À cette heure, la place est déserte. Janine voit passer deux silhouettes furtives qui disparaissent au coin d'une ruelle. Ce sont le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil.
– Tiens ! Que font ces beaux messieurs dans un tel coin ? Je parie qu'ils se rendent chez le Bougre Rouge, le sorcier de la Basse-Ville...
*****
Le repaire du Bougre Rouge dans ce quartier misérable, édifié sur l'emplacement du fort de bois que Champlain appelait l'Habitation construit sur la rive à l'abri de la falaise ; il n'en reste que les traces du fossé défensif sur lequel on abaissait le pont-levis et où les ivrognes attardés viennent parfois trébucher et prendre un bain glacé lorsque l'eau des pluies s'y est déversée.
Au-delà de cette limite, l'ingéniosité des immigrants, acharnés à trouver un peu d'espace pour se loger, a édifié une superposition étonnante de maisons de bois, cabanes, huttes qui se sont bâties les unes sur les autres, profitant du moindre ressaut de terrain, du moindre éboulement ou d'anfractuosités naturelles.
C'est une floraison étrange de constructions primitives de planches ou de rondins, aux toits de chaume ou de bardeaux, dont la progression rampante au flanc du Roc, tel du lierre grimpant, hante les cauchemars du procureur Tardieu, responsable de la salubrité de la ville et de sa protection contre les incendies.
C'est ainsi que pour atteindre l'antre de Nicolas Mariel dit le Bougre Rouge, et aussi le Sorcier, le comte de Saint-Edme et Martin d'Argenteuil commencent par se glisser dans l'étroit boyau qui sépare deux hautes maisons de pierre cossues, de la rue dite Sous-le-Fort, se heurtent aux latrines branlantes d'une des habitations, les contournent pour trouver une échelle adossée à des pilotis qui les mène à une sorte de courette suspendue où leur présence tire de leur sommeil des poules renfermées dans un poulailler aux planches mal jointes. Elles gloussent.
– Qui va là ? crie une voix de vieille femme derrière un volet branlant.
Il faut enjamber une barrière qui prétend clore cette propriété posée au flanc de la falaise tel un nid de pie sur une branche. Au-delà un terre-plein boueux permet quelques pas sur une sorte de sentier, puis c'est à nouveau le rocher où l'on a taillé des marches.
La maison du Bougre Rouge est la toute dernière au sommet de l'échafaudage. Ensuite, c'est le Roc dressé nu et droit. L'on entend l'eau ruisseler, dégoutter... Lorsqu'on lève les yeux l'on aperçoit au loin, là-haut, les fenêtres éclairées du château Saint-Louis, résidence du gouverneur, et un peu plus bas celles des corps de garde où les soldats jouent aux cartes en attendant la relève.
Éclairée par une lampe dont la mèche trempe dans de l'huile de marsouin blanc, en cette pièce toutes les senteurs se combattent. Celle, tiède, de poisson qui émane de la lampe, celles des plantes : racines, rhizomes, feuilles, écorces qui sèchent, suspendues aux solives ou étalées sur des claies, celle, sûre et fruitée, du « bouillon », la boisson canadienne commune, sorte de limonade fabriquée à partir de pâte fermentée et celle, inattendue, qui s'exhale des reliures de cuir d'une quantité de livres grands ou petits, épais ou minces, entassés dans un coin.
Dans un autre coin, on découvre une créature accroupie, dont les mains tressent habilement un filet. La tête ronde couleur d'acajou verni, aux yeux bridés, semble assez grosse pour un petit corps trapu. C'est l'Indien eskimo.
Sous la lampe en bec de corbeau, un homme est assis à l'indienne, sur des fourrures jetées au sol, et il écrit en prenant appui sur une écritoire portative.
Martin d'Argenteuil s'étonne de le voir vêtu de peaux chamoisées à franges, avec un bonnet de fourrure vissé jusqu'aux sourcils. On ne sait quel âge lui donner.
– Qui êtes-vous ? interroge-t-il en jetant sur les visiteurs un regard sans aménité, tandis que ceux-ci prennent place sur les fourrures. Je ne vous connais pas.
– Si fait, lui rappelle M. de Saint-Edme, je suis déjà venu chez vous avec le comte de Varange.
– Où est-il ?
– C'est ce que je voudrais savoir, précisément, et que vous seul pouvez me révéler.
– Je ne suis pas devin.
– Si, vous l'êtes, je vous ai vu à l'œuvre, Nicolas Mariel.
– Vous n'avez rien vu du tout. Je ne m'occupe que d'interpréter le Grand et le Petit Albert, de fabriquer des talismans contre le mauvais sort et des médecines.
