Dans ce temps-là, les chênes de la forêt d'Amérique n'appartenaient pas au Roi de France, comme ça a été décrété un beau jour, et les braves colons du Canada pouvaient s'y tailler de beaux meubles, comme son buffet-vaisselier, aux dessins en « pointes de diamant ». Tout ce qui lui reste. M. le marquis de Ville d'Avray guigne dessus, mais il ne l'aura pas.

Il paraît que les étrangers arrivés aujourd'hui logent chez lui, en haut de la rue même. Il a entendu passer toute une compagnie brillante. Des cris ! Des appels ! On se hélait.

Pourrait-on croire que tout était si grand, si calme et désert, en ce temps-là, au Canada, quand, à cette heure de la nuit, des éclats de voix s'élèvent et que des ivrognes braillent dans la rue, pas plus loin qu'en face de chez lui : un éclair de lumière a glissé sur les petits carreaux de papier huilé de sa fenêtre.

C'est la porte du cabaret du Soleil levant qui s'est ouverte pour laisser passer un buveur titubant, puis qui s'est refermée.

*****

À l'entrée de la rue de la Closerie, juste en face de la maison où le vieux Loubette, oublié sur son grabat entre son buffet de chêne et son calumet de pierre rouge, se remémore le temps de M. de Champlain, se trouve le cabaret du Soleil levant avec son seuil de trois marches, traître aux ivrognes les jours de verglas et au-dessus sa belle enseigne d'or rayonnant d'un soleil qui sourit.

M. le duc de La Ferté, amer et tourmenté, s'y est réfugié à la nuit. C'est une chose pénible que de se cacher sous un faux nom, surtout lorsque le passé surgit à vos yeux sous l'apparence d'une femme troublante et que l'incognito dont on s'est affublé ne vous permet pas de vous faire reconnaître d'elle.

Il fait glisser son gobelet d'étain tout au long de la table de bois poli par deux générations de buveurs attablés. Et il reste là affalé, le bras tendu, sa manchette de dentelle fripée couvrant son poignet, ses doigts qui tremblent, crispés autour du récipient.

Il bredouille :

– Qui ne l'a pas possédée... ne sait pas ce que c'est : une femme...

Les trois autres qui forment sa cour éclatent d'un rire bruyant et moqueur.

– Riez toujours, les amis, dit-il, qui ne l'a pas tenue dans ses bras, n'a caressé cette peau divine, n'a pénétré ce corps aux pièges voluptueux, ne sait ce que c'est que l'amour.

Il braille soudain :

– ... À boire, gargotier ! Vas-tu me laisser le bras tendu jusqu'à ce que je sèche sur pied ?

Antonin Boisvite jette sur ce client malotru un regard méprisant. Voici trente années qu'il a accroché un bouchon de sapin au-dessus de son enseigne du Soleil levant et qu'il a reçu permis du juge royal « de tenir cabaret et de mettre la serviette et licence de fabriquer et servir de la bière et toutes liqueurs fortes, vins et sirops », et il n'oublie pas qu'il fut le premier cabaretier de la Nouvelle-France et le seul qui règne en ce jour sur la Haute-Ville. Sis à égale distance de la cathédrale, du séminaire, des jésuites et des ursulines, il ferme ses portes pendant les offices solennels et les messes du dimanche, et quoique distribuant la roquille ou le demiard d'alcool à une cadence fort honorable, il a su offrir aux dames la possibilité de venir s'asseoir en sa demeure pour y boire un doigt de malaga, du cidre ou de l'eau pure accompagnée de sirop d'orgeat à leur choix dans les heures de l'après-midi.

C'est dire que son établissement n'est pas de ceux qu'on peut baptiser du nom de « gargote ». D'où son humeur à voir ces grands seigneurs, étrangers au pays, oublier qu'ils ne se trouvent plus dans quelque venelle parisienne où leur dédain fait loi près de malheureux tenanciers sans défense. Les navires ont amené bien des personnes déplaisantes au cours de l'été. Il en arrive de plus en plus chaque année. Prendrait-on la Nouvelle-France pour un dépotoir ? Antonin Boisvite grommelle :

– Sécher sur pied ! Pas de danger. Il s'humecte bien trop le gosier pour que ça lui arrive.

On rit autour de lui et Antonin, vengé, s'approche de la table de ces messieurs avec son cruchon de grès.

Il va leur en donner du solide. Comme ça, ils tomberont raides un peu plus tôt et on pourra appeler leur valetaille pour les ramasser et les ramener chez eux.

