– Eustache Banistère, que fais-tu à rôder à cette heure ?

– Voici l'argent, tu vas établir les pièces de mon procès. Il me faut des grimoires pour obtenir mon dû. J'assigne le Procureur du Conseil parce qu'il a laissé tomber mes lettres de noblesse en désuétude. J'assigne les Mères ursulines parce qu'elles ont construit sur des terres qui m'appartiennent. J'assigne le marquis de Ville d'Avray parce qu'il a creusé sous des terres qui m'appartiennent et parce qu'il a entrepris des démarches pour se faire accorder mon champ qui jouxte sa propriété...

– Banistère, ta vindicte te perdra. Tu ne vis que pour la chicane.

– Ce n'est pas moi qui ai commencé. L'évêque m'a excommunié parce que je portais de l'alcool aux sauvages ! Comme si j'étais le seul ! On m'a retiré mon « congé » pour aller aux bois récolter de la fourrure. Je n'ai pas le droit de quitter la ville... Eh bien je m'en occuperai de la ville... Puisque j'y suis, j'y reste et je surveille mon bien. De l'or, j'en ai et j'en trouverai pour plaider... Es-tu huissier, oui ou non ? Est-ce que je te paye, oui ou non ?...

Les petits yeux méchants fouillent l'ombre de l'atelier où l'on voit s'ébaucher des formes en coupoles, des colonnades aux volutes grecques, des panneaux sculptés de bas-reliefs représentant des fleurs ou des fruits, des ciboires et des crucifix.

– Griffonne tes attendus, greffier, ou je viendrai mettre le feu à ton échoppe et ton retable de Sainte-Anne flambera, avant seulement que tu aies pu en porter les pièces aux ursulines pour les faire dorer...

*****

Mère Madeleine, la jeune ursuline visionnaire, ne peut dormir, ni même se reposer. En vain a-t-elle quitté l'inconfortable paillasse de balle d'avoine, enclose dans l'une de ces alcôves rustiques de sapin blanc qu'on appelle, au Canada, des « cabanes » et où l'on peut sommeiller à l'abri des courants d'air lorsqu'on a tiré devant l'ouverture les rideaux de serge verte.

En vain s'est-elle agenouillée sur le froid dallage de sa cellule pour y chercher l'oubli de ses tourments par la vertu de la prière et de la mortification.

Alors, battant le briquet, elle s'est acheminée, chandelle en main, jusqu'à l'atelier de dorure.

Dans les lointains du cloître une enfant pleure, une des petites pensionnaires que les religieuses élèvent sous l'œil de Dieu. La nuit est oppressante, les enfants elles-mêmes en sont agitées...

Maintenant, elle se tient au milieu de l'atelier, et le calme revient en elle à considérer le cadre des paisibles travaux auxquels ses sœurs et elle-même se livrent, alors que les jours passent au son argentin des cloches, scandant les heures pleines de ferveur et de dévotion qui les mènent de la chapelle où se déroulent les offices, aux classes et aux dortoirs des enfants, puis ici où, par leur talent en ce difficile art de la dorure, elles rapportent quelques biens à leur communauté.

Voici que l'étoile d'une lampe tremble au bout du couloir. Une religieuse plus âgée se tient maintenant sur le seuil de la porte.

– Ma sœur Madeleine, que faites-vous ? Je vois que vous manquez gravement à la discipline monastique en n'employant pas à réparer vos forces ces heures précieuses de la nuit qui nous sont accordées par la miséricorde divine, sachant combien nous sommes faibles pour la tâche que nous avons à accomplir.

– Ma mère, pardonnez-moi ! Cette journée, bien que nous l'ayons vécue derrière les murs de notre clôture, a été une épreuve pour nous. Son écho nous en est parvenu. Que nous apporte l'arrivée de ces étrangers ? Tourments ou apaisements ? Voici que je vais devoir être confrontée à cette femme si belle en laquelle d'aucuns ont cru reconnaître celle qui m'était apparue sous les traits d'un démon succube. Ma chair se hérisse rien qu'à l'évoquer. Vais-je la reconnaître ? Quelle lourde responsabilité m'incombe ! Et le Père d'Orgeval n'est plus là pour soutenir ma faiblesse. Me défendre le cas échéant.

« Or, à mon angoisse vient de s'en ajouter une autre. Cette nuit même le Père Brébeuf, martyr des Iroquois, vient de m'apparaître en songe. Il me suppliait de me lever et de me mettre en prière pour obtenir la conversion d'un sorcier qui œuvre dans cette ville.

– Vous a-t-il dit son nom ?

Mère Madeleine secoue négativement la tête.

