– Je trouve que vous prenez bien à la légère une démarche qui aurait pu causer la perte du Gouldsboro, se rebiffa Angélique, oubliant qu'elle avait, quelques heures plus tôt, partagé un peu ce point de vue. Imaginons : si le boulet avait atteint ses œuvres vives, ce magnifique navire coulant au fond de l'eau, les armes, les richesses qu'il y avait à bord perdues, les victimes inévitables...
– La vie nous fait rarement autant de mal qu'elle le pourrait... Pour ma part, quand un danger est passé, je songe moins à m'effrayer de ce qui aurait pu advenir qu'à m'émerveiller d'y avoir échappé...
– Je crois que vous avez bu trop de vin français aujourd'hui, dit-elle.
– En attendant, qui a gagné ? Le Gouldsboro qui se balance sur son ancre au pied du Roc, tandis que la maison des Castel-Morgeat a un grand trou dans sa façade et un angle écorné.
Il ajouta que M. de Frontenac s'était vu obligé de leur accorder l'hospitalité dans une aile du château Saint-Louis.
Il tenait toujours Angélique étroitement contre lui et, par instants, il posait ses lèvres sur son front, sur ses tempes, comme irrésistiblement attiré par la proximité de ce visage.
Elle devinait qu'il parlait ainsi pour la distraire et lui communiquer sa confiance, car il n'était pas sans raison, de si joyeuse humeur.
– Joffrey, dit-elle humblement, j'avoue que j'ai été saisie de panique tout à l'heure. Tous les obstacles qui s'opposent a ce que nous puissions vivre heureux m'apparaissaient Tout à coup, j'ai trouvé à cette demeure une ressemblance avec celle où nous avions logé quand nous étions allés assister au mariage du Roi à Saint-Jean-de-Luz. Vous souvenez-vous ? Ce n'étaient que fêtes et réjouissances mais, dans le brouhaha, le Roi en profita pour vous faire arrêter.
– Laissez donc ces souvenirs lointains, chérie Les temps sont autres. Rien ne recommence jamais tout à fait de la même façon, car la vie est mouvement. Le Roi, aujourd'hui n'est plus ce jeune souverain préoccupé de réduire l'indépendance des princes qui avec la Fronde, avaient menacé son trône. Sa puissance est assurée. Nul grand vassal ne peut se retrouver roi en sa province, comme j'en donnais l'image en ce temps-là à sa jalousie ombrageuse. Les temps sont autres.
– Le Roi est autre.
– Et vous, vous êtes une autre femme. Vous nous en avez donné la preuve aujourd'hui et avec quel éclat. Je vous regardais et je voyais que celle qui s'avançait ainsi m'était quelque peu inconnue. Comment exprimer ce que j'ai ressenti en vous voyant le point de mire de tant de regards admirateurs et enchantés ? Je vous voyais sous tous vos visages : éblouissante comme à Versailles, mais aussi sereine et sûre d'elle comme en face des Iroquois, inébranlable comme en face de la Démone. Cela ne signifie pas que de telles perspectives soient pour moi de tout repos... Mais j'aime le risque et la nouveauté.
– C'est cela ! Vous aimez trop le risque. J'ai raison de me tourmenter. Voyez, quand vous vous êtes rendu au rendez-vous de ce Varange, à la crique de la Mercy sur la seule foi d'un billet signé Frontenac. Vous vous y êtes rendu quasi seul et il vous attendait pour vous tuer...
– Je devais pressentir que l'ange sauveur se mettrait en chemin. Tout ce qui se trame en nos alentours ne nous est pas toujours visible. Sans vous, je serais mort. Mais vous êtes venue et vous l'avez tué. Ainsi, entre nous, à la vie à la mort, mon amour.
Angélique eut un frisson.
– Quel était son dessein ? Il m'a laissé une impression étrange. Il s'est glissé dans votre vie comme un fantôme déliquescent, une larve obscure, à croire qu'on l'a rêvé. Je suis certaine qu'il était un des complices d'Ambroisine, un de ceux qui l'attendaient et qui peut-être savaient quel personnage dangereux se cachait derrière ses traits séraphiques...
– Elle est morte et vous l'avez vaincue. Elle ne peut plus nous nuire. Ses troupes infernales reculent et s'évanouissent dans l'ombre.
Il leva sa main vers la fenêtre en un geste incantatoire, mais il souriait.
