Angélique en déduisit qu'elle était aussi un peu ivre. Mais, à vrai dire, beaucoup plus de l'excès de fatigue et de tumulte que des boissons absorbées.

Lorsqu'à plus de minuit on pouvait se retrouver enfin seule après une telle journée, ces vertiges n'avaient rien que de très naturel. Et la tâche insipide qui consistait à retirer une à une les nombreuses épingles fixant ses atours la reposait et, sur un certain plan, lui plaisait.

Cette robe merveilleuse ne l'avait pas trahie. Elles avaient respecté l'une et l'autre le pacte qui les unissait. Ce pacte qui stipule, dans le code secret des accords passés entre la Femme et la Parure, qu'elles doivent se magnifier l'une par l'autre. C'était pour elle une volupté personnelle que de se retrouver seule. Les dernières années de son existence l'avaient accoutumée à aller et venir librement et elle se dit qu'elle ne pourrait jamais redevenir une dame de la Cour avec une nuée de suivantes et de laquais sur les talons. Enfin, sinon jamais, pas encore... Il y avait aussi ce problème de la fleur de lys infamante dont elle était marquée à l'épaule, et qui la condamnait à ne pouvoir se remettre qu'entre les mains d'une personne de confiance.

Tant pis ! Elle se piquerait un peu le bout des doigts, mais elle préférait ce moment de solitude riche de tout, goûter seule ce premier moment de détente dans la maison de Québec dont le marquis de Ville d'Avray l'avait si longtemps entretenue.

Elle réussit à retirer le plastron, puis dégrafa le corsage et l'ôta en le retournant comme une peau car il était fort ajusté et, selon la mode actuelle, collait au corps afin d'en souligner les formes et la grâce. Cela n'allait pas sans contraindre un peu la chair ainsi emprisonnée surtout lorsqu'on s'était livrée à de généreuses agapes.

Angélique jeta au loin plastron et corsage et soupira, d'aise. Elle plongea ses mains dans ses cheveux et les souleva pour soulager sa nuque. Derechef, elle se regarda dans le miroir. L'image était toujours trouble mais d'autant plus inspirante. Sous les plis collés de sa chemise de fin linon, sa peau transparaissait blanche et les pointes de ses seins comme deux taches plus accentuées.

Au-dessus du miroir, il y avait un énorme crucifix d'ivoire et d'argent massif. Dans la maison de Ville d'Avray, il y avait des crucifix partout, mais si beaux qu'on oubliait presque que c'étaient des objets de piété. Elle acheva de dénouer les aiguillettes de la dernière jupe et celle-ci tomba en corolle autour d'elle.

Yolande l'avait aidée pour se débarrasser du manteau de robe, ensuite Angélique l'avait congédiée.

Maintenant, jupes et dentelles d'argent étaient à terre. Elle franchit le rempart et les repoussa du pied. Elle ôta sa chemise et se trouva nue. Elle lia ses cheveux d'un ruban et s'approcha de la baignoire. Avec un nouveau soupir, elle entra dans l'eau très chaude. La fatigue du jour s'abolit. Le bien-être qui l'envahit lui vida la tête de toutes pensées et la nuque appuyée contre le rebord de la cuve de bois elle se laissa aller à une rêverie bienheureuse.

Elle était à Québec. Et cela résonnait en elle presque aussi glorieusement que le jour où, du haut des marches du parterre du Roi, elle avait réalisé qu'ELLE ETAIT À VERSAILLES.

Ce qui était important c'était de mesurer quelle pente il avait fallu gravir pour conquérir ce moment.

Elle était à Québec et, après sa vie d'errance, cela lui apparaissait comme un havre plein de merveilles.

Elle était dans une ville. Une ville de province française, avec ses maisons, ses églises, ses jardins, ses boutiques.

Elle était là, jusqu'au cou dans l'eau chaude, avec autour d'elle un silence de nuit paisible. Des miroirs reflétaient son corps abandonné. Accrochés un peu partout, ils agrandissaient ce cagibi aux cloisons de bois sculpté, où le sybarite marquis s'était fait installer une salle d'eau de grand luxe.

On avait donc fini par l'atteindre cette fameuse maison du marquis de Ville d'Avray, sise en la Haute-Ville de Québec, capitale de la Nouvelle-France.

Et l'atteindre avant la tombée de la nuit pour y emménager, ce qui était une entreprise presque plus aléatoire et impossible que de débarquer à Québec même. Par quel miracle y avait-on enfin mis les pieds, dans cette maison tant vantée ?

