– Entre, cria la Polak au garçon qui recommençait à tambouriner au vantail.

– Patronne, il y a là un gentilhomme qui demande à vous voir en personne de la part de Monsieur le comte de Peyrac.

– Combien de fois t'ai-je dit, hé balourd, qu'il ne fallait pas frapper ainsi dans une demeure de condition, mais gratter à l'huis... tu entends : gratter.

Angélique, ne tenant pas à se faire remarquer de Nicolas de Bardagne, ne l'accompagna pas dans la salle où elle se rendit afin de recevoir Barssempuy.

Elle revint peu après, éperdue, portant à plat sur ses deux mains un petit coffret de velours rouge, ayant en son milieu, incrusté en or, le monogramme de l'Agneau Pascal. Le couvercle soulevé révéla un reliquaire d'or, au centre duquel, dans une custode de verre, reposait une pastille de cire. Ces pastilles étaient reconnues comme ayant une grande valeur de protection car elles étaient façonnées et bénies par les mains mêmes du Pape à Rome chaque année, au cours de la messe pascale.

– Un Agnus Dei, émit la Polak d'une voix étouffée, mais comment a-t-il pu deviner que c'était mon rêve ?

– Il devine tout.

– C'te Balafré ! soupira la Polak, quel homme !

Elle tomba à genoux, à la fois sous le coup de l'émotion et du respect devant le pieux porte-bonheur papal.

– Mais alors, ce n'est pas le diable ! Écoute-moi, Marquise des Anges, es-tu bien digne d'un homme comme celui-là ? Folâtre et hardie comme tu l'es, est-ce qu'il sait le danger qu'il court à t'avoir épousée ?

– Ne crains rien ! Lui non plus n'est pas de tout repos.

Le soir tombait.

– Faut que tu retournes là-haut, dit la Polak. Dans la Haute-Ville. C'est pour les belles dames de ton genre aujourd'hui.

À l'arrière de l'auberge s'étendait une vaste cour fermée d'une palissade de pieux de cèdre. Différents bâtiments de pierre ou de bois devaient abriter marchandises, réserves de vivres et de boissons. Avec le soir, une petite brume flottait au ras du sol. Angélique ne désirant pas rencontrer Nicolas de Bardagne qui n'hésiterait pas à lui demander des explications sur sa présence au Navire de France, son amie la fit passer par là.

L'odeur musquée des fourrures entassées ou pendues aux voûtes des entrepôts luttait avec les effluves échappés de la rôtisserie.

– Écoute, Marquise des Anges, dit Mme Gonfarel, gardons notre secret. Le passé de la femme qu'ils aiment, les hommes n'y tiennent pas tant. Ils veulent toujours se dire qu'ils ont été le premier et que les autres n'ont pas compté. Crois-moi, ce que nous avons vécu dans ce temps-là, ça n'appartient qu'à nous. Le serment secret de la matterie demeure.

Elle croisa deux doigts et cracha dans l'âtre.

– Et mon chat ? rappela Angélique.

– C'est lui qui choisira, fit la Polak avec grandeur.

Angélique sortit de l'enclos et se retrouva dans une des rues transversales de la Basse-Ville que l'obscurité envahissait déjà. On allumait des quinquets çà et là. Angélique s'enveloppa étroitement dans sa mante et en rabattit la capuche sur son front. Elle continuait à se sentir très heureuse. Elle regrettait de ne pouvoir révéler à Joffrey la rencontre fortuite qu'elle venait de faire en la personne de Janine Gonfarel. Mais celle-ci avait raison, il fallait tout dire ou ne rien dire.

Or, tout en gravissant la côte de la Montagne, elle leva les yeux vers le ciel d'or qui s'apercevait là-haut, comme du fond d'un puits, entre les parois de la falaise et celles des hautes maisons dont la chevauchée en frise noire des cheminées et des pignons pointus prenait d'assaut la clarté du couchant.

Les passants, qui montaient ou descendaient, se faisaient rares et ne la reconnaissaient pas. Elle allait seule et heureuse et envahie d'un sentiment nouveau de liberté et de plénitude.

En se retournant pour regarder l'admirable étendue du fleuve, comme un bouclier étincelant entre ses îles et ses promontoires, elle aperçut le chat qui la suivait.

Chapitre 21


Le soir, au souper, le chat sauta sur la table et entreprit une marche précautionneuse parmi les couverts et les plats afin de reconnaître les siens.

– Sire chat, comment vous nommerons-nous ? s'enquit Joffrey de Peyrac.

