Le sorcier de la Basse-Ville a raconté qu'il avait vu passer dans le ciel les canots en feu de la « chasse-galerie ». C'est une légende à laquelle tous ceux qui viennent des régions de l'ouest de la France croient volontiers. C'est un signe de malheurs proches.
Puis assez mystérieusement, ce virulent jésuite a disparu, ce qui a déconcerté ses partisans.
Frontenac, quant à lui, a tenu bon. Il a toujours été pour eux. Il s'est engagé dans cette affaire jusqu'à envoyer, cet été, plusieurs missives au Roi à ce sujet, lui démontrant les avantages qu'aurait la Nouvelle-France à établir dé bonnes relations avec ce puissant voisin que l'on dit fabuleusement riche.
Dans l'expectative d'une réponse qu'il espère approbative et bienveillante, le gouverneur a joué la carte de l'accueil et de l'amitié. D'autant plus que M. de Peyrac et lui sont de la même province du Languedoc, et chacun sait que les Gascons se tiennent entre eux.
Ainsi va le monde !...
L'on est chez nous, en Canada, assez friand d'événements nouveaux et de distractions.
Les esprits chagrins ont été écartés et l'on s'est préparé à recevoir M. et Mme de Peyrac.
Ma chère, il est malaisé de vous exprimer la joie que les peuples ont reçue de cette arrivée tant redoutée.
Et je n'affecte rien.
Madame de Peyrac possède-t-elle la vertu des reines ! Celle de méduser par leur seule apparition ?
Elle a donné si promptement dans la vue de tous que c'en est incroyable !
On l'a attendue sur les quais depuis l'aube et toute la ville était prête à y passer l'Avent si elle n'avait pas débarqué. Ce fut chose faite aujourd'hui.
Selon le jugement de M. de Magry, elle est d'une beauté à brûler le monde. Décidément, cette femme est une sorcière. Elle n'entrera pas dans ma demeure.
Mlle d'Hourredanne souligne de sa plume sa résolution.
Elle se cale un peu mieux contre ses oreillers de dentelle. D'un doigt, avant d'installer son écritoire sur ses genoux, elle a touché le lobe de ses oreilles d'un peu de son parfum préféré. Elle a regardé dans le miroir si la pointe de dentelle de Malines dont elle couvre ses cheveux blancs était bien posée. Elle s'est fait apporter deux chandelles neuves. Elle a renoncé à s'impatienter contre sa servante anglaise, morne, stupide et hérétique par-dessus le marché et s'est contentée de faire débarrasser son lit du coffret et des paquets de missives liées d'un ruban qu'elle n'a pas eu le temps de dénouer.
Le marquis de Ville d'Avray est venu les lui apporter, mais il s'est montré rapide, ne parlant que des réjouissances du jour et de celles du lendemain et pressé de courir on ne sait où. Et elle a compris pourquoi lorsqu'elle a vu toute une troupe d'étrangers guidée par Ville d'Avray envahir sa rue si paisible et s'engouffrer dans la maison dudit marquis.
C'est là, elle ne se le dissimule pas, une des raisons de son antipathie envers celle qu'elle nomme, à part elle, non pas la Démone, mais la Séductrice.
Carlon non plus n'est pas venu me voir et, pourtant, il est de retour en nos murs. Mais je lui pardonnerai car vous savez que j'ai un faible pour lui.
Toute la ville était dans la rue.
Jessy l'Anglaise, en courant jusqu'en bas du pré pour apercevoir ces vaisseaux qu'elle s'imagine, la sotte, venir la délivrer, a laissé échapper la chienne. Cela a été toute une affaire pour la rattraper et la faire entrer, surtout que nul ne s'est présenté à notre secours. J'aurais pu mourir dans le fond de mon lit, personne ne s'en serait soucié. Heureusement, je bois en ces jours qui précèdent l'hiver une décoction de racines qui me donne des forces..
M. le conseiller Magry de Saint-Chamond a eu pitié de ma solitude et m'a rendu visite.
De toute façon, vous me connaissez. Je n'ai rien vu, mais j'ai tout su.
J'ai entendu un coup de canon, un seul. Cela ne voulait rien dire, paraît-il.
C'est Sabine de Castel-Morgeat qui l'a tiré, dans sa rage de voir accueillir à Québec des personnes qu'elle considère comme des ennemis de la Nouvelle-France et surtout de son cher confesseur, le Père d'Orgeval. Ce jésuite qui la gouverne la fait communier tous les jours de la semaine. Bon Dieu ! Quelle profanation ! Mais je me tairai car l'on me dit que l'hostilité envers Port-Royal et les jansénistes ne désarme pas dans le cœur du Roi...