– Non ! Il m'a seulement recommandé de prier et de prier encore et m'a promis que les démons ne m'inquiéteraient pas pendant ce temps-là et seraient empêchés d'intervenir.

– Dieu soit loué ! Eh bien, venez, ma sœur. Mettez votre cape de chœur. L'heure va sonner où nous devons nous rendre à la chapelle pour chanter matines. J'aime cet office où nous sommes chargées de prier dans la nuit où s'engendrent tant de crimes. Cette nuit plus qu'une autre, nos chants garderont Québec.

L'une derrière l'autre, levant haut leurs luminaires, les deux religieuses quittent l'atelier, longent le froid vestibule qui conduit à l'église.

*****

De la chapelle des ursulines, les chants psalmodiés s'élèvent dans la nuit. Ils voguent jusqu'à la grande et belle demeure des Mercouville, voisine du monastère.

Le petit bébé gourmand s'assied d'un coup dans sa bercelonnette.

La lune regarde par la fenêtre. À ses yeux c'est un bonbon. C'est un éclat de sucre. Ermeline de Mercouville, deux ans et demi, petite enfant coloniale du XVIIe siècle, née à Québec, éclate de rire tout haut.

Elle rit ! Elle rit !

Son rire est une clochette qui tinte et réveille la maisonnée.

Ses frères et sœurs, alignés par trois ou quatre dans de vastes lits monumentaux, se retournent en grognant. Le rire d'Ermeline traverse les murailles, les rideaux les plus épais.

Elle n'a jamais été aussi heureuse.

Demain, le soleil va lui apparaître. Elle le sait. Il l'attendra dehors, les bras chargés de friandises. La jubilation de la vision la fait tressaillir de tout son corps frêle. Ses petits pieds la démangent de courir vers le matin. Son rire devient de plus en plus claironnant.

Monsieur le juge son père enfonce son bonnet de coton sur ses oreilles et soupire.

– Voici encore l'enfant qui a ses accès de gaieté ! Je ne sais vraiment pourquoi on lui attribue une maladie de langueur.

– C'est qu'elle ne marche pas, à près de trois ans, gémit Mme de Mercouville, et elle ne fait aucun effort pour se tenir sur ses jambes. En désespoir de cause, je me suis rendue au sanctuaire de Sainte-Anne sur la côte de Beaupré, pour y planter un cierge et ai commencé une neuvaine qui se termine demain.

– La petite paraît bien joyeuse.

– C'est vrai. Elle est toujours gaie.

Du berceau d'Ermeline la nourrice noire Perrine s'est approchée. Mme de Mercouville qui a été élevée à la Martinique l'a amenée avec elle lorsqu'elle est venue se marier au Canada. Perrine commence à chanter et à bercer. Peu à peu le chant de la négresse remplace le rire d'Ermeline. Les enfants, dans les chambres voisines, retournent à leurs songes. Les ronflements sonores du juge remplacent à leur tour le chant de la négresse.

Seule, Mme de Mercouville, présidente des Dames de la Sainte-Famille, reste éveillée. Elle se remémore tous les instants de la journée. Une réussite malgré les folies de Sabine de Castel-Morgeat... Va-t-il falloir l'exclure de la Confrérie ?

Mme de Mercouville écarte ce souci. Sa robe lui allait fort bien. Madame de Peyrac a l'air enjouée, active, entreprenante. Elles se sont tout de suite entendues. Va-t-il falloir l'admettre dans la Confrérie ?

Mme de Mercouville est heureuse. Elle se sent gaie comme Ermeline, et énumère dans son esprit les activités qui l'attendent. Maintenant que M. l'intendant Carlon est de retour beaucoup de projets vont se réaliser. Elle va lui montrer le métier à tisser dont elle a fait venir un modèle de France et qui est arrivé au cours de l'été. Carlon donnera des ordres aux charpentiers pour en fabriquer d'autres. On les distribuera dans les foyers et les femmes se mettront au travail. Ainsi elles s'occuperont utilement pendant les mois d'hiver au lieu de jacasser, jeter les dés et souvent boire. Avec le chanvre et le lin dont on a entrepris la culture, l'on va fabriquer de bonnes toiles du pays.

Mme de Mercouville croit déjà entendre le bruit joyeux des métiers à tisser résonnant dans la grande salle des habitations campagnardes, ou dans les greniers des maisons bourgeoises.

Elle se rendort, le sourire aux lèvres.

*****

Si de la Haute-Ville on descend, comme le fait présentement M. de Saint-Edme, par cette faille tranchée en plein roc qu'on appelle le chemin de la Côte de la Montagne, on trouve la Basse-Ville et ses maisons hautes à toits pointus, sous la plantation serrée d'immenses cheminées.

