Cependant, la première démarche qu'elle envisageait, c'était de demander audience à l'évêque. Par lui, elle voulait obtenir d'être confrontée avec la Mère Madeleine, l'ursuline visionnaire dont les révélations avaient contribué à faire peser sur elle l'accusation d'être la démone.

L'ursuline devrait témoigner au plus tôt qu'Angélique ne ressemblait pas à la femme qu'elle avait vue en songe.

Oh certes, elle comprenait maintenant les tours inattendus que leur réservait Québec.

Au départ, elle n'envisageait cette expédition en Nouvelle-France que comme une démarche diplomatique concernant presque uniquement leur situation en Amérique. Mais Québec était en fait un petit résumé de la métropole. Le royaume en raccourci, la quintessence de la Cour et de l'administration royale : le passé, ce pouvait être ce gentilhomme dans la foule qui avait jeté cette phrase alors que Joffrey de Peyrac pénétrait sur la place avec ses étendards : « Tiens, en Méditerranée, son écu d'argent était sur fond de gueules... »

Elle se leva et appela Yolande.

– D'abord voir l'évêque. Mais ensuite, je me dois d'aller remercier cette charmante femme qui a pris ma défense hier dans la Basse-Ville et qui s'est chargée de soigner mon chat, la dame Janine Gonfarel. Nous voici aux antipodes de nos éminences religieuses, mais elle aussi me plaît beaucoup et je ferai volontiers sa connaissance. Ville d'Avray la tient en grande estime...

– Vous me faites souvenir que je dois prévoir de faire distribuer, aujourd'hui même, aux dames les plus en vue de la cité les présents apportés pour elles.

Chapitre 18


C'était donc leur premier matin à Québec. Tout d'abord, laissant la maisonnée s'éveiller, ils se rendirent ensemble par un chemin de terre jusqu'au château de Montigny dont on pouvait apercevoir le toit et les cheminées derrière la colline.

Les soldats espagnols de Peyrac et Yann Le Couennec s'étaient présentés pour les accompagner.

Ainsi que l'avait prévu Joffrey de Peyrac, le manoir et ses dépendances présentaient une allure de bivouac très animé, mais assez désordonné.

Il distribua quelques ordres aux différents capitaines et quartiers-maîtres, puis ils repartirent suivis de leurs gardes, cette fois en petit nombre par rapport à la journée précédente.

Toutes les rues de Québec menaient à la cathédrale. Du château de Montîgny en suivant le chemin dit Sainte-Foy, Angélique, son mari et leur escorte, débouchèrent sur la place au moment où se terminait le grand office du milieu de la matinée.

Leur arrivée, d'un train plus simple que celui de la veille, n'en fit pas moins, à nouveau, sensation.

On les salua largement, et plusieurs dames les abordèrent. Celle qui prit la tête du mouvement fut Mme de Mercouville. Angélique avait remarqué la veille cette très jolie femme, pleine d'allant. Elle était grande, élégante, solide, le teint frais. Elle était venue ouïr la messe accompagnée de ses deux filles aînées, âgées de quatorze et quinze ans.

Ayant salué chacune de ces dames et leur ayant adressé à toutes un mot aimable, M. de Peyrac prit congé. Le gouverneur l'attendait au château Saint-Louis. Il s'éloigna avec son escorte d'Espagnols et tout de suite le cercle se referma autour d'Angélique, s'augmentant d'instant en instant de nouveaux venus, soit des fidèles sortant de l'église, soit des passants traversant la place et qu'attirait ce rassemblement.

De tous les curieux et curieuses, Mme de Mercouville était la plus avenante. Elle s'enquit de la bonne santé d'Angélique, de son repos, de son installation, et l'assura qu'elle était à son entière disposition pour tout ce qui pouvait l'aider et lui rendre la vie agréable à Québec.

Elle proposa de lui trouver une servante pour les gros travaux. En attendant, elle lui enverrait son esclave indien, un Panis qu'elle avait acheté quinze livres tournois à un « voyageur » revenant du fort de Michillimakihac et qu'elle avait fait baptiser. Elle ne garantissait pas l'excellence de ses services car il était assez lunatique et paresseux.