Au pied du Roc, les eaux du Saint-Laurent se déployaient en étoile de mer, insinuant parmi les caps, les îles et les baies, ses tentacules d'un métal vibrant sans pareil.
À cette heure quelques canoës indiens en griffaient encore la surface, tels de noirs insectes.
Il s'était évertué à dissiper ses doutes et elle retrouvait le sentiment de confiance qui l'avait habitée tout au long de cette journée.
– Nous sommes parvenus trop loin pour qu'« ils » nous atteignent, dit-il encore. Ne le sentez-vous pas ? Tout ce qui peut nous arriver désormais de dangereux ou de tragique ne sera plus jamais aussi grave.
– Et la rancune du Père d'Orgeval ? Quand j'ai vu quelqu'un en noir au pied de l'escalier j'ai cru que c'était lui.
Joffrey de Peyrac éclata de rire.
– Quelle idée ! Je vois mal un jésuite, même celui-là, se présentant en pleine nuit chez une dame.
– Il aurait pu vouloir m'exorciser.
– Vous avez trop d'imagination, mon cœur !
Et après un silence :
– ... Ne le craignez pas. Il ne viendra plus.
– Où est-il ? murmura Angélique.
– Il a quitté la ville... On le dit.
– Il y était pourtant quelques jours avant notre arrivée.
– Il n'y est plus.
Elle se souvint qu'il avait accueilli la nouvelle de l'absence du Père d'Orgeval avec surprise, mais aussi comme s'il l'avait prévue. Elle se demanda ce qu'il avait pu tramer, qu'il ne lui confiait pas. Il entretenait un espion secret à Québec. Il l'avait taquinée à ce sujet. « Je n'ai pas dit que c'était un homme... »
– Et s'il revient ?
– Il ne reviendra pas.
– Serait-il mort ?
– Non, il n'est pas mort.
Il la serrait dans ses bras et sa main caressait son épaule. Elle sentait les broderies de son pourpoint griffer sa peau nue et cela éveillait en elle des voluptés insidieuses.
– Pourquoi se dérobe-t-il ? Pourquoi refuse-t-il de nous affronter ? Je veux savoir.
Joffrey de Peyrac dit :
– Qu'importe !
Elle voyait son sourire et sentait son désir.
– Tant pis, Madame ! Vous n'aurez pas le secret des chandelles vertes !
Ses yeux brillaient, allègres. Et Angélique lui en voulait.
– Non, ce n'est pas si simple. J'ai eu trop peur.
– Quand donc, mon amour ?
– Tout à l'heure.
– Je vous l'ai dit, la peur ne vous sied pas.
– Et nous avons failli mourir de faim l'an dernier... Si les Iroquois n'étaient pas venus.
– Mais ils sont venus... Je les avais appelés.
Angélique s'arracha à son étreinte.
– Et vous ne me l'avez pas dit ?
– J'ignorais s'ils pouvaient répondre à cet appel. Et parfois l'attente déçue est ce qu'il y a de pis pour user les dernières forces.
– Vous me connaissez mal.
– Une chose secrète prend de la force à ne pas être divulguée.
– Ah ! Vous êtes trop gascon. Mais je vous aime.
Dans les bras l'un de l'autre, ils prolongeaient la saveur d'une querelle qui s'accompagnait de caresses, de longs baisers donnés et reçus et du délice de prononcer des mots qui s'étouffaient dans un murmure, d'ébaucher des phrases qui s'interrompaient pour faire place au silence, tandis que leurs lèvres se reconnaissaient et se répondaient.
La ville était à leurs pieds, étroite et ramassée comme une île sur l'océan des forêts et, à cette heure couleur d'étain, de plomb, d'argent, d'acier, les fumées lentes et bleuâtres flottaient, rares, se mêlant à la brume. Redoutant plus encore l'incendie que le froid, les habitants de Québec préféraient étouffer le feu dans l'âtre avant de se mettre au lit.
L'arête des toits pointus, les pignons, les girouettes accrochaient des éclats de lune.
Certains dans cette ville connaissaient le passé, les condamnations du couple. D'autres se souvenaient de Mme du Plessis-Bellière, et d'autres du Rescator ou du grand seigneur toulousain.
Mais tous ces êtres endormis avaient aussi leurs secrets, leurs peurs et leurs souvenirs. Parmi eux, Joffrey de Peyrac et Angélique pouvaient faire trêve et, l'espace d'une nuit, revenir à l'autre signification de leur destin : un homme et une femme qui s'aimaient.