Cleo d'Hourredanne suspend son récit et demeure la plume en l'air. Elle ne va pas commencer à discourir sur Port-Royal. Sinon elle n'en finira plus.
M. de Peyrac s'est fait accompagner de sainte Perpétue, martyre. L'évêque a été pris de court. Il aurait bien voulu bouder. Mais l'annonce d'une aussi sainte relique et de ses « authentiques » l'a poussé à employer toute sa pompe.
Je vous dirai cependant que les Dames de la Sainte-Famille ont essuyé une grande honte à cause de l'une des leurs, Sabine de Castel-Morgeat. Non pas tant par ce coup de canon, geste qui ne manque pas de panache, mais ensuite, sommée par son époux d'assister au Te Deum, elle s'est habillée de noir, pour afficher le deuil de ce jour, et elle s'est couvert le visage de blanc de céruse et s'est fardé les lèvres de rouge sang, de sorte qu'elle était hideuse comme masque en Carême. Enfin un vrai scandale ! Mme Daubrun qui est si douce et bonne en a pleuré. Sabine se croit tout permis et elle a entraîné par son attitude outrancière une vague de sympathie envers celle qu'elle voulait insulter, la belle Madame de Peyrac, laquelle ne parut pas faire cas de tant de provocations de la part de Sabine et se montra aimable.
Mlle d'Hourredanne fait une pause. La nuit est calme et profonde.
La chienne noire et blanche est couchée au pied du lit, sur les marches de l'alcôve.
La dame a fait écarter les rideaux car elle ne veut pas quitter des yeux la fenêtre qui donne en direction de la maison du marquis de Ville d'Avray de l'autre côté de la rue.
Là aussi l'agitation s'est calmée. Tout est sombre. Des lumières amorties se devinent, mais ce ne sont que de simples veilleuses, ou bien ce qui reste de braises dans l'âtre de la cuisine. Pourtant, à une fenêtre haute, Cleo d'Hourredanne a cru apercevoir deux silhouettes qui regardaient la nuit, un homme et une femme et cette vision lui laisse un arrière-goût mêlé d'anxiété et d'intérêt dont elle ne s'explique pas la raison.
Une chose est certaine, la nuit semble particulièrement douce ainsi que l'atmosphère de sa petite demeure tiède où tictaque le battant de sa belle horloge à balancier.
Je me suis laissé dire qu'on leur avait donné pour logement un manoir en lisière sur la colline que l'on avait préparé pour une bienfaitrice, la duchesse de Maudribourg, qui devait arriver à l'été, avec sa recrue et beaucoup de biens... Mais depuis, rien !... Et le bruit court qu'elle s'est noyée...
En attendant, « ils » sont encore ce soir chez Ville d'Avray. Celui-là, vous le connaissez. Il s'adjuge toujours ce qui est le plus réputé, que ce soit d'un objet ou de personnes.
Il mourrait de jalousie de ne pas être préféré en tout !
Resteront-ils dans la maison du marquis ? Je le souhaite, car de ma fenêtre je pourrai suivre toutes leurs allées et venues.
Mais s'accommoderont-ils du voisinage d'Eustache Banistère, c'est une autre question. Depuis que celui-ci s'est fait retirer son « congé » de voyageur pour aller aux bois trafiquer la fourrure et depuis que l'évêque l'a excommunié parce qu'il avait porté de l'eau-de-vie aux sauvages, il est en procès avec tout le monde. Ses enfants sont des garnements qui font cent mauvais tours et martyrisent leur chien. Vous savez combien j'aime les bêtes et cela m'est sensible.
Pardonnez-moi, très chère amie, je n'ai pas encore pu me mettre à la lecture de vos lettres dont la vue m'a comblée de joie.
Entre nous, ma chère, bien à l'abri derrière les murs de ma maison, je me réjouis que ces visiteurs du sud nous amènent tant d'animation. J'aurai de quoi vous écrire. Pour cette fois, je vous ai rédigé tout cela d'un crayon assez gros. Il y a mille détails que je vous communiquerai plus tard.
Résumons : la Séductrice est dans nos murs. Elle ne nous quittera pas de sitôt.
Quelque chose dans le rouge du ciel, ce soir, me faisait penser que les glaces ne sont pas loin, bien que les milliers d'oies sauvages qui sont assemblées au Cap Tourmente n'aient pas encore décidé de leur migration vers le Sud.