– Vous pouvez bien plus que cela. Il n'y a pas que le Grand et le Petit Albert dans les livres que vous possédez là. Vous y avez appris ce que John Dee a vu dans le miroir noir. Et je sais que vous pouvez converser avec les esprits et faire apparaître qui vous désirez convoquer. Je vous le répète, il n'y a pas longtemps que je VOUS AI VU À L'ŒUVRE.
– Les temps ne sont plus les mêmes.
– Qu'est-il advenu de nouveau ?
– Les présages sont mauvais.
– Mais encore ?
– J'ai vu passer, une nuit, au-dessus de la forêt, les canots de la « chasse-galerie »...
– Vous l'avez déjà raconté à tout le monde.
– Ce que je n'ai point dit c'est que votre compagnon de ce soir était dans l'un de ces canots en feu. Je le reconnais.
– Moi ! s'écrie Martin d'Argenteuil horrifié.
Cette révélation ne lui plaît pas du tout.
– Est-ce que cela veut dire qu'il va mourir ?
Il regrette d'avoir suivi le comte de Saint-Edme dans son expédition. Il s'intéresse à la magie ; mais il ne tient pas à être mêlé aux élucubrations d'un sorcier de bas étage.
Pouvait-on s'attendre à mieux au fond de ce Canada obscur, ignare ? Les officines parisiennes, où il est allé voir opérer le magicien Lesage ou l'abbé Guibourg, sont loin, avec leurs coquemars et leurs cornues, leurs fumées d'encens ou d'herbes enivrantes. Il en garde un souvenir indescriptible. Il est vrai qu'il apercevait parfois, à travers les brouillards, le doux visage de la subtile et étrange Marie-Madeleine d'Aubray, marquise de Brinvilliers, qui avait su l'ensorceler. Mais elle ne le voyait pas. Elle ne vivait que par la volonté de son amant, le chevalier de Sainte-Croix. Quand il y songe, le maître paumier du Roi trouve son sort actuel des plus affligeants.
M. de Saint-Edme cherche à amadouer le bonhomme.
– Vous devez nous aider. J'ai apporté ce qu'il vous faut.
– Quoi donc ?
– D'abord ceci, dit le comte en montrant une bourse assez bien gonflée d'écus, et puis ceci.
Il exhibe la petite boîte de fer que lui a remise tout à l'heure Eustache Banistère. Il en repousse le couvercle, et découvre des pastilles blanches de pain azyme.
– Des hosties !
Mais le sorcier ne bronche pas. Il fixe comme s'il ne les voyait pas les objets que lui tend son visiteur. Puis il se met lentement à remuer la tête négativement.
– Prenez garde, messires, murmure-t-il enfin. Ne vous attaquez pas à cette femme qui a débarqué aujourd'hui à Québec.
– Madame de Peyrac ?
– Ne prononcez pas son nom ! s'écrie l'autre d'un ton farouche. Chut !... fait-il, soudain mystérieux. Vous voulez votre perte. Elle est plus forte que vous et toutes vos sorcelleries. Sa force est telle qu'elle évite les pièges qui lui sont tendus, qu'elle traverse les flammes sans en être effleurée, qu'elle dévie le glaive qui la frappe, et qu'elle fait trembler la main qui lui lance une pierre, je le sais, je l'ai vue aujourd'hui sortant des eaux. C'est par elle que l'autre femme que vous attendiez a été écartée.
– Madame de Maudribourg ?
– Je vous dis, ne prononcez pas de noms.
– La vision de la mère ursuline serait donc juste ?
– Je ne me mêle point des visions des nonnes. Chacun son domaine. Ce que la Mère Madeleine a vu, elle seule le sait. Quant à moi, je ne dis rien de plus, et je vous répète : gardez vos hosties. Je n'ai pas besoin de vos manigances sacrilèges. J'ai mes livres, mes formules et le don de double vue qui m'a été donné à ma naissance et que j'ai aiguisé par ma science. C'est pourquoi je vous dis : je ne veux pas m'attaquer à cette femme car je n'ai rien à faire de son ressentiment et ce serait inutile. Ses charmes et sa féerie la mettent hors d'atteinte.
– Au moins aidez-nous à retrouver Monsieur de Varange. Vous avez reconnu son habileté de magicien. Lui sera de force contre elle, je m'en porte garant.
Il a à peine eu le temps d'achever sa phrase qu'il sursaute et regarde autour de lui, cherchant à deviner d'où sort ce bruit de crécelle qui vient subitement d'éclater.