Après une journée remplie des fracas de la guerre, de la conquête et de la gloire, comment avait-on pu échapper aux dernières actions de grâce et congratulations pour se retrouver sur son seuil ?

– Mais c'est tout petit ! s'était écriée Angélique à sa vue.

– Mais c'est charmant ! avait rétorqué Ville d'Avray.

Il fallait en convenir. Une fois qu'on s'était accoutumé à ses proportions modestes, la demeure de Ville d'Avray était accueillante et séduisante

Il ajouta qu'Angélique était gâtée par des souvenirs de châteaux princiers. Pour Québec, la demeure était vaste. Elle comportait deux étages et un rang de lucarnes dans les combles. Il y avait deux fenêtres de chaque côté de la porte d'entrée donnant sur la rue et le marquis avait voulu celle-ci de belles proportions, en bois de chêne, sommée d'un mascaron de pierre en coquille abritant le visage d'Apollon et nantie d'un heurtoir de bronze où la main avait peine à trouver prise parmi l'abondance des grappes et fleurs sculptées qui en faisaient la beauté. Cette grande porte était également flanquée de bornes cavalières représentant Atlas supportant le monde sous forme de boules imposantes sur lesquelles les invités du marquis étaient invités à poser le bout de leurs bottes afin de se hisser plus aisément sur leurs montures au sortir de chez lui.

Cependant, Ville d'Avray indiqua qu'il fallait entrer par l'arrière afin de pénétrer tout de suite dans la grande salle-cuisine où les attendait, sans nul doute, un délicieux souper.

La maison s'adossait à un talus boueux. Il fallut grimper pour trouver la cour que bornaient les communs, une grange, un bûcher, un petit appentis pour « faire suerie » à la mode indienne comme dans les bois, et Ville d'Avray annonçait qu'il acquerrait bientôt le champ voisin pour construire des écuries, une ferme, et avoir son troupeau et cultiver ses légumes.

Mais tout le monde s'engouffrait par la porte ouverte, au fond de laquelle on voyait brasiller un feu accueillant et l'on se trouvait dans une grande salle basse avec toutes sortes de recoins, l'âtre sur la gauche, une grande table au milieu garnie d'une nappe damassée, de verrerie et de vaisselle d'argent et sur la droite le confort d'un salon aux meubles recouverts de tapisserie.

– J'ai apporté la plupart de mes meubles de France, avertit Ville d'Avray.

Comme il l'avait prévu, sa servante l'attendait, debout, près de la table, hiératique comme un personnage de bois et semblant, elle aussi, faire partie du décor.

C'était une grande bonne femme, à l'expression taciturne, aux yeux farouches sous sa coiffe bretonne en ailes de mouette. Elle tenait sur son cœur, tel un nouveau-né, la fameuse « tourtière » de faïence vernissée d'où débordait la croûte dorée et ornementée d'arabesques d'un pâté de gibier.

– Ma chère, tu es unique ! s'écria le marquis en l'embrassant sur les deux joues. Ah, plus que cela ! Tu es une fée ! Je l'ai toujours dit !

Il voulait entraîner Angélique vers les étages pour lui montrer la disposition des chambres.

Mais Angélique, regardant autour d'elle, se demandait comment on pourrait tous se loger ici. Elle voulait attendre la venue de son mari pour décider.

Des gens de leur suite commençaient à se présenter sur le seuil : les écuyers, le maître d'hôtel et ses aides, portant des paniers de vaisselle et de linge, les Filles du Roy un peu désorientées et qui se rassemblaient par habitude dans le sillage d'Angélique et quelques-uns des fifres et tambours, fatigués de tant avoir soufflé dans leurs instruments, ou travaillé de leurs baguettes. Ces hommes souhaitaient boire quelque chose. Ils n'en avaient guère eu le temps depuis le matin car ils n'avaient pas cessé d'être en parade.

Cependant, il arrivait ce qu'Angélique, elle, avait prévu. La servante du marquis comprenant que son maître ne logerait point céans et que, non seulement elle allait le perdre une fois de plus, mais qu'il la déléguait sans ménagement au service d'une femme étrangère et pour laquelle il semblait nourrir une passion déplacée, prenait la porte avec sa dignité et sa tourtière. Voir son maître installer Angélique dans la demeure choyée par ses soins et émigrer, lui, vers la Basse-Ville, pour y être mal logé et sans la prier de l'y accompagner, elle, sa dévouée servante, qui l'avait attendu des mois avec fidélité, ne lui était pas supportable.

Ville d'Avray éclata en imprécations.