Nul vaisseau ne peut désormais ni arriver ni repartir. Nos hôtes vont partager notre hiver canadien et nous n'avons plus à nous poser de questions. Car, chez nous, les comptes ne se règlent qu'au printemps lorsque le fleuve redevient libre, que les premiers navires apportent les premiers courriers et que l'on sait le choix du Roi...
*****
Si, quittant la modeste demeure de Mlle d'Hourredanne, l'on glisse en un vol plané d'une aile duveteuse d'oiseau de nuit au-dessus des clochers et beffrois de la Haute-Ville, l'on parvient au château Saint-Louis, résidence du gouverneur, forteresse, à la pointe du cap, dominant et surveillant le fleuve.
Dans l'aile droite, une fenêtre demeure éclairée.
M. de Castel-Morgeat bat sa femme. Il est fou de rage.
À mi-voix, pour ne pas éveiller les échos du château Saint-Louis où Monsieur le Gouverneur les héberge, il exhale sa rancœur et son déplaisir.
– N'est-ce pas assez, Madame, que vous me dédaigniez dans ma propre maison, que, depuis des années que je vous ai épousée, vous ne cessiez de m'y faire sentir le poids de ma présence comme si je n'y étais qu'un intrus, que vous proclamiez le dédain que vous avez de mes hommages pour faire de moi la risée des sots, il faut encore que vous me fassiez parjurer à ma parole donnée, que vous me couvriez de ridicule devant mes soldats et mes sauvages, moi, le lieutenant du Roi en Amérique...
Sabine de Castel-Morgeat plie l'échine. Les coups l'ont prise au dépourvu.
Il y avait longtemps, des années, qu'il ne s'était pas livré a ces violences.
Elle ne lui dénie pas son droit d'être en fureur mais elle le hait d'avoir tourné casaque si facilement.
Tout au long de cette affaire, il a opté pour le Père d'Orgeval, l'approuvant de vouloir écarter des terres d'Acadie un danger d'envahissement qui se doublait dune menace diabolique. C'est même l'une des rares fois ou il s'est trouvé en accord avec elle, sa femme Peut-être l'a-t-il regretté ? Il n'y a guère il assurait les jésuites de sa fidélité, il faisait le matamore...
Il a suffi... de quoi donc ? Que Frontenac l'assure de l'intérêt d'une alliance entre Gascons ? Que le Père d'Orgeval brusquement disparaisse, comme s'avouant battu ? Qu'il veuille, elle, la désavouer, l'humilier une fois de plus...
Il a suffi, surtout, que l'annonce parvienne que s'avançait vers Québec cet homme que l'on dit magicien, sûr de sa victoire avec sa flotte insolente et bourrée de richesses et de présents, sûr de gagner sans un coup de canon.
Eh bien ! Si ! Il y a eu un coup de canon. Celui qu'elle a fait tirer elle-même, comme jadis Mlle de Montpensier a fait tirer sur son cousin, le Roi. Quelle ivresse pour une femme que de sentir le pouvoir de faire tonner le canon sous ses doigts. Pouvait-elle deviner que son fils Anne-François était à bord ? Tout ce qu'elle entreprend se retourne contre elle !
Pourtant, puisque Anne-François est sain et sauf elle ne regrette pas son geste.
Ce geste d'hostilité a compensé la lâcheté générale. Mme de Castel-Morgeat a ainsi proclamé son attachement a ce confesseur qu'hier encore tout le monde encensait pour le désavouer aujourd'hui. Enfin il l'a vengée de toute la rancune, de toute l'amertume accumulées en elle au cours des années et dont ce couple attendu, image dit-on de la réussite de la vie et de l'amour, lui semble être la cause. Elle hait tout ce qui peut lui rappeler qu'elle n'a jamais connu le bonheur, ni le plaisir de l'amour.
Oh ! Quelle douleur éprouvée aujourd'hui, quelle douleur sans nom, devant ce couple insolite et magnifique qui est monté vers la cathédrale sous les ovations ! Toute sa vie à elle, gâchée, sans cesse déçue, en prenait une saveur plus amère. Jamais le lien ne lui a paru si lourd qui l'attache à ce Castel-Morgeat qu'elle n'a jamais aimé. Toute sa vie lamentablement perdue lui est remontée au cœur, à la vue de cette femme triomphante que toute une ville acclame, idolâtre, sans même la connaître, simplement parce qu'elle apparaît, parce qu'il n'y a qu'à la voir, parce qu'elle, elle a le CHARME. Tandis qu'elle, Sabine, on ne l'aime pas, elle ne plaît pas.
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