Alors tout était aboli. Ils cessaient d'être des bannis pour être les élus du royaume sans nom, dont la conquête ne dépendait que de leurs cœurs épris et des pulsions de leurs corps embrasés.
Les doigts de Joffrey se perdaient dans les cheveux d'Angélique, erraient sur sa peau lisse, retrouvaient ses formes douces.
– Vous êtes une autre femme dans sa beauté et sa force, lui disait-il tout bas. La même... car nous restons toujours nous-mêmes. Mais votre âme a transité, comme les astres, par des régions obscures et dangereuses et, comme les astres, au frottement brûlant de l'espace, elle a acquis cet éclat plus éblouissant encore et dont le rayonnement va au-delà des limites visibles. La même... Mais sortie des eaux lustrales du renouveau, telle Aphrodite naissant de la nacre d'un coquillage et des souffles du printemps.
– Vous serez toujours un poète du Languedoc.
– Et je chanterai toujours la dame de mes pensées. Et vous m'écouterez avec ce regard qui suscite en moi la plus exaltante inspiration et l'impatience d'affronter les dragons.
– Car les mots que vous prononcez me transportent. Depuis que je vous ai connu, par chaque parole de votre bouche, il me semble que vous avez fait... respirer mon âme et mon cœur.
– Oh ! Mais vous ne manquez pas non plus d'inspiration, Madame ! Quelle belle image ! Et votre corps divin ?
Angélique riait sous ses baisers.
– Vous êtes un incorrigible paillard ! Vous savez bien ce que vous en avez fait.
Joffrey de Peyrac prenait entre ses mains ce visage si pur, renversé et comme rendu lumineux par l'excès de sa joie. Il se perdait dans ce regard insondable à la transparence unique, adouci de tendresse et d'amour pour lui.
Il murmura :
– Les démons se sont retirés dans les plis de la nuit.
Deuxième partie
Une nuit sur Québec
Chapitre 16
Dans le creux de la nuit Mlle Cleo d'Hourredanne écrit une lettre à son amie lointaine, Marie-Gabrielle, veuve du roi Casimir V de Pologne, surnommée La Belle Herbière.
Le temps des vaisseaux est passé.
La missive ne partira pas avant que les mois d'hiver ne se soient écoulés, que le printemps en délivrant le fleuve des glaces n'ait ramené de France les navires. Mais Mlle d'Hourredanne trompera la longueur de l'attente en rédigeant ces épîtres qui sont pour elle comme autant de dialogues jetés par-dessus les océans.
L'une après l'autre elle les rangera dans une cassette réservée à leur garde.
Ma très chère,
J'ai tourné mon lit dans un autre sens.
Maintenant, de mon coin, je vois très bien la maison neuve que Ville d'Avray s'est fait bâtir en bordure de la concession des Counat-Banistère car, depuis cet après-midi j'aurai, à la regarder, d'autres sujets de distraction qu'à me morfondre de la vue de mon verger et du fleuve que je connais par cœur.
Un pirate somptueux a mouillé sous nos murs et comme il avait pris soin auparavant de capturer Monsieur d'Arreboust et Monsieur l'Intendant on n'a pu faire autrement que de le recevoir aussi somptueusement.
Voici l'heureuse conclusion d'une affaire dont je vous ai déjà entretenue.
Il s'agit de ce gentilhomme français allié de la Nouvelle-Angleterre, et dont l'établissement dans le sud de nos possessions, aux confins de l'Acadie et du Canada, nous a causé des alarmes. On a voulu le considérer en ennemi et il y a eu plusieurs campagnes contre lui.
L'on a appris qu'il avait une femme fort belle. Et l'émotion a été à son comble lorsqu'une de nos ursulines, Mère Madeleine, qui est visionnaire, a fait à leur sujet une prédiction où le diable semblait mêlé. On envoya des enquêteurs, ceux-ci ont rapporté des avis rassurants. Les esprits se sont calmés.
L'annonce de leur venue à Québec pour y faire des propositions de paix a relancé la querelle.
Le Père d'Orgeval qui préside aux destinées religieuses de l'Acadie est arrivé, les accusant d'avoir entravé sa campagne guerrière contre les hérétiques de Nouvelle-Angleterre.
Cela a causé un grand tintamarre et l'opinion s'est divisée. À l'approche de la flotte, on a vu l'annonce des pires calamités et il fut question de hisser la bannière de Notre-Dame pour sauver la ville.
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