– Certes, la vie à Québec est moins somptueuse qu'à Versailles, ajoute-t-il en considérant la riche vêture des quatre personnages.
Celui auquel il s'adresse ricane.
– Ah, vous trouvez ! Après une journée comme celle que nous venons de vivre, vous croyez que Versailles a de quoi en remontrer à Québec ? Vous avez reçu une de ses reines, Messieurs, une des reines de Versailles, le savez-vous ? Sinon la Reine ! La seule reine de tous les cœurs.
Il recommence à bredouiller.
– Quand j'y songe ! Le Roi ! Cocufié par ce pirate, et moi-même...
Celui qu'on appelle le baron intervient.
– Monseigneur, parlez plus bas... Vos déclarations vont nous attirer des ennuis. Ici, tout se sait et se découvre très vite...
– Ouais ! Comment pourrait-il en être autrement ? Nous sommes piégés au fond d'une nasse.
Avec humeur, il recommence un refrain que ses amis n'ont que trop entendu déjà depuis quatre mois qu'ils sont là. Qu'est-il venu faire à Québec ? Petite ville stupide, grossière, campagnarde, occupée par des manants qui se prennent pour des seigneurs parce qu'on leur a accordé le droit de chasse et de pêche.
– Monseigneur, de quoi vous plaignez-vous ? insiste le nommé Bessart qui semble avoir dans le groupe plus un rôle de mentor que de complice. Vous venez de le dire vous-même, cette ville aujourd'hui nous a offert des distractions que dans nos plus ambitieuses espérances nous n'avions pas rêvées.
Le comte de Saint-Edme, le vieillard au visage fardé, se penche en avant.
– Monseigneur, je vous vois troublé, mais je partage l'opinion du baron de Bessart. L'hiver s'annonce bien. Quand nous nous sommes embarqués au Havre, nous étions prêts à souffrir les mille ennuis d'un exil provisoire pour brouiller notre piste. Le policier était sur nos pas, et il fallait laisser oublier ces quelques petits flacons de poison de la commère Monvoisin...
– Pas de noms..., interrompt M. de Bessart.
– Bast ! Nous sommes loin... Remercions... l'enfer de nous avoir menés en ces lieux où personne ne peut venir nous rechercher pour de longs mois. Et qui peut nous imaginer au Canada ? En revanche, je pressens de plus en plus que nous allons connaître ici bien des plaisirs raffinés.
Il se penche plus encore et insiste à voix basse.
– Je vous l'avais prédit, mes frères. Il faut avoir parfois le courage de partir au loin non seulement pour échapper aux fâcheux et aux imbéciles, mais aussi pour rassembler ses pouvoirs, se dégager des erreurs des non-initiés. Aujourd'hui, à Paris, tout le monde se vante de convoquer le Diable. Finalement, de toutes ces maladresses ne surgiront que des marionnettes en bonnets carrés des juges. Écartons-nous de ces désordres. Nous pouvons trouver au Canada un lieu quasi vierge pour y distiller notre science dans le secret et, de s'élaborer à distance, notre œuvre n'en sera que plus puissante. Croyez-moi...
Il parle à mi-voix avec un sourire de dément, le regard illuminé.
M. de La Ferté l'écoute avec une expression désabusée. Qui l'observerait bien devinerait aussi dans le regard qu'il pose sur son compagnon de la répugnance et un certain doute.
– J'augure bien de la venue de ces étrangers que vous semblez connaître, continue l'autre en passant sur ses lèvres une langue gourmande. Des signes se cachent derrière la beauté de cette femme et la personnalité de cet homme. Et ce n'est pas le hasard qui les a conduits en ce lieu où vous vous trouvez, mais la conjonction des astres. Cet homme et cette femme ne semblent en apparence que de brillants personnages, aventuriers des mers comme il s'en trouve tant sur les côtes d'Amérique, mais ils sont plus que cela... beaucoup plus que cela.
– Oh certes ! Je le sais, s'écrie le duc de La Ferté en éclatant d'un rire dont il est seul à comprendre la résonance sarcastique.
– Cela pourra-t-il nous nuire s'ils viennent à vous reconnaître, Monsieur le duc ? demande le jeune homme aux gants rouges.
– Rien ne peut nous nuire, affirme le vieillard, précédant la réponse du duc, je vous le répète, nous sommes les plus forts car nous avons fait alliance avec le prince de ce monde : Satan. Une seule chose m'inquiète : le comte de Varange, qui nous avait reçus et accueillis et aidés à nous réfugier dans cette ville, a disparu depuis plus d'un mois. J'ai heureusement le moyen de savoir ce qu'il est devenu.