Il lui faut un certain temps pour réaliser que c'est leur hôte qui est parti à rire ou plutôt à ricaner, la bouche fendue en un rictus hilare. Le Bougre Rouge se balance, tout secoué de rire, et se tape sur les cuisses, tant il semble trouver comique ce qu'il vient d'entendre.
– Partons, chuchote Martin d'Argenteuil, exaspéré. Le drôle est soûl. Croyez-moi, je ne suis pas près d'être convaincu des merveilles qui se font en ce pays-là.
– Pourquoi riez-vous ? s'informe le comte.
L'homme retrouve son sérieux comme avec peine et tend vers eux brusquement une main griffue, paume ouverte.
– Donnez vos écus, mes beaux messieurs, et je vous dirai pourquoi...
Les doigts se referment sur la bourse et il la fait disparaître dans les plis de sa ceinture de laine. Puis il essuie sur ses lèvres sa salive brunie de tabac.
– C'est ce que vous venez de dire qui me fait rire, mes beaux messieurs... Que nenni ! Le sire de Varange ne sera pas plus fort que cette femme-là...
Ses yeux brillent par intermittence comme des lucioles.
Il dit à mi-voix :
– Parce que c'est elle qui l'a tué, et de sa propre main.
*****
En la Haute-Ville, Eustache Banistère, passant derrière les maisons de la rue Sainte-Anne, a regagné sa bauge.
Une masure, une chaumière, construite dans les premiers temps par ses père et mère, tout au bout de ces champs qui lui appartiennent.
Il a passé au pied du moulin des jésuites et maintenant le voici dans sa cour plantée d'un grand arbre. Un chien maigre qui est attaché à cet arbre vient vers lui avec un bruit de chaîne. Il lui décoche un violent coup de pied, puis il s'approche jusqu'à la limite de sa cour. De là, il surplombe la maison de son plus proche voisin, le marquis de Ville d'Avray. La façade donne sur la rue de la Closerie. L'arrière avec une grande cour et des communs s'étend à la limite des terres de Banistère. Il le sait bien que le marquis fore comme une taupe sous son champ, toujours avide de se creuser des caves pour y ranger ses vins, ses provisions, amasser de la glace pour l'été...
Des caves naturelles, il y en a tant qu'on veut là-dessous. Pas difficile de passer chez le voisin d'un coup de pioche.
Et maintenant, voilà que le marquis a rempli sa maison de visiteurs. Encore des bruyants qui vont venir lui disputer des lambeaux de son territoire et lui chercher des noises.
De cet endroit, on voit très loin, et la vaste étoile d'eau que forme ce carrefour du fleuve sous Québec brille de partout, se répandant entre les îles, les caps et les golfes. Des nuages blancs s'allongent sur le métal du ciel et, là-bas, sont les lignes des montagnes en vagues bleues et noires... sans fin.
L'homme est prisonnier de la ville. Il ne peut plus aller aux bois. S'il s'en va, on lui prendra son bien.
Les insultes les plus sacrilèges, les blasphèmes les plus terribles roulent dans sa tête épaisse. Il se garde de les prononcer à voix haute. Il n'a pas envie de se faire couper la langue par-dessus le marché...
Le mutisme auquel il est condamné par la crainte augmente sa rancœur. Un homme qui ne peut pas jurer quand il est à bout, c'est comme une baudruche trop gonflée qui va éclater.
Un jour, il va avoir de l'or, beaucoup d'or, et il se vengera de tous, même de l'évêque, dans des procès sans fin.
Eustache Banistère. ploie ses épaules d'ogre et rentre dans sa chaumière.
Le chien maigre reste seul dans la nuit, couché au pied du hêtre rouge.
*****
Le chien maigre de Banistère est couché au pied du hêtre rouge, la faim le torture. La nuit a succédé au jour. Et rien n'est venu qu'un coup de pied de l'homme tout à l'heure. Son espérance s'étire à la mesure de sa douleur. Chaque instant qui passe est lourd de promesses et de déceptions.
Le pauvre chien efflanqué, affamé, enchaîné, n'est plus qu'un seul regard tendu vers la forme sombre de la masure.
C'est de là que viendront les quatre enfants, ses maîtres. Ils se détacheront de cette masse trapue qui les abrite et les sécrète comme la ruche sécrète l'abeille. Il les verra venir à lui vêtus de brun, de gris, de noir, titubant comme des quilles, comme des totons informes qui s'entrechoquent. Leurs visages sont de grosses lunes roses et floues. Quand ils se penchent très près, il voit s'allumer leurs yeux et le blanc de leurs dents qui rient.
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