Depuis le mois d'août où ils ont débarqué, ces quatre-là qui passent leur temps à boire, à jouer gros jeu dans tous les tripots et les salons de la ville et à rechercher la compagnie des femmes légères, lui causent du souci. Il se demande si, en fin de compte, ils seront solvables. Dans ses statuts, défense lui a été intimée de faire crédit aux fils de famille, aux soldats et aux domestiques.

Doit-il, bien qu'ils se présentent entre la quarantaine et la cinquantaine, les considérer comme « fils de famille » ? Ils se montrent parfois généreux, jettent un écu sur la table... Celui qui paraît de plus haut rang a des manières de commandement qui pourraient faire croire que c'est un homme de guerre, mais le plus souvent sa veulerie abandonnée contre les dossiers des bancs de bois exprime pour l'estimation de Boisvite l'idée la plus exacte qu'il se fait d'un « courtisan ».

Il n'en a jamais vu de si près, de ces princes, qui, dit-on, emplissent le Palais de Versailles, ruche aux mille alvéoles invisibles derrière le scintillement de ses hautes fenêtres vitrées et qui garde à l'abri des regards du commun ces courtisans, comme un essaim de frelons et d'abeilles bourdonnant autour d'une reine qui serait un roi.

L'intérêt d'accueillir en ses murs une espèce encore assez rare au Canada compense, pour Antonin, le désagrément de se faire traiter avec une hauteur et une désinvolture dont il a perdu le souvenir depuis trente ans qu'il a débarqué sur ces rives, apprenti forgeron sans le sou, ayant pour tout bagage une tenaille et un marteau... et un nom prédestiné pour devenir cabaretier : « Boisvite ».

Tout en leur versant le nectar de son vin le meilleur Antonin Boisvite les observe du coin de l'œil.

L'un d'eux, un homme âgé, le sidère car il est fardé comme une femme, pis, comme une mère maquerelle. Coquetterie destinée à dissimuler des traits vieillissants, un teint par trop blafard ou à accentuer un regard étincelant, souligner une bouche aux lèvres trop minces, mais l'on peut s'étonner que Monseigneur l'évêque tolère cela dans sa ville épiscopale.

Le plus jeune a de belles mains, gantées étroitement de rouge, qu'il ouvre et referme sans cesse comme s'il voulait évaluer la souplesse et la force de ses articulations et de ses muscles.

Le quatrième est d'une certaine corpulence, mais le seul qui semble avoir en toutes circonstances la tête sur les épaules. Son regard est dur et implacable. On l'interpelle en disant : baron, mais Boisvite suppose qu'il a la haute main sur les cordons de la bourse de M. de La Ferté et que c'est à lui qu'il devra s'adresser lorsque le crédit deviendra trop gros.

Tous portent l'épée. Ils se sont déjà battus en duel, dit-on.

Antonin Boisvite s'éloigne pour répondre à l'appel d'un autre honorable client qu'il est assez flatté d'avoir dans son établissement ce soir. Il s'agit de l'envoyé du Roi arrivé aujourd'hui et qui lui paraît un homme aimable et décent.

Son bonnet à la main, le cabaretier s'incline très bas.

– Peux-tu me dire qui sont ces messieurs ? s'informe Nicolas de Bardagne.

Antonin Boisvite les nomme ; M. de La Ferté et ses amis : le comte de Saint-Edme, M. de Bessart et Martin d'Argenteuil. Il prend sur lui d'ajouter d'un air entendu :

– Ce sont des seigneurs de la Cour, de l'entourage du Roi.

Malgré cette affirmation qui en d'autres temps et lieux le rendrait circonspect, Nicolas de Bardagne continue d'éprouver à leur endroit une acre détestation. Il voudrait en douter mais il est de plus en plus persuadé que ce bellâtre, aux beaux yeux bleus et d'un visage assez avenant et noble malgré les stigmates de la débauche et de l'ivrognerie qui le marquent, parle d'Angélique quand il fait allusion à une femme qu'il a aimée, et Bardagne en conçoit une colère et une anxiété qui achèvent d'irriter ses nerfs déjà fort éprouvés par cette dure journée.

On l'a installé au diable vauvert, dans une assez belle résidence, mais perdue au milieu d'un bouquet d'arbres à l'extrémité d'un plateau herbeux qu'on appelle « Les Plaines d'Abraham ». Laissant ses serviteurs apporter coffres et bagages, il est revenu vers la ville, soucieux de savoir en quelle demeure M. et Mme de Peyrac se trouvaient...