Mais le jeune homme aux gants rouges continue à regarder du côté de M. de La Ferté pour décider de la situation et de ses avantages.
Celui-ci secoue lentement la tête.
– Non... Je ne sais pas... Je ne sais plus. Il se peut que de l'avoir retrouvée, elle, arrange mes affaires à la Cour, à moins que... Oui, vous avez raison, Saint-Edme, nous n'allons pas nous ennuyer...
Il ajoute d'une voix sourde :
– ... Aussi bien, là où elle apparaît, la vie prend une autre saveur... Le Roi en sait quelque chose... Où allez-vous, Saint-Edme ? demande-t-il en voyant le vieillard se lever.
Ce dernier, debout, rassemble les plis de son manteau autour de ses épaules.
– Quelqu'un doit me remettre un talisman grâce auquel il nous sera loisible de voir plus clair en notre situation et aussi de savoir ce qu'est devenu Varange. Celui que je convoquerai nous renseignera parfaitement sur tout cela.
M. de La Ferté le regarde avec ironie. Tout au fond il ne sait pas si ce Saint-Edme, avec sa manie de l'occultisme, ne lui inspire pas une certaine frayeur. Mais c'est aussi un homme habile et efficace. Il faut le ménager
– Qui allez-vous donc convoquer ? s'informe-t-il.
Nouveau froid sourire de la bouche fardée.
– Je vous l'ai déjà dit... Satan !
*****
Le comte de Saint-Edme quitte le cabaret du Soleil levant et, par une habitude de méfiance, ramène les pans de son manteau sur sa bouche pour dissimuler le bas de son visage. Précaution bien inutile. Dans une ville comme celle-ci on a vite fait par une nuit de clair de lune de reconnaître tout et chacun à sa démarche.
Les rues sont désertes. Le froid métallique semble tomber du ciel comme en tomberait la pluie. Cela vient de très loin, de très haut. Alors qu'à Paris le froid est plutôt comme un fleuve enserré entre les murs des maisons et qui se coulerait d'une encoignure à l'autre, ici la ville ne protège de rien. Elle est ouverte, livrée à la nature géante et souveraine. Les courants y tournoient sans pouvoir s'y apaiser. Rien ne stagne, on est traversé sans rémission. Cet état de virginité des choses ne déplaît pas à M. de Saint-Edme. Ce n'est pas à la légère qu'il a parlé tout à l'heure de la nécessité de s'écarter d'un monde inepte et désordonné tel que celui qui règne à la Cour. Cela trouble la concentration indispensable à la réalisation des phénomènes occultes. Tous ces incapables, qui manient la fiole de poison ou le rituel satanique comme ils le feraient d'un bilboquet ou d'un jeu de cartes, vont un jour se faire arrêter et condamner au feu et à la hache, comme de vulgaires truands. Ils n'ont pas encore compris que la police du royaume a changé de visage.
Ici, les grands esprits incubes et succubes peuvent itinérer librement. Le sol du pays est encore chargé de forces telluriques et l'éther parcouru de courants libres et forcenés. En ce pays, il est connu que les apparitions sont fréquentes, que les religieux ont des visions, que des miracles s'accomplissent. Excellentes dispositions pour les sciences hermétiques.
Dans le gris perlé de la lune qui la baigne d'une lumière cendrée, la ville et ses grands bâtiments de pierre, ses clochers ciselés, hérissés de croix, apparaissent à M. de Saint-Edme comme une cité déjà soumise à l'Empire des Ténèbres et telle que son esprit parfois se l'imagine, où il se promènerait en prince, en dieu, armé de tous les pouvoirs transcendants.
Alors qu'il va déboucher sur la place de la Cathédrale, quelqu'un sort de l'ombre à l'angle d'une maison.
Celui qui s'avance vers le comte de Saint-Edme lui rappelle inopinément qu'il se trouve bien au Canada, car il évoquerait plutôt la silhouette d'un ours gris, dont il paraît que dans les premiers temps les abords de la ville recevaient parfois la visite. Cela n'arrive plus que rarement.
En l'occurrence cette nuit-là, il s'agit bien d'un homme, c'est un géant, lourd, massif, au pas pesant quoique rapide. Vêtu de peaux chamoisées comme un coureur des bois, son bonnet de laine enfoncé jusqu'aux yeux qui se devinent à peine entre le rebord de la coiffe et le touffu d'une barbe noire de huit jours, le nouveau venu ne se présente pas sous un aspect rassurant.