– Te prends-tu pour une reine de France ? lui cria-t-il outré. Voyez-moi l'insolente ! Ces gens des colonies n'ont pas de vergogne ! Ah ! Si tu étais de l'autre côté de la mer, dans les vieux pays, tu ne te conduirais pas ainsi, pendarde ! Tu recevrais du bâton !

Hors de lui, il lui administra quelques coups de canne bien sentis.

La servante plia l'échine mais ne s'en éloigna pas moins, emportant le fricot.

– Qu'allons-nous manger ce soir ? gémissait-il

Le maître d'hôtel du Gouldsboro intervint, disant qu il était prêt a leur préparer les mets de leur choix et Florimond s'élança pour l'assister. Florimond avait appris à cuisiner sur les navires quand il était moussaillon.

On continuait à apporter des coffres, des sacs, des garde-robes.

Angélique sortit dans la cour grouillante de monde Elle y trouva, assis sous l'orme géant qui se dressait près de la maison, le couple formé par Julienne et Aristide Beaumarchand avec leurs bagages parmi lesquels se trouvaient une vieille bourriche de cassonade des îles et quelques flasques de son rhum coco-merlot fabrique par lui et que le flibustier repenti avait « récupérées » sur le Saint-Jean-Baptiste

Dehors, la foule augmentait et s'agglutinait, pressée de trouver un gîte, car le froid du soir devenait vif. La grande salle-cuisine ne tiendrait pas tout le monde.

Sur ces entrefaites, quelqu'un vint dire que le manoir dont on apercevait, au revers du coteau, les hautes chemin »es, le toit mansardé et une partie de la blanche façade était, en fait, l'habitation mise par le gouverneur Frontenac à la disposition de Monsieur et Madame de Peyrac, de leur famille, et de tous leurs gens. Avec de vastes communs attenants, le domaine offrait toutes les commodités voulues.

Déjà des hommes d'équipage y avaient apporté des vivres, le mobilier et les objets de première nécessité pour compléter ce qui leur avait été préparé.

Des ordres furent lancés et ceux qui étaient dehors refluèrent dans la direction indiquée, coupant à travers champs, derrière la maison, pour atteindre le manoir.

Et tout se dénouant en même temps, deux dames appartenant à la Confrérie de la Sainte-Famille se présentèrent au nom de quelques personnes charitables qui étaient prêtes à héberger les Filles du Roy. Angélique encouragea les jeunes femmes à les suivre.

Dans ce tohu-bohu, Anne-François de Castel-Morgeat se trouva à ses côtés, se tordant les mains.

– Madame ! Madame ! Pardonnez-moi, ce qui est arrivé est affreux...

– Oui, oui ! Je vous pardonne... je vous pardonne tout, affirma Angélique qui commençait à sentir le poids de sa journée.

Mais Ville d'Avray l'entraînait, lui ouvrait les portes. Il aurait voulu lui vendre sa maison, de la cave au grenier, bibelot par bibelot, il ne se serait pas dépensé avec plus de fièvre.

– Et puis que je vous dise, ma chère, une chose que vous ignorez... Vous avez entendu Monsieur de Frontenac parler de l'habitation qu'on avait préparée pour Madame de Maudribourg... Elle n'était autre que ce manoir de Montigny que l'on vous propose aujourd'hui. Vous n'allez pas emménager dans ces murs qu'elle a hantés ?

Il la quitta enfin. Il ne fallait pas s'inquiéter pour lui, disait-il. Il savait où loger.

Dans la soirée, un peu après le départ de Ville d'Avray, un gros gamin d'une douzaine d'années, la pipe à la bouche, était venu lui transmettre des nouvelles du chat. Ce dernier se portait bien et paraissait se familiariser avec l'arrière-cuisine de l'auberge du Navire de France où il trouvait tout ce qu'il fallait pour son bien-être. Deux mitrons accompagnaient le garçon. Ils étaient chargés de pots et de plats qui contenaient du ragoût et du blanc-manger, du potage de légumes et de blé, des pâtisseries, le tout offert par l'accorte aubergiste.

Pouvait-on rêver attention plus aimable ? Angélique trouvait un air de connaissance au gros garçon. Il lui dit qu'il était le fils des Gonfarel et qu'il avait neuf ans. Il promettait d'être un costaud. Elle aurait voulu lui laisser un petit présent. Il refusa. Elle l'embrassa sur ses joues rebondies et le pria d'annoncer sa visite à sa mère, demain, dès qu'elle le pourrait, pour la remercier et venir chercher son chat.