En revanche, si Mme de Peyrac désirait courir la ville, Mme de Mercouville lui enverrait sa chaise à porteurs et ses valets. Elle était prête aussi à la conseiller pour le choix de ses provisions d'hiver. Le froid serait bientôt là. Il ne serait plus temps alors « d'encaver » les racines, carottes, navets, etc., et de les mettre à l'abri du gel, si, à la rigueur, on pouvait laisser les choux dehors. Car l'hiver était long au Canada, affirmait-elle. Même à Québec, on connaissait la famine lorsque le printemps tardait à venir. Les dames alentour renchérirent, chacune apportant l'exemple d'une saison où elle avait été contrainte de faire bouillir des morceaux de cuir pour corser la soupe et de mêler de la sciure de bois au dernier muid de farine afin d'en tirer une suffisante ration de pain quotidien.

Angélique essaya d'expliquer qu'elle avait déjà hiverné en terre américaine et qu'elle avait une certaine connaissance de ces incommodités, mais ce fut en vain. Les dames coloniales, fortes de leur expérience, aimaient à initier les nouvelles venues, qui trop souvent s'embarquaient naïvement confiantes pour les antipodes.

Angélique eut toutes les peines du monde à interrompre leurs récits de famine et les nombreuses recettes qu'on lui soumettait pour nettoyer, sécher et garnir au mieux un saloir de famille.

Puisque Mme de Mercouville désirait lui rendre service, dit-elle, c'est avec reconnaissance qu'elle s'adresserait à elle et qu'elle accepterait ses suggestions quant aux démarches à suivre afin d'obtenir, au plus tôt, une audience privée de la part de Monseigneur de Laval. À qui devait-elle s'adresser ?

Mme de Mercouville dit qu'il fallait en parler à M. de Bernières, directeur du séminaire.

Ces dames aussitôt entreprirent de préparer à Angélique une entrevue avec l'omnipotent prélat, Monseigneur François de Montmorency-Laval, évêque de Pétrée, vicaire apostolique de la Nouvelle-France, entrevue que toutes ne considéraient pas d'un même œil. Certaines portaient l'évêque aux nues, d'autres paraissaient franchement le détester.

Angélique était en train de prêter une oreille attentive à ces opinions contradictoires, lorsqu'il se passa quelque chose. Des cris de joie, aigus comme ceux d'un oiseau, éclatèrent, et une minuscule petite enfant, vêtue de blanc et venant du haut de la place, parut voler à la rencontre d'Angélique.

Elle était si menue et si légère que ses petits pieds effleuraient à peine les cailloux ronds du pavage.

Son bonnet, sa collerette, son tablier de dentelle, se gonflant au vent, ajoutaient à l'impression qu'elle donnait d'être un oiseau léger aux ailes déployées.

C'était bien vers Angélique qu'elle courait en riant de tout son cœur, les bras tendus., et celle-ci, la voyant venir droit vers elle, n'eut d'autre ressource que de se pencher et de la cueillir au vol.

– Ermeline ! s'exclama Mme de Mercouville, reconnaissant sa dernière-née.

L'assemblée était saisie de stupeur. Puis il y eut des exclamations diverses.

– Elle marche ! Elle marche !

– Perrine l'a laissée échapper !

– Mais elle ne marchait pas hier !

– Non seulement elle marche, dit M. de Longchamp de sa voix solennelle, mais elle court.

Angélique, l'enfant sur un bras, cherchait dans son aumônière un bonbon ou une friandise dont elle avait toujours provision pour Honorine ou Chérubin.

– Ne lui donnez rien ! s'écria Mme de Mercouville. Elle est très gourmande !...

– Mais elle est si charmante !

Elle ne comprenait pas pourquoi la venue de la petite fille suscitait une telle émotion. On vit arriver la nourrice noire, courant et pleurant, les mains jointes et criant :

– Miracle ! Miracle !

Elle se jeta à genoux devant Angélique et baisa le bas de sa robe.

– Comprenez donc ce qui se passe, chère Madame, expliqua Mme Gaubert de La Melloise, en tamponnant ses joues inondées de larmes émues, cette enfant de trois ans ne marchait pas, se tenait à peine assise dans son berceau, et tout à coup, en ce jour...

La petite créature, si légère et si gaie, installée sur son bras, croquait ses pastilles d'un air de triomphe, comme ravie du bon tour qu'elle venait de jouer à sa famille. Puis Angélique la passa à l'une des sœurs aînées d'Ermeline, qui la remit à la nourrice. Les gens riaient et pleuraient autour d'elle. La rumeur se répandit :

– La petite Ermeline a été miraculée !