– Père, c'est toi qui l'as nommé, s'écria Honorine, Sire Chat ! Quel beau nom ! Sire Chat, nous vous saluons.

Luminaires brasillant dans de multiples flambeaux. Vaisselle d'argent. Le maître d'hôtel, comme la veille, avait dressé la table au milieu de la grande salle.

Dans la lumière des chandelles, Angélique prit plaisir à regarder tour à tour ses fils Florimond et Cantor.

Florimond aidait le maître d'hôtel, M. Tissot, à faire le service. Il était toujours très actif et très obligeant et son service de page à la Cour avait développé ses dispositions naturelles. Il aimait entreprendre mille choses et s'y adaptait sans effort. D'être revenu du Grand Nord après une odyssée de plusieurs mois, de savoir tuer un ours au coutelas, et discourir avec les Indiens, ne l'empêchaient pas de retrouver avec entrain les gestes consacrés pour tenir la serviette sur un bras et lever l'aiguière dans son rôle d'échanson. Il dépouillerait vite sa défroque chamoisée de coureur des bois pour les habits du jeune seigneur.

Cantor, par contre, était différent.

« T'ai-je jamais raconté, se disait-elle, que j'avais couru, pieds nus sur la route de Charenton, pour te sauver des Égyptiens8 ? »

Le marquis était venu, il avait trouvé à se loger dans la Basse-Ville et irait prendre ses repas au Navire de France dont la patronne cuisinait divinement. Il espérait que sa servante ne tarderait pas à revenir, sous l'aiguillon de la jalousie. Il accepterait ses services, mais il comptait bien s'inviter souvent dans la Haute-Ville chez ses chers amis Peyrac.

– Quand j'aurai réglé quelques affaires, je viendrai vous aider à vous installer. Je vous montrerai la maison et toutes les commodités. J'ai l'intention de faire monter mon poêle de faïence dans le petit salon attenant à la grande salle.

– A-t-il toujours sa petite armée d'argent ?

Cette phrase sibylline l'intrigua et comme le jeune homme passait à portée, elle lui en demanda l'explication.

– Comment, ma mère, ne savez-vous pas que M. Tissot a été officier de la Bouche du Roi à Versailles ? Troisième porteur du rôt, je l'ai souvent assisté lorsqu'il passait les sauces. À Tadoussac, je l'ai aussitôt reconnu. Et, parfois, je m'informe près de lui des nouvelles de la Cour qu'il a quittée récemment. Je lui demandais, entre autres, si Monseigneur le Dauphin avait toujours la petite armée d'argent que Monsieur Colbert, par l'intermédiaire de son frère intendant d'Alsace, lui avait fait exécuter par les maîtres d'Augsbourg et de Nuremberg.

Jusqu'alors M. Tissot s'était montré peu bavard sur ses antécédents.

D'un geste elle le manda près d'elle et lui parla en aparté.

– Monsieur, je gage qu'il vous a fallu connaître de bien grands déplaisirs pour vous décider à quitter cet emploi fort brillant et fort recherché auprès de Sa Majesté.

– Madame, en effet.

– De quelles sortes ?

– Madame, de ces déplaisirs que vous avez éprouvés vous-même et qui vous ont fait quitter Versailles alors que votre étoile y était pourtant à son zénith...

– Le poison ? avança-t-elle en le regardant d'un air interrogateur.

– Tout le monde use du poison à la Cour. Vous le savez, Madame. Cela arrange bien des choses, et c'est un chemin comme un autre pour parvenir aux sommets et asseoir sa fortune et sa réputation.

– Vous n'avez pas voulu suivre ce chemin ?

– La vie est le bien le plus précieux, répondit-il, et j'étais dévoué au Roi.

– Madame de Montespan est-elle toujours en faveur auprès de Sa Majesté ?

– Sa faveur est plus éclatante que jamais.

– Et les fêtes ?... Dites-moi, Monsieur Tissot, les fêtes sont-elles toujours aussi belles et somptueuses ?

– Nulle Cour d'Europe n'en connaît d'égales. Sa Majesté se consacre à la beauté de son palais et de ses jardins avec une passion et un goût qui en font l'un des plus beaux lieux du monde. Les fêtes sont à l'image de ce décor : magnifiques et galantes.

Ainsi donc, pensait Angélique, en faisant tourner le pied de son verre de malaga qu'elle avait pris machinalement et en faisant miroiter doucement les lumières dans la transparence tour à tour dorée ou pourpre du vin, comme miroitaient en sa pensée les lumières de sa vie, ainsi donc, les choses ne s'étaient pas améliorées à la Cour. On continuait à s'y tuer et à s'y empoisonner allègrement, parmi les fracas des fêtes les plus enchantées.