S'il est entré s'asseoir au Soleil levant c'est que l'établissement se trouve au coin d'une rue qui monte et au bout de laquelle s'érige la maison où, lui a-t-on dit, ils logeront ce soir. C'est encore le marquis de Ville d'Avray qui a réussi à les avoir chez lui.

Pour l'achever, il a fallu que parviennent à ses oreilles les discours et les affirmations de ce M. de La Ferté, pour le moins insolentes et incongrues.

Voici encore celui-ci qui se lève et s'écrie, en levant son verre :

– Je bois à la déesse de toutes les mers et de tous les océans qui nous a visités en ce jour et qui m'a appartenu !

Cette fois, M. de Bardagne ne peut y tenir. Il décide de se lever et d'interrompre ces élucubrations scandaleuses et intolérables. Il s'approche de la tablée.

– Monsieur, dit-il à mi-voix, veuillez considérer que vos propos peuvent être désobligeants pour la réputation d'une dame de qualité. Ayez la galanterie de ne pas les tenir à si haute voix.

M. de La Ferté est un homme assez grand et bien fait. Il examine d'un regard vague celui qui l'interpelle.

– ... Qui êtes-vous ? interroge-t-il, en retenant un hoquet.

– Je suis l'envoyé du Roi, réplique Nicolas de Bardagne, offusqué. Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Si fait ! Eh bien ! Moi... je suis le frère du Roi ! Qu'en dites-vous ? Ceci vaut cela !

M. de Bardagne se recule pour échapper à l'haleine avinée de son interlocuteur.

– Trêve de sottises ! Le Roi n'a qu'un frère et, Dieu merci, vous n'êtes pas celui-là.

– Bien ! Je vous le concède, se moque l'autre. Je ne suis pas son frère... mais, je peux dire... son parent... en quelque sorte... son parent... de la main gauche... Aussi, prenez garde, Monsieur l'envoyé du Roi... Il y a des querelles de famille où les étrangers ne peuvent avoir le dernier mot... Il vaut mieux ne pas s'en mêler.

M. de Bardagne est sur le point de lui jeter son gant au visage et de le provoquer en duel. Mais ce serait bien mal inaugurer ses importantes fonctions dans la capitale de la Nouvelle-France. Il déplore soudain d'être investi d'un rôle si lourd qu'il ne puisse s'accorder la liberté de châtier comme il le mérite cet arrogant personnage qui le regarde avec une insolence gouailleuse et méprisante.

– Oui, fait-il d'une voix traînante, elle est belle n'est-ce pas, la nouvelle reine de Québec ? La comtesse de Peyrac.

– Cessez, Monsieur, de mêler le nom de Mme de Peyrac à vos divagations !

– Elle m'a appartenu, répète le gentilhomme avec défi.

Et ses yeux bleus ressemblent à deux morceaux de verre trouble.

Ulcéré, Nicolas de Bardagne bat en retraite. Retourné à sa table, devant une chopine de bière où il a à peine trempé ses lèvres, il ressasse les paroles du gentilhomme. Il s'attarde sur ce point souligné : « de la main gauche ». Il lui revient en mémoire que le frère d'une des maîtresses du Roi, Louise de La Vallière, a longtemps bénéficié d'une charge à la Compagnie des Indes et qu'il avait la haute main sur certains revenus du Canada.

Serait-ce lui ? Mais que signifieraient ces vantardises à propos d'Angélique ? Que va-t-il lui falloir apprendre encore au sujet de celle qu'il aime d'une passion irraisonnée et déraisonnable ? M. de Bardagne soupire.

*****

Après les confidences du policier cynique, celles du gentilhomme débauché. Où qu'il aille et si loin qu'il aille il n'aura donc jamais fini de souffrir.

Malgré tout, son intervention a un peu dégrisé M. de La Ferté. Une amertume jalouse corrode son cœur. Il est duc. Et ces croquants se permettent de le considérer de haut... Palsembleu ! Où donc est-il tombé ? Fuir au bout du monde réserve des surprises... Il se sent mal.

– Hé ! Gargotier. Il n'y a donc pas un peu de café turc dans ton estaminet ?

Un homme d'allure militaire, qui boit et fume non loin, intervient :

– Monsieur, si vous voulez du café turc, je vous convierai chez moi. J'y ai pris goût à Budapest, en combattant contre les Turcs pour l'empereur d'Allemagne.

Il s'annonce comme Melchior Sabanac, lieutenant réformé, venu au Canada avec le régiment de Carignan-Salière et demeuré au pays après avoir eu le pied gelé dans une campagne d'hiver contre les Iroquois des Cinq-Nations.