Bien que la première concernée par cet événement, Mme de Mercouville n'avait pas perdu son temps. C'était une femme de tête, et, en tant que créole, habituée à faire face à tous les hasards de la vie coloniale aussi bien les typhons ravageurs qu'elle avait connus aux Îles dans son enfance, que les famines et les Iroquois du Canada. Elle avait remis à plus tard les actions de grâce que méritait le ciel pour sa fille et revenait, présentant à Mme de Peyrac M. de Bernières, directeur du séminaire, auquel elle avait fait transmettre la demande d'Angélique. Monseigneur de Laval proposait de la recevoir en audience privée soit aujourd'hui dans l'après-midi, soit le lendemain matin à partir de dix heures.

Angélique, impressionnée par la rapidité avec laquelle ce genre d'affaires se concluait en ce pays, réfléchit et opta pour le lendemain matin.

D'autre part, elle acceptait volontiers, pour l'après-midi, l'offre que lui avait faite Mme de Mercouville de sa chaise à porteurs. Ainsi, pensait-elle, elle pourrait, dès aujourd'hui, descendre en Basse-Ville chercher son chat et remercier Mme Gonfarel.

Chapitre 19


Les deux valets de Mme de Mercouville portant la chaise où avait pris place Angélique entamaient, non sans précautions, la pente abrupte qui menait au port. Au fur et à mesure que l'on descendait, la foule devenait plus dense et plus vive.

La Basse-Ville, c'était ce gros bouquet de maisons hautes et étroites, serrées les unes contre les autres, pressées au flanc du Roc, les pieds dans l'eau, et dont les cheminées monumentales, prolongées de leurs panaches de fumée, formaient couronne.

Angélique, par les interstices d'un petit rideau, regardait avec curiosité.

Il restait encore un peu de l'animation véhémente qui était celle de la Basse-Ville au moment du départ des derniers vaisseaux pour l'Europe et que l'arrivée de la flotte de Peyrac avait contribué à prolonger.

Il y avait des coureurs des bois, fortune faite, qui n'avaient pas encore tout dépensé en achats somptuaires ou en traites imprudentes. On les rencontrait dans leurs vêtements de peaux frangées, le fusil sur les bras, baguenaudant et déjà s'ennuyant, entrant chez le tailleur pour se faire couper un habit de marque, chez le taillandier pour y choisir des haches de traite ou de la quincaillerie. Des sauvages, qui n'avaient pas encore bu toute l'eau-de-vie de leurs transactions, s'attardaient dans la ville aux pièges et aux séductions insolites. Leur allure lente et rêveuse contrastait avec la promptitude générale qui régnait sur le port et dans les rues avoisinantes.

L'approche de l'hiver entraînait des travaux d'aménagement. On apportait le bois dans les cours, on le déchargeait, on l'empilait, et partout on entendait sonner le bruit des bûches jetées à la volée, on voyait des enfants occupés à édifier contre les maisons, sous l'auvent des galeries, la mosaïque d'un bûcher bien rangé.

Angélique aperçut le géomètre Fallières qui discutait avec le propriétaire d'une vaste maison prolongée d'une cour et d'une écurie. Un tabellion-notaire ou greffier était sur ses talons. Il était question d'appliquer une ordonnance qui fixait la mesure des bûches, la hauteur et la largeur des cordes de bois, souvent fantaisistes...

Les chevaux d'un charroi, dont les roues étaient calées dans la pente par de grosses pierres, attendaient patiemment devant l'entrée de la cour. C'étaient des chevaux doux et tranquilles, lourds, habitués à traîner des charges. On disait qu'ils tiraient la charrue au printemps car il y en avait plus que de bœufs de labour en Nouvelle-France et ce n'était pas l'un des moindres prodiges du Canada de les voir si nombreux, car ils étaient les descendants des douze chevaux envoyés dix ans plus tôt par le Roi de France.

Dans Québec, les enfants en sabots, turbulents et barbouillés, pouvaient en paix se disputer un pion de bois au bout d'une crosse, le jeu indien de prédilection, tirer leurs charrettes à chien, ou s'apprêter à dévaler la Côte de la Montagne sur une traîne quand viendrait la neige.

Angélique en aperçut de dix à douze ans, qui fumaient la pipe avec l'assurance de coureurs des bois chevronnés. Aussi bien tout le monde fumait, les nobles comme les paysans, les marchands comme les aventuriers, et même quelques femmes assises au seuil de leurs portes. C'était un besoin et un plaisir qu'avaient enracinés dans les mœurs la lutte contre les maringouins l'été, la longueur des soirées d'hiver, la familiarité des palabres avec le Peau-Rouge, lequel ne saurait s'entremettre en mille choses sans commencer par tirer une bouffée de son calumet et le repasser généreusement de bouche en bouche.