Un navire, sous le ciel d'hiver, dansait encore à travers l'océan. L'une après l'autre les vagues profondes le poussaient vers l'Europe.

La lettre qu'Angélique, à Tadoussac, avait écrite au policier Desgrez, et que le valet de M. d'Arreboust emportait sur le Maribelle arriverait bientôt à bon port. Le valet irait frapper à la porte de Desgrez... Il lui remettrait la missive venue d'une contrée si lointaine et Desgrez, y jetant les yeux, reconnaîtrait l'écriture de la Marquise des Anges... Il aurait un sourire sur ses lèvres railleuses... Une fois de plus ELLE le rejoignait...

Elle regarda sa main qui avait tenu la plume dénonciatrice.

Sur le feu mouvant des flammes qui craquaient joyeusement dans la grande cheminée se détachaient les visages brillants et animés de sa famille, les siens bien-aimés, elle entendait le rire d'Honorine, les plaisanteries de Florimond, la musique en sourdine sous les doigts de Cantor...

Elle savait en cet instant qu'elle avait écrit cette lettre pour atteindre le Roi et pour en obtenir justice.

Chapitre 22


Le sommeil, encore, avait effacé les souvenirs, et de nouveau l'angélus, aux clochers des églises, rompait la trêve de la nuit. Six heures... à Québec, un second jour commençait.

Joffrey était déjà levé. Angélique ne l'avait pas entendu partir, plongée dans un sommeil léthargique qui ne lui paraissait avoir été qu'un long et doux état de volupté et qui lui laissait le corps léger, l'esprit clair. Elle se souvint de la surprise : la Polak était dans les murs.

Elle se leva pleine d'entrain. Aujourd'hui, elle irait voir l'évêque.

Angélique entendit quelqu'un bouger dans la grande salle en bas. Au craquement du bois sec rompu succéda celui des branchettes mordues par les flammes. Un parfum de fumée monta.

Angélique, après s'être habillée, descendit et aperçut le vieux Macollet qui accrochait à la crémaillère un chaudron contenant de l'eau. Il n'était pas seul. Les deux marmousets, pieds nus, en cotte de nuit, les cheveux hérissés et les yeux gros de sommeil le regardaient faire avec intérêt. Il leur avait promis de leur donner à manger du pemmican qu'il avait rapporté de chez les sauvages. Yolande remontait de la cave avec un seau de lait de chèvre qu'elle venait de traire.

Il y avait beaucoup plus de monde dans cette petite maison qu'on ne l'aurait crû à son silence précédent. Cantor, par exemple, qui surgit on ne sait d'où de son pas d'Indien. Adhémar, plus bruyant, mais qui s'affairait à porter des bûches, Neals Abbal et le négrillon Timothy. Affublés dès la prime aube de leurs redingotes de pages, assis tous deux sur le banc dans le coin gauche de la cheminée, mal éveillés, ils balançaient leurs pieds nus dans leurs gros souliers à boucles. Ces deux-là, les fastes des jours précédents les avaient complètement ahuris...

La vie commençait telle qu'elle l'avait rêvée, d'un hiver à Québec.

On frappa derrière la porte de la cour. C'était le lieutenant de Barssempuy, escorté de deux aides du maître d'hôtel qui apportaient des pâtés chauds et du blanc-manger, des biscuits, une aiguière d'argent contenant du café, le breuvage oriental dont Angélique raffolait. Honorine et Chérubin ne prêtèrent à ces gâteries aucune attention. Ils étaient occupés à surveiller Eloi Macollet qui, dans le creux de sa main, délayait d'un doigt à la façon iroquoise une poudre brune à la forte odeur de boucan avec un peu d'eau. Yolande dit qu'elle ne mangerait pas car elle désirait aller communier si Madame le permettait.

M. de Barssempuy demanda à Angélique si M. de Peyrac l'avait mise au courant des jetons d'argent.

Angélique battit des cils.

– Les jetons d'argent ? Non... Expliquez-moi.

Le jeune homme lui trouva l'air tout à fait rêveur. Mais elle n'en était que plus belle, pensa-t-il. Elle semblait ravie de tout. Il eut un sourire indulgent, un peu triste, car il pensait encore à Marie-la-Douce, sa fiancée qui était morte. Il retint un soupir. Se reprenant, il délivra le message dont il était chargé.