme esclave aux Indiens ou à une famille pieuse chargée de le convertir au catholicisme.
Angélique poussa une petite exclamation. Ces Canadiens avec leurs boissons explosives lui avaient fait oublier son chat.
– Ne craignez rien, affirma Ville d'Avray. Il est en bonnes mains, je vous le réitère. On peut compter sur Janine Gonfarel quand elle vous a rangé de son côté.
– Janine Gonfarel ! répéta Angélique, vous ne voulez pas dire que... que... cette grosse femme qui est intervenue.. Mais on nous avait dit qu'elle nous était hostile et très dévouée aux jésuites...
– Si fait... Mais il faut croire qu'elle aime les bêtes. Elle voulait bien qu'on vous lance des pierres, à vous, mais pas à votre chat... Rassurez-vous ! Rassurez-vous, insista le marquis, voyant Angélique pâlir. Je me porte garant de son tendre cœur. On la craint, elle terrorise la moitié de la ville par son verbe haut et son remue-ménage. Il n'est pas de jour qu'elle ne monte au château Saint-Louis ou à la Prévôté ou chez l'intendant se plaindre de ceci ou réclamer cela. Mais soyez tranquille pour votre chat. Il va être soigné et gâté ! Songez qu'elle est patronne de la taverne du Navire de France, un endroit où l'on mange divinement. Rassurez-vous, vous dis-je ! C'est une très brave femme ! Je l'aime comme ma sœur...
Malgré les protestations du marquis, Angélique sentait, une fois de plus, sa joie troublée d'un souci intérieur mal défini. Quoi qu'il en ait dit, l'intervention de la virago n'avait pas été sans l'interloquer et maintenant qu'elle savait qu'il s'agissait de Janine Gonfarel, ce revirement d'une personne défavorable à leur venue ne laissait pas de l'inquiéter plus que de la rassurer.
Mais il lui fut impossible de s'appesantir au milieu d'une telle agitation et d'un tel vacarme.
Les sons carillonnants d'une volée de cloches s'ébranlant tout à coup dans les hauteurs de la ville, et roulant jusqu'à eux en réveillant les échos des falaises, vinrent ajouter au tumulte.
– Le Te Deum ! s'exclama le gouverneur. Et Monseigneur l’Évêque qui nous attend depuis des heures sur le parvis de la cathédrale !
Il ne manquait plus que ça !
Chapitre 11
– J'apporte pour Monseigneur de Laval un présent qui, je l'espère, lui agréera, annonça Peyrac.
– De quoi s'agit-il ?
– De reliques.
Six marins du Gouldsboro s'avancèrent, portant sur leurs épaules un brancard qui supportait une petite châsse d'argent.
– Ayant appris que votre basilique de Notre-Dame-de-Québec contenait les reliques de saint Saturnus et de sainte Félicité, j'ai voulu ajouter à ce trésor les reliques de sainte Perpétue qui, comme vous ne l'ignorez pas, partagea leur martyre, près de Carthage, dans les premiers siècles.
M. de Frontenac l'ignorait peut-être, mais il ôta son feutre avec respect et se signa.
– Des reliques ! L'évêque va être enchanté. Il a fait déposer plus de quatre-vingts reliques sous les pierres d'autel de nos églises. Notre cité est une cité sainte.
Le cortège s'organisa avec en tête les musiciens, puis les oriflammes. La châsse entourée des jésuites, récollets, prêtres du séminaire, qui l'isolaient du désordre populaire, suivrait, après les officiels, portée et escortée par les hommes d'équipage.
Angélique refusa la chaise à porteurs tant proposée par Ville d'Avray. Frontenac expliquait quelque chose à propos d'un carrosse d'honneur qui n'avait pu se frayer passage.
N'était-ce pas plus agréable de se rendre doucement à la cathédrale en s'élevant peu à peu dans la lumière dorée de cette belle journée d'arrière-automne ?
Le soleil, encore dans le milieu du ciel, dispensait un peu de tiédeur.
Le long de la côte de la Montagne qui était le chemin principal pour se rendre vers la Haute-Ville, une foule dense donnait à cette rue escarpée l'allure d'un torrent roulant des eaux tumultueuses et sombres.
Mais ces eaux s'écartèrent volontiers et lorsqu'on eut franchi le défilé étroit des dernières maisons dont chaque fenêtre ou lucarne, portait des têtes en grappes, il y eut assez d'espace pour permettre au cortège de s'élargir.