Trois longues venelles, s'étirant dans le sens du rivage, séparent les demeures bancales de la rue Sous-le-Fort, adossées à la falaise même, des beaux hôtels du rivage qui appartiennent à des seigneurs ou à des commerçants aisés, tels que M. Le Bachoys, M. Basile, M. Gaubert de La Melloise et dont l'eau du fleuve, au temps des grandes marées, vient lécher les seuils.

Dans ce foisonnement d'habitations, places et placettes, cours, entrepôts, magasins, hangars trouvent le moyen de s'imbriquer comme par miracle.

Murs et palissades de pieux, vantaux solides de bois plein, massives portes barrées d'une poutre préservent des voleurs les richesses amoncelées dans les entrailles du Québec portuaire : fourrures, vins, blé, bois, étoffes...

Peu de lumières filtrent. La nuit venue, les actifs habitants de la Basse-Ville se renferment chez eux. Ils dorment, jouent aux cartes, boivent ou forniquent.

Quittant la blanche voie qui l'a conduit des sommets aérés de la Haute-Ville vers ce fétide et sombre labyrinthe, le comte de Saint-Edme franchit la frontière de clarté et pénètre dans l'obscurité de la rue Sous-le-Fort, comme il s'engagerait dans le dédale de l'enfer.

Un bras se tend vers lui, dans l'obscurité, une main gantée de rouge se pose sur son épaule.

– Je vous accompagne, dit la voix de Martin d'Argenteuil, maître paumier du Roi, je suis anxieux d'assister à une messe noire au Canada.

*****

Petite musique de chambre chez M. Le Bachoys qui a quatre filles, trois fils, une grosse femme carrée, rougeaude, aux yeux incroyablement bleus, qui a reçu le don de plaire à tous les hommes et qui le fait cocu plus souvent qu'à son tour.

À vrai dire, présenter la chose ainsi ne donne pas une estimation exacte de la situation. Car, en l'occurrence, ce mari trompé apparaît plutôt comme un privilégié. Car enfin, lui a l'avantage de posséder, sur cette femme dans les bras de laquelle tant d'hommes aspirent à se trouver un jour, des droits aimables et inaliénables, dont il peut user quand bon lui semble, c'est-à-dire plus fréquemment que ses rivaux. D'où la rancune et la jalousie que ceux-ci lui vouent. D'où l'égalité de son caractère et la sérénité avec laquelle il porte ses cornes. Comme on le sent gagnant en cette affaire, il y a longtemps qu'on a perdu le goût d'en rire. Son prestige et son autorité en seraient plutôt renforcés. C'est l'éminence grise de Québec. Ancien agent général de la Compagnie des Indes Occidentales, il garde la main sur à peu près tout ce qui se traite dans le pays.

Pour le moment, il joue au billard avec M. Magry de Saint-Chamond. Il frotte de résine la pointe du court bâton aplati, recourbé à l'extrémité, dont on se sert pour pousser les balles. Le billard n'est encore qu'un jeu de mail de salon. Il comporte une quille qu'il ne faut pas renverser et un arceau.

M. Le Bachoys jette un regard pensif sur ses hôtes. Il y a là M. Gaubert de La Melloise, cheveux blancs, élégance. Romain de L'Aubignière qui vient pour faire sa cour à sa fille cadette, Marie-Adèle. Celle-ci est assise devant le virginal, un instrument de musique semblable à l'épinette ou au clavecin, mais au son plus grêle et dont elle joue fort bien. Il y a aussi deux violons et un hautbois.

Sa fille aînée est absente. Elle n'a pas voulu paraître de la journée et s'est tenue enfermée dans sa chambre. Elle s'est considérée longtemps fiancée au lieutenant de Pont-Briand qu'on dit avoir été tué en duel par ce gentilhomme du Sur, Monsieur de Peyrac. La fille ne se console pas. Elle a décidé de ne pas se marier.

Espérons que la cadette va avoir plus de chance.

De temps à autre, Marie-Adèle se tourne vers Romain de L'Aubignière et cherche à attirer son attention.

Mais le jeune seigneur est distrait. Trop de choses se sont passées aujourd'hui. Romain, le coureur des bois invétéré, le guerrier fanatique toujours prêt à suivre le Père d'Orgeval dans les expéditions punitives qu'il menait contre la Nouvelle-Angleterre, n'était pas des plus à son aise à l'idée de revoir M. et Mme de Peyrac, il se félicite que les événements aient tourné au mieux pour lui et pour tout le monde. Il y a quelques jours on ne pouvait en espérer autant.