– M'avez-vous apporté ce que je vous ai demandé, Eustache Banistère ? s'informe le comte de Saint-Edme.
L'autre hoche la tête avec un grognement affirmatif. Il tend une petite boîte de fer-blanc de forme rectangulaire.
– Où vous les êtes-vous procurées ?
– Chez les ursulines. Par mes caves, je peux pénétrer dans leurs caves.
Le comte hoche la tête avec satisfaction.
– Les ursulines... C'est parfait ! De saintes filles... Vierges... Les mains pures... Donnez !...
Mais le géant retire la main tenant la boîte et tend l'autre, ouverte, carrée comme un battoir. Il annonce ainsi qu'il attend la contrepartie pour abandonner son butin.
Le comte extrait de sous son manteau une bourse assez gonflée d'écus qu'il dépose sur cette paume puissante.
La petite boîte passe dans la sienne. Éructant un vague salut d'adieu, le géant s'éloigne. Le comte de Saint-Edme traverse la place de la Cathédrale et, par la rue de la Fabrique, commence à descendre la côte de la Montagne.
Il soulève d'un doigt le couvercle de la petite boîte et a un sourire furtif qui glisse sur ses lèvres minces et rouges : des hosties !
Avec ce que contient cette boîte, ce serait bien le diable – et il ricane – s'il n'arrive pas à « voir » ce qu'il est advenu de son ami le comte de Varange, disparu mystérieusement depuis plusieurs semaines, alors qu'il se rendait au-devant de la flotte de ce redoutable Peyrac et de son inquiétante et trop belle femme.
*****
Tandis que M. de Saint-Edme quitte le plateau de la Haute-Ville et plonge vers la Basse-Ville par le raide chemin de ce côté de la Montagne, le géant Eustache Banistère va frapper à la porte d'une maison basse, cachée entre les hauts murs du jardin des ursulines et ceux de l'hôtel de la famille de Mercouville.
C'est l'atelier de François Le Basseur, maître menuisier, doyen de la confrérie de Sainte-Anne et huissier ordinaire de la ville après avoir été le premier huissier du Grand Conseil. Bien que menuisier, bien que requis surtout à travailler le bois pour l'ornementation des églises et sculpteur de retables, de tabernacles et de statues pieuses, on le recherche encore pour rédiger des pièces officielles dans une ville où les notaires ont été interdits afin de guérir les Français de leur maladie de plaider.
Ça ne les guérit pas ! On se contente d'un compagnon menuisier-sculpteur qui sait établir des pièces de procès.
Si François Le Basseur est encore debout à cette heure, lorsque le poing d'Eustache Banistère ébranle sa porte, c'est qu'il travaille au dessin d'un reliquaire dont Monseigneur de Laval évêque du Canada vient de le charger, afin d'abriter les saints restes de Perpétue, martyre, arrivés en ce jour à Québec.
Ce reliquaire doit être situé au-dessous du couronnement du maître-autel de la cathédrale, en place de la niche centrale.
Le Basseur le rêve de beau noyer, en forme de brûle-parfum oriental, qu'encadreraient deux anges agenouillés, portant les palmes du martyre.
Une vitre de forme ovale fermerait le réceptacle permettant d'apercevoir le cœur de vermeil qui contient les reliques. On peut envisager un socle en forme de coquille et une couronne où s'incrusteraient quelques pierres précieuses. Mais, pour ce dernier détail, il faut en parler à Monseigneur l'évêque.
Le coup violent frappé à sa porte fait sursauter l'artisan. Il jette un regard autour de lui et prend sa lampe à huile. Avec précaution, il évolue entre les établis, les pièces de bois à peine dégrossies dans lesquelles ses apprentis et ses fils ont commencé à tailler les différentes pièces d'un grand tabernacle que leur confrérie destine au nouveau sanctuaire de Sainte-Anne, sur la côte de Beaupré.
Les pieds écartent une mer de copeaux et il veille à ce qu'aucune goutte brûlante ne tombe à terre. Quel désordre ! Tout le travail est resté en plan avec l'arrivée de ces étrangers qui ont mis la ville à l'envers.
Méfiant, il entrouvre la porte et se trouve en face du colosse Banistère, vêtu de peaux d'élans, qui lui tend une bourse pesante.
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