Au départ, l'étroitesse du passage avait posé une question de protocole. Qui de Peyrac ou de M. de Bardagne devait se tenir à la droite du gouverneur ? M. de Frontenac la résolut à la française, c'est-à-dire de façon galante, en faisant placer Angélique à sa droite et en s'avançant seul avec elle en tête.
Ensuite, lorsque le chemin se révéla un peu plus spacieux, à la gauche du gouverneur se trouva M. de Bardagne que personne ne remarquait. On le prit pour un officier d'escorte de Joffrey de Peyrac qui se tenait derrière le gouverneur et dont la haute taille et la magnificence attiraient tous les regards et suscitaient, ainsi que la beauté d'Angélique, des exclamations et des commentaires passionnés.
La rumeur des vivats et des applaudissements précédait et suivait leur passage.
Voici donc qu'Angélique et Joffrey de Peyrac gravissaient cette pente qui allait des quais de Québec à la ville aristocratique et conventuelle édifiée dans les hauteurs, pente aussi escarpée, rude et rocailleuse que le chemin du Paradis, et comme lui découvrant à mesure qu'on s'élevait des perspectives d'une surprenante beauté.
On arrivait au point culminant de ce rude chemin. Angélique fit halte, désireuse d'embrasser du regard le magnifique horizon, dont la beauté les accompagnait dans leur ascension, comme un hymne s'élevant et déployant peu à peu ses plus beaux accents.
Du ressaut de la falaise où ils se trouvaient, le fleuve se découvrait comme une immense baie miroitante que les lointains roses et bleus des montagnes élargissaient sans fin. Le ciel et l'eau semblaient se confondre dans une même tonalité lavée de rose, et, très loin, en bas, l'on apercevait les navires de la petite flotte de Peyrac, rangés en demi-cercle devant la ville, comme des jouets sur un miroir.
L'on se remit en route et à un tournant, ils rencontrèrent un prêtre en surplis blanc, sur sa soutane noire, l'étole violette au cou et qu'escortaient deux gamins à gros sabots, eux aussi en lévites noires et surplis. L'un secouait une clochette à manche de bois, l'autre ployait sous la hampe d'une haute croix d'argent qu'il maintenait de son mieux dressée à deux mains. Un dogue les accompagnait.
L'attitude du prêtre était un peu celle d'un prophète chargé de rappeler à l'humanité pécheresse et négligente que la vie est douleur et que le service de Dieu passe avant toutes choses.
Mais la présence du chien changeait tout. Car si le visage de l'ecclésiastique exprimait des sentiments courroucés, l'attitude de l'animal, assis sur sa queue, la langue pendante et regardant venir la compagnie avec un beau regard paisible était l'image même de cette ville bon enfant et ôtait beaucoup de la solennité que souhaitait donner le prêtre à son discours. Affectant de ne pas remarquer Angélique qui pourtant n'était pas une apparition négligeable, il héla le gouverneur d'un ton impérieux.
– Est-ce une heure pour le Te Deum ? C'était prévu pour vêpres et vous arrivez à none. Ces messieurs du chapitre ont pris racine, on a usé la provision d'encens d'une semaine et Monseigneur est sur le point de retourner chez lui.
– Hé l'abbé ! Croyez-vous que toutes les questions diplomatiques peuvent se régler à la va-vite ? Surtout quand le canon s'en mêle... Et vous-même, que faites-vous ici à vous promener alors que vous devriez être avec les chantres ?
– J'ai été requis pour porter les saintes huiles aux victimes du bombardement.
– Quoi ! Cette canonnade stupide aurait fait des victimes ? Il y a eu des morts ?
– Deux. Mais ils ont pu recevoir les sacrements avant d'expirer.
M. de Frontenac fit halte derechef et repoussa son chapeau, cette fois pour se gratter le front sous sa perruque, avec souci.
– Diable ! Et que disent les familles ? Le voisinage ?
– C'étaient des gredins, déclara sèchement le vicaire. Personne ne s'en soucie. Profitant de l'absence des propriétaires, ils étaient en train de cambrioler la maison de Monsieur de Castel-Morgeat qui a été atteinte...
– Bravo ! cria la voix de Ville d'Avray dans la foule.
Et le gouverneur militaire, furieux, joua des coudes pour essayer de le rejoindre.
– Mais, je vous rappelle humblement, continuait le prêtre à l'adresse de Frontenac, que tout le monde attend sur le parvis de la cathédrale. Je vous en prie, hâtez-vous ! Ce n'est pas tolérable.
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